En toute chose, combiner le jour et la nuit. En toute occasion, mêler l’un avec l’autre, les faire se rejoindre. Le jour, la construction, la structure, la permanence et l’effort. La nuit, le retrait, l’écart, l’imagination. Son existence entière, CHEVAL rêva la nuit du palais qu’il édifiait le jour. CHEVAL est mort à 88 ans environ, après quelques milliers de nuits à faire des rêves plus grands que lui et quelques milliers de jours à les réaliser. Dissimulé dans un corps chétif, CHEVAL est un titan à qui l’on doit un mausolée unique en son genre. CHEVAL, c’est vingt-neuf ans de facteur à raison de 33 kilomètres de tournée quotidienne et pédestre, ce qui laisse du temps pour oublier ce que l’on sait et pour imaginer ce que l’on veut. Comme l’imagination de CHEVAL est immense, elle prend de la place et pèse lourd : pendant toutes ces années, il accumule des milliers de pierres façonnées par la nature (la « Nature » majuscule), des tonnes de roches patiemment entassées dans la journée qu’il récupère le soir avec sa brouette puis qu’il assemble entre-elles avant de couler son mortier. Il est maçon et architecte, CHEVAL. Patiemment il use son corps pour ce tombeau XXL, cette excroissance grotesque et caverneuse qui n’en finit plus de s’étendre, où sa dépouille ressuscitera, pense-t-il. Il construit, CHEVAL et il nomme tout ce qu’il crée : Grottes du pélican, du cerf, de la biche et du pharaon, des pierres, phénix, pieuvre, animal marin, Gaulois, galerie des sculptures au temps primitif, temple Hindou, chalet suisse, galerie où le songe devient la réalité, maison blanche, maison carrée d’Alger, château au Moyen-Âge, mosquée, colonnes barbaresques, niche de la brouette, tombeau du druide, Trois géants (César, Vercingétorix, Archimède) et la tour de Barbarie, niche aux hirondelles, niche des laveuses, bassin et cascades, grotte de saint-Amédée, source de la sagesse, tombeau égyptien, tombeau romain antique, Temple de la Nature, tonnelle, belvédère, cadran de la vie, Musée anti-diluvien.

Le Palais idéal du facteur Cheval, illustration de Jack Tezam.
Le Palais idéal du facteur Cheval, illustration de Jack Tezam.

Et parfois, CHEVAL dénomme aussi. Tour à tour, son palais s’appellera L’Auteur, L’Homme du Peuple, plus tard ce sera Le Temple de la Nature pour devenir le Palais idéal.

La somme des constructions semble sans fin, on les dirait assemblées une à une, suivant la fantaisie du moment. Pourtant, le cœur de son projet se trouve là dès le début : « à la mode des pharaons » comme il dit, son Tombeau égyptien côtoie la Source de vie. C’est un programme pour l’éternité. Mais l’administration, qui n’entend rien à l’éternité, refuse qu’il soit être enterré à l’endroit où son rêve a pris forme. Les morts reposent où on les plante : cimetière communal. CHEVAL est têtu, son Palais le prouve. À l’âge de 77 ans et après trente-trois ans de travail sur le Palais, il recommence pour nuit ans. C’est un mausolée XS qu’il se construit au cimetière communal. Les dernières années de sa vie passent sur ce chantier. C’est le Tombeau du Silence et du Repos sans fin, bâtit dans l’esprit du reste. Autour de lui, tout le monde est mort depuis longtemps. Son fils aîné : mort en bas âge. Sa fille : morte à quinze ans. Sa première puis sa deuxième femme : mortes aussi. Porté par son projet bigger than life, CHEVAL leur survit. Mais l’immortalité a un coût. Le corps de CHEVAL le laisse tomber six mois après l’achèvement du tombeau communal. De Charmes-sur-l’Herbasse où il naît, à Hauterives où il repose, c’est tout en Drôme (26), à 4 heures l’un de l’autre. Environ 15 kilomètres à vol d’oiseau. C’est peu mais les noms le disent bien : c’est une trajectoire ascendante. Entre les deux communes, quelques milliers de rêves ont donné chair à son Palais touffu : Travail d’un seul homme.

Illustration en noir et blanc qui représente le cheval de Troie, soit un immense cheval en bois qui surplombe une ville.
Cheval de Troie, illustration de Jack Tezam.