Il est des livres que l’on referme avec l’impression étrange qu’ils ne vous ont pas seulement raconté une histoire, mais qu’ils ont donné à entendre, à sentir, à pressentir ce que les faits seuls, les archives, les témoignages ou les dates ne parviennent jamais à dire : la texture d’un être, comme si l’on en avait percé la part de mystère. Un choix impossible, le dernier roman de Dominique Fernandez, paru chez Grasset, est de ceux-là. Le narrateur, Igor, secrétaire, confident, dévot, « factotum idéal », prête sa voix pour rassembler l’existence de la figure monumentale de Sergueï Prokofiev. C’est une reconstitution par le dedans, une plongée dans la conscience, un théâtre d’ombres avec ses jeux de masques que Fernandez opère avec virtuosité. L’auteur définit ainsi son art du roman : « Le roman : se raconter soi-même, mais en s’imaginant sous l’identité d’un autre. Ne pas raconter sa propre vie telle qu’elle s’est déroulée, mais telle qu’elle aurait pu se dérouler si moi était un autre. » On lira Prokofiev par Fernandez, Sergueï par Dominique. Oui, je est décidément un autre.
Un choix impossible s’inscrit dans la veine de ses grands romans – après Dans la main de l’ange (sur Pasolini), Tribunal d’honneur (sur Tchaïkovski), La société du mystère (sur Bronzino) ou La course à l’abîme (sur Le Caravage) –, qu’il a lui-même définie non comme une « biographie romancée » mais comme une manière de la transfiguration : la « biographie imaginaire ». « La biographie romancée essaye de reconstituer de l’extérieur un personnage, en comblant les lacunes selon les hypothèses les plus vraisemblables. Ce que j’ai fait, c’est une biographie imaginaire, c’est-à-dire un roman où j’ai transformé le personnage historique […] dans le personnage romanesque […], selon les opérations de dédoublement et de projection », écrit-il dans son essai L’art de raconter. L’auteur traverse les faits pour y infuser l’irradiation du possible. Il ne s’agit pas de réciter une biographie factuelle de Prokofiev mais de ressentir ce qu’il aurait pu penser, aimer, craindre, désirer, dans les failles de son histoire, aux prises avec l’Histoire.
La littérature n’est pas, ne doit pas être régie par la preuve. La chance de Dominique Fernandez, c’est quand les archives demeurent muettes. À toute biographie manquent trois moments essentiels de la vie : l’enfance, les amours, la mort. Ainsi, le travail de l’écrivain, à plus forte raison du romancier, peut se mettre en branle.
Quel est donc ce « choix impossible » qui donne au livre son titre et qui en compose l’ossature ? C’est un nœud tragique, une aporie : comment être fidèle à son art sans trahir les siens ? Comment rester libre dans un monde où l’art est soit un luxe de caste, soit un outil de propagande ? Quand l’art est de gauche, et le public de droite ? Rester en Occident, pour Prokofiev, c’était continuer à être célébré par un public d’esthètes mondains qui « applaudissent une musique qu’ils ne comprennent pas et qu’ils n’aiment pas », comme il le confie à Igor, mais dont l’approbation est dictée par la peur de paraître ignorants, vieux jeu. C’est le goût de l’avant-garde pour garder la face lors du prochain dîner en ville, celui des « indécis désireux de se montrer à la page, des vaniteux fiers de leur audace, des nantis se donnant des airs d’iconoclastes, des bourgeois hypercultivés las de leur culture ». Dans son exil en Occident, notamment à Paris, Prokofiev sent cette hypocrisie sociale, cet usage de la culture comme capital symbolique. « Les billets pour les concerts et les opéras sont vendus à un prix si élevé qu’ils obligent le public à se montrer content. » Là où les applaudissements ne coûtent rien, à Moscou ou à Léningrad, ils « partent du cœur, non du porte-monnaie ». Ce contraste, Fernandez le fait vibrer avec une rare intelligence : son roman est une charge féroce contre le snobisme culturel occidental, l’élitisme – osons dire le parisianisme –, et aussi un paradoxal éloge d’un pays où l’idéologie gangrène tout… mais où la musique est populaire, où elle n’est plus un marqueur social. Ce n’est pas un hasard si l’un des plus grands plaisirs de cette lecture vient de l’impression, diffuse mais persistante, que la voix d’Igor, le narrateur, n’est pas seulement celle du secrétaire fidèle. À travers ses souvenirs, ses observations, ses dialogues intimes avec Prokofiev, on sent affleurer la voix de l’auteur lui-même. Dominique Fernandez prête à son personnage des propos, des réflexions, des critiques dont on peut imaginer qu’elles sont également les siennes, ou d’abord les siennes. Ce jeu de glissements – entre Prokofiev, Igor, Fernandez – confère au texte une troublante densité. L’auteur ne s’efface jamais derrière ses figures : il les traverse. Ainsi, la critique de l’élitisme culturel, les réflexions sur la difficulté de concilier exigence artistique et accessibilité, la quête d’un art qui soit à la fois grand et populaire, tout cela résonne-t-il avec les propres goûts esthétiques de l’auteur ? Qui sait…
Retourner en URSS après un exil au moment de la révolution bolchévique de 1917, pour Prokofiev, c’est accepter les chaînes, les mots d’ordre, la suspicion, la surveillance – bref, la dictature de l’oreille politique qui prend le pas sur l’oreille musicale. C’est composer sous les injonctions de Jdanov, plier la musique à une fonction sociale, lui ôter son autonomie. Pourtant, « l’artiste a le devoir d’être égoïste. Il y va de la qualité et de l’efficacité de son œuvre ». Alors ? Vivre et composer librement ou se soumettre ? Faire carrière dans le flou d’un malentendu ou risquer l’effacement, le silence – le goulag ? Dans ce dilemme, qui n’est pas seulement politique mais ontologique, Fernandez maintient la tension. Car ce choix n’est jamais tranché. Le retour en URSS n’est ni une reddition ni une victoire : c’est un pari mélancolique, un geste d’amour, un acte de foi tragique. « Homme de gauche, j’étais captif de ce public […] Je tirais mes revenus d’une équivoque insupportable. Devais-je rester et bâtir ma carrière sur ce qui ressemblait de plus en plus à une imposture ? » Tout est là : non pas l’opposition caricaturale entre deux régimes, mais l’oscillation douloureuse d’un homme sincère, fidèle à une vision exigeante de l’art, voulant « réconcilier les masses avec la musique contemporaine ». Prokofiev, tel que le peint Fernandez, devient alors un homme du double langage, de l’ironie comme stratégie de survie, du non-dit comme refuge. Il use de la « méthode Chostakovitch », qui consiste, pour ne pas trahir son art, à enlaidir les œuvres qui répondent à des commandes. Il se tient « au-dessus de tout soupçon », comme le lui conseille son ami le compositeur Miaskovski : ne pas se compromettre, ne pas céder, ne pas sombrer dans l’allégeance. À ce titre, le roman de Dominique Fernandez est aussi une méditation sur l’engagement de l’artiste. L’art doit-il se mêler à la politique ou préférer sa tour d’ivoire ? L’artiste doit-il accomplir une tâche, une mission ?
C’est la Russie et la violence de son histoire qui suggère puis impose ces interrogations. Pourtant, Un choix impossible est aussi – et peut-être surtout, qu’on le veuille ou non – une longue lettre d’amour – et de reconnaissance de dette ? – à la culture russe qui, plongée dans le gouffre du stalinisme, continue de produire des œuvres bouleversantes. Fernandez, qui en connaît tous les méandres (il faut lire son Dictionnaire amoureux de la Russie, Avec Tolstoï ou Le roman soviétique, un continent à découvrir pour le mesurer), restitue ici, avec ferveur, la grandeur d’un peuple d’artistes. Anna Akhmatova, Chostakovitch, Meyerhold, Eisenstein : ces noms hantent le roman comme des phares plantés au centre d’une terre malmenée mais inchangée. Igor, à propos de l’attachement de Prokofiev à la Russie : « Vous n’arriverez pas à lui faire renier sa patrie, sa terre. Naguère tsariste, elle est aujourd’hui bolchévique. La patrie, la terre, a beau varier de régime politique, elle reste invariablement la patrie, elle reste la terre où l’on est né, où l’on espère mourir. »
L’art à la russe irradie et la musique est partout. Elle est ici bien plus qu’un décor, un arrière-plan, un attribut de personnage. Elle est la matière même du récit. Chaque œuvre devient une scène, presque une énigme, fait l’objet d’une confession. L’amour des trois oranges, inspiré des contes, de l’humour grotesque des mondes fantastiques qui nourrissaient le jeune Prokofiev amoureux, de Gogol et de ses Soirées du hameau, ainsi que du folklore ukrainien, est raconté non comme un livret d’opéra mais comme une plongée dans un imaginaire archaïque occulte et délicieusement dérangeant ; c’est tout un « fatras démonologique » entretenu par celui qui préférait Füssli à Vroubel. Et L’Ange de feu, opéra hanté par les visions d’une jeune femme mystique prise entre le désir et le diable, devient l’expression lyrique de tous les refoulements, les pulsions, les tensions internes qui déchirent le compositeur. Il y a, ça et là, des farfadets dans la steppe, des succubes, un shabbat glacé par la neige. L’ekphrasis musicale que pratique Dominique Fernandez dans ces pages est peut-être l’un des sommets du livre : rare sont les auteurs capables de faire entendre une œuvre, de traduire en mots ses rythmes, ses tensions, ses harmonies. Ici, on entend. Littéralement. On entendra aussi les cacophonies, le « motorisme » de Prokofiev. La langue épouse la forme musicale. Le style devient souffle, cadence, vibration.
Il y a, dans l’écriture de Dominique Fernandez, une fluidité, une clarté qui ne sacrifient rien à la qualité – son œuvre et sa manière rejoignent le serment de Prokofiev scellé auprès d’Igor au moment du retour en URSS : « Voilà le défi à relever, Igor : créer une musique plus simple sans qu’elle perde en qualité. » Du simple sans simplification. Des phrases limpides étaient certainement nécessaires pour dire une telle musique, de tels dilemmes. La musique de Prokofiev, faite de contrastes, de dissonances et de syncopes, trouve dans la prose de Fernandez son meilleur serviteur. C’est une balance entre deux médiums qui s’équilibrent. Un choix impossible vibre comme une partition. À mi-parcours du livre, Prokofiev s’émerveille devant la ville-théorème de Léningrad, toute de chiffres bâtie, « réalisation d’une pensée mathématique » ; il s’efforcera de construire sa musique ainsi, empiriquement. L’écriture de Dominique Fernandez, son langage, pour raconter le « mystère Prokofiev », a l’évidence d’un calcul complexe qui tombe juste.