Les regards des critiques divers se sont chevauchés au moment même où je lisais le dernier ouvrage de Jean-Paul Enthoven, Je me retournerai souvent (Grasset). Un ouvrage qui plaisait, mais personne ne lisait le même. C’est que le livre de JPE est protéiforme. Les uns y voient un manuel de sagesse moderne, d’autres un hommage aux morts, d’autres encore un bréviaire d’esthète ironique… il y avait donc matière à élucider. Je suis allé à sa rencontre. Nous avons, ensemble, déplié l’ouvrage, et un peu de la pensée, de l’esthétique, de la vie de son auteur. – Félix Le Roy
Entretien
Félix Le Roy : Quelle est votre méthode d’écriture ?
Jean-Paul Enthoven : Je l’explique un peu dans mon livre. Premièrement, je n’écris jamais par devoir. J’écris quand je suis heureux et que je ne peux pas faire autrement que d’écrire. Deuxièmement, j’écris très, très difficilement ; je jette une immense quantité de magma sur ma page et puis je procède par distillation, je laisse s’évaporer, je rassemble, je ramasse, j’enlève, j’enlève, j’enlève. Inutile de vous dire qu’il me faut une tonne de pommes de terre pour un verre de vodka. La comparaison que je vais faire est obscène mais je pense souvent à l’anecdote du Pape Jules II qui avait commandé son tombeau à Michel-Ange. Au bout de deux ans, le Pape Jules II veut voir le tombeau – et c’est cette splendeur qu’on peut admirer aujourd’hui encore. « Mais comment as-tu fait ? », demande-t-il. Et Michel Ange lui répond : « C’est très simple : j’ai pris un bloc de marbre et j’ai enlevé ce qu’il y avait autour. » Eh bien, si vous voulez, tout étant relatif et inégal par ailleurs, c’est à cela que je passe mon temps. Certains écrivains procèdent par rajouts – le prototype, c’est Proust – tandis que d’autres, au contraire, procèdent par élimination – c’est la famille mallarméenne, la famille Valéry, la famille Flaubert. Je suis évidemment de la race numéro deux, mais j’aurais aimé être de la race numéro un.
F.L.R. : Avez-vous également une méthode de lecture ?
J.-P.E. : Non. Je lis en égoïste, c’est-à-dire que je lis ce qui peut me rapporter. C’est médiocre, mais je n’aime pas lire un livre à qui je n’ai rien à demander. Par exemple, si j’ai besoin de décrire une sensation de félicité ou d’angoisse, je sais à peu près vers qui je dois aller. Si j’ai besoin d’une métaphore mélancolique, je vais prendre un Tchekhov ; si j’ai besoin de métaphores énergiques, je vais regarder Maupassant. Quand par exemple mon intrigue ou mon paragraphe se situent à Rome, je vais voir ce que Chateaubriand a écrit sur Rome : c’est cela, ma façon de lire. Je lis comme un prédateur, je pille.
F.L.R. : Vous êtes un pirate.
J.-P.E. : Un pirate, ou plus exactement un corsaire, c’est-à-dire que je travaille pour le roi, le roi étant le livre qui m’attend peut-être un peu plus loin. Mais je ne pratique pas la lecture gratuite, comme le fait par exemple notre ami Bernard-Henri Lévy – combien de fois l’ai-je vu lire un roman policier ! À l’époque, face à une situation, il disait : « Je me demande ce qu’aurait fait Sartre et ce qu’aurait pensé le prince Malko. » Pour ma part, jamais, au grand jamais je ne lirais un roman policier pour le plaisir. J’ai perdu la lecture innocente et je vis cela comme une infirmité.
F.L.R. : Peut-on écrire sans lire ?
J.-P.E. : Je ne vois pas très bien comment. Pour moi, c’est la même chose. Mais cela dépend. Certains auteurs ont en eux une extraordinaire puissance narrative – ce n’est pas mon cas. J’aurais aimé être un écrivain très puissant, j’aurais aimé décrire la retraite de l’armée impériale de Russie, mais je suis condamné à faire des concerts de clavecin ou d’épinette, à faire du parquet Gentilly. J’en suis navré, mais chacun son timbre de voix, chacun son instrument. Il serait grotesque d’imaginer que j’ai un instrument tonitruant mais je regrette de ne pas l’avoir, j’aurais aimé. C’est pour cela que j’admire tellement les grands Américains, les grands Russes…
F.L.R. : Donc vous êtes un lecteur avant d’être un auteur ?
J.-P.E. : Oui, bien sûr.
F.L.R. : Prenez-vous plus de plaisir à lire ou à relire ?
J.-P.E. : Je ne relis pas. Et non seulement je ne relis pas, mais une fois que j’ai l’impression d’avoir tiré le maximum de suc d’un écrivain que j’ai étudié – cela peut être Romain Gary, Hemingway, Flaubert… –, je n’y retourne plus, à part Proust – c’est le seul. Hemingway, par exemple, que j’ai tellement aimé, je n’y retourne plus, comme si notre histoire d’amour s’arrêtait là. Non pas qu’elle soit finie, mais ça va, je le laisse tranquille, il me laisse tranquille, nous nous sommes beaucoup donné l’un à l’autre – enfin, c’est surtout moi qui ai beaucoup pris.
F.L.R. : Y a-t-il des livres ou des auteurs dont vous vous réjouissez de savoir qu’ils sont encore à découvrir ?
J.-P.E. : Je vis dans la grande culpabilité de n’avoir jamais lu des chefs-d’œuvre de l’humanité. C’est pour cela que j’ai cessé d’être éditeur : je me voyais tous les jours consacrer des heures à des manuscrits alors que je n’avais jamais lu Childe Harold de Byron, je n’avais jamais lu Les somnambules d’Hermann Broch, je n’avais jamais lu Musil. Mais je me dis aussi que si je ne suis pas encore allé vers eux, c’est que j’ai une curiosité livresque et toute d’érudition à leur endroit. Si j’avais pressenti quelque chose d’indispensable, je les aurais déjà avalés. Byron, que notre ami Bernard-Henri Lévy admire tant, je sais que c’est très important ; Dostoïevski, le romancier préféré de Freud, je sais que c’est majeur – mais je n’ai pas envie. L’incontournable Finnegans Wake : d’accord, c’est bien, cela existe, tant mieux, je suis content que des milliers d’étudiants dans le monde fassent leur thèse là-dessus – mais ma conscience littéraire me dit : « Ne te fatigue pas, cela ne te servira à rien. »
F.L.R. : Dans Je me retournerai souvent, vous donnez une leçon d’écriture : « Un livre s’écrit comme on met un pied devant l’autre. » Quelle a été la meilleure leçon d’écriture qu’on vous a donnée ?
J.-P.E. : Bizarrement, c’est Sollers qui me l’a donnée. Il m’a expliqué qu’il ne fallait pas que cela parte de la tête. Si cela part de la tête, c’est artificiel, c’est cartonneux. Savez-vous pourquoi on appelle une fresque une fresque ? C’est du plâtre, et pour fixer les couleurs il faut les peindre avant que le plâtre n’ait séché. Donc il faut peindre a fresco, avant que cela ne sèche. Il ne faut pas partir de la tête, il faut partir du corps. Cela, je l’ai très vite compris. Et si l’on part du corps, comme on marche, comme on avance, comme on respire, alors cela se met en place. C’est la bonne leçon que Sollers m’a donnée. Auparavant, moi, je faisais partie de la ligue de la tête : je vais faire une histoire, qui, que, quoi, il va y avoir un retournement d’atmosphère au chapitre 7 – cela ne sert à rien. En plus, c’est un type de narration qui, aujourd’hui, est épuisé par Netflix, les plateformes et les séries télévisées. Cela ne sert plus à rien. Je suis sûr que Balzac, Maupassant ou Dumas, aujourd’hui, travailleraient pour les plateformes. C’est comme lorsque la photographie est apparue : on n’a plus eu besoin de faire des portraits de peinture, il fallait passer à autre chose.
F.L.R. : Que diriez-vous à quelqu’un qui n’a pas le goût de lire ?
J.-P.E. : Je commencerais par le plaindre. Mais en même temps, le but de la vie, c’est de maximiser sa joie. Si cet animal non lecteur maximise sa joie dans l’amour, dans le sport, s’il est heureux de se réveiller le matin et de regarder la lumière, alors la lecture… La lecture, c’est une béquille de la vie. D’abord, je plains les gens qui peuvent s’en passer, mais je les envie aussi, cela veut dire qu’ils sont dans l’innocence de l’être-là. Je connais des gens comme ça. Curieusement – hasard de mes rencontres ? –, j’en connais beaucoup en Italie ; je n’en connais pas beaucoup en France. Je ne les plains pas de ne pas lire, au contraire, j’aimerais ne pas être dans le besoin de ces béquilles. Je raconte souvent : Françoise Sagan avait ses ordonnances littéraires. Par exemple, telle maladie nécessitait de recourir à un médicament qui s’appelle Albertine disparue… Je gardais précieusement toutes ses ordonnances qu’elle m’envoyait par fax (c’était l’époque des fax). D’ailleurs, il n’y a pas longtemps, j’ai justement pensé que ce serait bien de les publier dans La Règle du jeu. Mais le support des fax est un papier dit thermique, sur lequel les mots s’effacent avec le temps ; et lorsque j’ai ouvert la boîte d’acajou dans laquelle je les conservais, je n’avais que des pages blanches ! Il n’en reste donc aucune trace. Je sais qu’il existe des techniques à l’aide desquelles on peut repasser une encre ou un liquide qui permet à peu près de retrouver des mots, mais je trouvais aussi cela assez beau que cela se soit évaporé.
F.L.R. : Dans votre livre, vous parlez de la méditation. Vous dites : «Tout individu devrait méditer sur ses lectures et ses écrits à heure fixe. » La lecture et l’écriture sont vraiment pour vous des objets de méditation ?
J.-P.E. : Non. Il s’agit de méditer dans l’absolu, pas sur un livre. Je ne pratique pas du tout d’exercices de méditation comme le font les yogis ou d’autres – je ne sais pas comment cela se passe. J’ai lu attentivement le livre d’Emmanuel Carrère à ce sujet-là : il y a trop de choses, trop d’étincelles dans la tête, ce qu’ils appellent des « vṛtti » – c’est un mot sanskrit qui veut dire « pensées intempestives ». Mais essayer de savoir ce qu’on a à l’intérieur de soi, être attentif aux bruits qu’on fait à l’intérieur de soi, ou bien se laisser porter par de la pensée vide, par du regard vide, juste un moment, comme une ascèse, cela me semble indispensable. Je pense que si tous les individus, à heure fixe, se demandaient « qui suis-je ? », « qu’est-ce que je veux vraiment ? », l’histoire de l’humanité serait bien différente.
F.L.R. : Le livre s’ouvre sur un bonheur égoïste. Qu’est-ce que c’est, ce bonheur ? Pouvez-vous en parler ?
J.-P.E. : Privilège : je n’ai aucun compte à rendre à personne, je fais ce que je veux, j’ai le droit. Quand on demandait à Barrès pourquoi il avait le désir de se faire élire député et de perdre son temps à la Chambre, il répondait : « Mais parce qu’on ne peut pas écrire toute la journée ! » Moi je sais que vers midi, après déjeuner, je vais rentrer dans la machine sociale, je vais faire mes grimaces, je vais être hypocrite, je vais défendre mes intérêts, mes convictions – si j’en ai ce jour-là. Mais j’aime bien ne penser qu’à moi. J’ai gagné le droit de ce moment-là, parce que j’ai énormément travaillé dans ma vie, j’ai perdu mon temps, j’ai payé mon écot à la société ; maintenant, j’ai envie de regarder mon nombril. Dans le meilleur des cas, il me reste trente ans de vie, pas la peine de perdre un temps fou, autant savoir où l’on en est.
F.L.R. : Votre livre est constitué de fragments. Comment l’avez-vous composé ? Comment tout cela s’est-il dessiné ?
J.-P.E. : D’abord, j’aime beaucoup les fragments : on est tranquille. Et puis, je suis incapable de fabriquer. Parfois, je regarde les romans de Simenon, que j’admire beaucoup, je les décortique comme un enfant décortique son ours en peluche pour voir ce qu’il y a dedans – je ne sais pas comment il fait pour articuler l’intrigue. Étant incapable de faire cela, comme dit Picasso : « Quand je n’ai pas de rouge, je mets du bleu. » J’aime donc bien la forme fragmentée.
Très vite, on sait quelles sont les partitions où l’on est bon. Si je veux décider d’écrire en alexandrins, je ne serai pas bon. Si je décide de faire des chansons, ce qui serait d’ailleurs mon rêve, je ne serai pas bon. Il ne me reste donc que la forme fragmentée. À l’intérieur de cela, lorsque je fais du lourd, la fois suivante je peux faire de l’aéré, du léger. Je démarre avec Cioran, après je fais Sollers. Avec l’un, je suis du côté de la nuit et du plomb, c’est Soulages, noir sur noir, et puis avec l’autre cela gambade et cela sautille. J’essaie de faire des cassures dans le rythme. Voilà comment je compose. Une belle expression de Montaigne m’a beaucoup aidé : il parle de son livre comme d’une « marqueterie disjointe ». On pourrait dire : un manteau d’Arlequin. J’aurais aimé faire des uniformes mais je ne sais pas.
Et puis, si j’écris des fragments, c’est par délicatesse, parce que j’ai toujours peur de peser. Le prince de Ligne disait que les règles de la conversation, c’est de ne jamais parler de ce qu’on sait le mieux, ne jamais parler de son corps, et surtout ne pas rester plus d’une minute sur chaque sujet.
F.L.R. : Dans votre livre, il est aussi question du « mur sacré » : pourriez-vous me décrire ce mur sacré ? Ce livre n’est-il pas, d’une certaine manière, ce mur sacré mis en mots ?
J.-P.E. : Bien sûr, à ceci près que le mur sacré correspond davantage à mon premier livre, qui s’appelle Les enfants de Saturne, parce que ce sont les grands morts. Il y a le prince de Ligne, il y a Hamlet ; ce ne sont pas les morts immédiats, il n’y a pas Cioran sur le mur sacré ; la plus contemporaine est Françoise Sagan. Mais je me sens protégé – à chacun ses pénates. J’aime beaucoup des choses très connues. Le visage de Baudelaire photographié par Nadar, je trouve cela beau ; la dernière photo d’Hemingway, la veille du jour où il s’est fait sauter la cervelle, je trouve cela beau. J’aime beaucoup un Matisse qui s’appelle Le bonheur.
D’une manière générale, j’écris toujours avec mon surmoi sur l’épaule. Mon surmoi, ce sont les êtres que j’admire, ce sont mes amis – Bernard-Henri Lévy est tout le temps perché sur mon épaule, il regarde ce que je suis en train de faire, il me dit : « Oh là là ! Tu t’égares ! » – ; mon père qui ne disait presque rien, lui aussi est là. Donc j’ai beaucoup de surmoi. Je n’ai pas l’orgueil de croire que je suis ma source absolue ; je me vis comme conséquence, comme résultat.
F.L.R. : Il est question dans Je me retournerai souvent de plans d’ouvrages et d’ouvrages que vous n’écrirez jamais. Est-ce que la bibliographie d’un écrivain se construit aussi par les livres qu’il n’a pas écrits ?
J.-P.E. : Tous les livres qu’on n’a pas écrits, c’est magnifique… C’est amusant, une œuvre virtuelle, c’est plaisant. J’aurais aimé écrire des romans d’aventure, par exemple, j’en aurais été fier. Vous vous rendez compte ? Écrire Les Trois mousquetaires ou Le Vicomte de Bragelonne, cela doit être drôle ! J’ai lu des biographies de Balzac : quand il se mettait à sa table, il était impatient de savoir ce qui allait se passer – alors que c’est lui qui allait raconter ce qui allait se passer. Il vivait une sorte de dédoublement qui faisait qu’il était curieux de l’épisode suivant qui allait sortir de sa tête.
F.L.R. : Cela pourrait presque faire un livre : Les livres que je n’ai pas écrits.
J.-P.E. : Bien sûr, cela fait un livre. Ce serait plutôt un ouvrage fin XXe siècle, ce genre de problématiques est daté. Raymond Roussel tournait autour d’un tel livre. Aujourd’hui, il faut être plus efficace, plus narratif.
F.L.R. : Dans un chapitre de votre livre qui s’intitule « Il faudrait », vous établissez un programme à base d’« il faudrait être ceci ou cela comme… »
J.-P.E. : Il faudrait être courageux comme Malraux.
F.L.R. : Que faudrait-il être comme Jean-Paul Enthoven ?
J.-P.E. : Je ne me suis pas posé la question.
F.L.R. : Moi, je me la suis posée en vous lisant.
J.-P.E. : Vous me demandez quelle est ma qualité fondamentale ?
F.L.R. : Ou l’adjectif qui vous caractérise.
J.-P.E. : C’est vraiment un exercice de vanité… J’ai envie de vous répondre tout simplement : il faudrait être vivant comme Jean-Paul Enthoven. C’est cela que j’aimerais qu’on dise.
F.L.R. : Vous parlez de la panoplie du personnage de l’écrivain. Comment décririez-vous votre personnage ?
J.-P.E. : C’est cela, le problème. Nous vivons à une époque où le personnage l’emporte sur l’écrivain. De nombreux écrivains auraient mis beaucoup plus de temps à devenir célèbres s’ils n’avaient pas d’abord été un personnage. Je pense à Houellebecq, par exemple : s’il n’avait pas eu cette mine défaite, décomposée, s’il n’avait pas tenu sa cigarette entre ses deux derniers doigts, s’il n’avait pas eu ces cernes soulignés trois fois par une maquilleuse et s’il avait une dentition présentable. Même chose pour Amélie Nothomb : si elle n’avait pas fait la théorie de ses petits dîners au champagne, de ses déjeuners à base de vomissures, et des chapeaux qu’elle porte. Idem pour Beigbeder : s’il n’était pas rentré dans la carrière en étant le dandy qui sniffe de la coke sur le capot d’une voiture. Le personnage est fondamental, il précède l’écrivain. Même notre cher Bernard-Henri Lévy a été personnage : dandy, chemise blanche, etc. Donc dans un premier temps, c’est l’être réel qui donne des ordres à la marionnette ; mais il arrive un moment fatal où c’est la marionnette qui donne des ordres au personnage. On obéit à l’image qui nous précède. Un des drames de ma vie littéraire, c’est que je n’ai jamais trouvé mon personnage. C’est comme lorsqu’on rentre chez un tailleur à Savile Row : on a plusieurs étoffes à disposition, on a le transfuge de classe, le rebelle, le drogué, le disciple de Bourdieu, le maudit, le dandy… Et l’on vous dit : « Qu’est-ce que tu veux ? » Je ne sais pas. Je n’ai jamais trouvé. Jean d’Ormesson, c’était l’homme heureux ; Houellebecq, c’est l’homme malheureux ; Moix, c’est l’homme en colère. Moi, je n’ai pas trouvé. Et c’est d’ailleurs pour cela que j’ai un lectorat merveilleux mais restreint ; pour l’élargir, il faudrait que je sois quelqu’un qui ne bouge plus. Je ne sais pas si ma réponse vous satisfait mais ce que je vous dis est vraiment sincère. Le personnage, bien souvent, ce sont les autres qui l’inventent à votre place. Moi, par exemple, j’ai le personnage du privilégié, de l’homme à femmes qui vit dans des décors confortables et heureux. Je dis que ce n’est pas moi, mais enfin, dans ma fiche d’identité il y a cela. Un livre obscène et ridicule vient de sortir qui s’intitule L’éditeur et le philosophe et où, en gros, l’auteur fait de ma querelle avec Michel Onfray le symbole de deux France qui ne se parlent plus ; c’est-à-dire que je suis le dandy égoïste et indifférent, et que lui est Jules Vallès ou même Zola. C’est le regard d’autrui qui vous donne une panoplie.
F.L.R. : Finalement, même vous, vous ne pouvez pas y échapper ?
J.-P.E. : Évidemment. Mais enfin, ce n’est pas vrai, c’est un vêtement, une panoplie. Je m’en fiche, mais c’est ainsi. Il se trouve que parfois mes livres ont du succès – c’est le cas cette fois-ci –, et alors, je me rends compte de l’image que les gens ont de moi, surtout quand ils ne me connaissent pas, bien sûr. Même chose pour Bernard-Henri Lévy : l’image que les gens ont de lui n’a rien à voir avec celui qu’il est, nous le savons. Et encore, dans son cas, j’ai toujours distingué Bernard, qui est mon frère ; BHL, qui est un agité qui fait ce qu’il a à faire dans la vie ; et celui que j’appelle « les vies ». Au moins, il y a trois personnages, on peut discuter. Mais l’image que les gens ont de Bernard-Henri Lévy a-t-elle un rapport avec l’individu qu’il est ? Qui voit sa générosité ? Qui voit son humour ? Personne ne voit son humour.
F.L.R. : Cela veut-il dire qu’il faut se garder de confondre le moi profond et le moi social ?
J.-P.E. : Revel, en écrivant sur Proust, avait établi une formidable différence. Il avait dit : « Sainte-Beuve, contre Sainte-Beuve, etc., c’est très compliqué. Simplifions. Le moi profond, c’est celui qui reste dans sa chambre, qui ne sort pas de son lit. Le moi social, c’est celui qui dîne en ville. » Évidemment, il ne faut pas confondre, cela n’a rien à voir – sauf que moi, j’ai toujours été pour Sainte-Beuve. Je pense qu’on ne peut pas comprendre un écrivain si l’on ne comprend pas sa vie, si l’on ne comprend pas son corps. Proust a fabriqué un grand système de dissimulation, pour une raison très simple : il ne voulait pas que Maman sache qu’il était homosexuel, donc il a fabriqué une énorme machine, il a dit que Sainte-Beuve se trompait, etc. Mais c’est Sainte-Beuve ou le sainte-beuvisme qui nous permet de savoir qui était Proust. Je n’ai jamais été sensible à l’époque du nouveau roman ou du Degré zéro de l’écriture de Barthes, où il fallait prendre les textes en tant que tels, cela ne m’a jamais intéressé. Il est évident que si un texte n’était qu’un texte, je m’en ficherais. Ce qui m’amuse, c’est qu’un texte, c’est l’émanation d’un corps, d’une biographie. Une vision du monde, c’est toujours l’aveu d’une biographie. C’est ainsi que je vois les choses.
F.L.R. : Pourriez-vous m’expliquer la phrase : « Je pense que le décor, le climat, les odeurs sont plus décisifs que la physiologie » ?
J.-P.E. : Freud dit que « la physiologie, c’est le destin ». On va avoir la vie qui va avec le corps qu’on a. C’est vrai, mais je trouve que c’est limitatif. Il n’y a pas que la physiologie qui est déterminante. Des tas de choses vont être de grands déterminants de l’existence – le décor, notamment. Prenez par exemple la vie de Carole Weisweiller. Elle connaissait Audrey Hepburn et Richard Burton. Elle avait pour amis Cocteau et Man Ray. Elle avait des maîtres d’hôtel et des œuvres d’art splendides. Si Cioran ou Houellebecq avaient été plongés dans cet aquarium-là, leur vision du monde aurait été différente, ils auraient pensé que le bonheur était possible – enfin, le bonheur, l’éblouissement perpétuel ! Il n’y pas que la physiologie qui est déterminante. Certes, Cioran était plein de bile, d’amertume, il se sentait mal, il avait des reflux gastriques, etc., et effectivement cela structurait sa vision du monde. Mais prenez le même individu et mettez-le dans un merveilleux décor devant la baie de Naples, avec de délicieux convives : son idée d’humanité serait infléchie. Prenez Houellebecq, extrayez-le de la grande surface d’une banlieue sordide où le ciel est gris et où il y a de la suie dans l’air, et mettez-le – mais durablement, pas pendant trois minutes – sur une colline de Toscane, avec une lumière pure et des champs de blé qui ondulent : je suis certain que sa vision du monde serait moins glauque.
F.L.R. : Dans votre livre, vous parlez de votre lieu d’écriture qui est un lieu de refuge, vous dites « hors du temps ». Cela signifie-t-il que vous n’aimez pas vraiment votre époque et que vous êtes ce qu’on appelle un antimoderne ?
J.-P.E. : Je le suis devenu, évidemment, et pas seulement antimoderne, je suis même devenu réactionnaire. Il y a plusieurs visions du monde. Il y a ceux qui veulent interpréter le monde : en gros, ce sont les rabbins ou les philosophes. Il y a ceux qui veulent le changer – on pense à la fameuse onzième thèse de Marx : « Pendant longtemps les philosophes ont interprété le monde, maintenant il faut le changer. » Il y a ceux qui veulent le réparer : ce sont les Juifs d’une manière générale, et leur principe du « Tikoun olam », c’est-à-dire la « réparation du monde ». Et il y a ceux qui veulent le préserver, c’est-à-dire faire en sorte que ce qu’on va transmettre ne soit pas trop différent de ce dont on a hérité – et ça, cela s’appelle la pensée réactionnaire. C’est pour cela qu’on tape sur la tête du pauvre Finkielkraut. Face aux progrès de la barbarie, de l’ignorance, des réseaux sociaux, de la bêtise, de la vulgarité, je suis devenu soucieux de conserver quelque chose. Conservateur est un beau mot. Du coup, je retourne vers le passé et je juge autrement les grands conservateurs, de Joseph de Maistre à Chateaubriand, antimoderne. Mais en même temps, j’adore le monde moderne, rien n’est plus joyeux que de monter dans un splendide avion, rien n’est plus merveilleux que de disposer de toutes les machines à communiquer que nous avons. J’ai à peu près toutes les inventions dont j’avais besoin : l’ordinateur, le portable, Internet…. La seule chose qui me manque peut-être, c’est la téléportation. C’est-à-dire que je voudrais rentrer dans un caisson, composer le code de ma destination, procéder à une décomposition moléculaire et être recomposé moléculairement à mon lieu de destination pour éviter les transports, les douanes, etc. Mais à part ça, j’adore le monde moderne. Donc je suis un conservateur réactionnaire antimoderne passionné par la modernité. J’essaie de me tenir informé de tout, je n’ai pas décroché. Certains ont dit : « Ah, le portable, ce n’est pas possible. » D’autres ont dit : « L’ordinateur, ah non, ce n’est pas possible. » Ils ont arrêté. Moi, je me tiens informé de tout ce que l’époque met à ma disposition. J’aime les progrès de la médecine, j’aime les psychotropes intelligents qui guérissent les schizophrénies qu’on croyait parvenir à guérir par la parole au XIXe siècle. J’adore tout ce qui appartient au monde moderne et qui maximise notre joie. Je reste spinoziste dans le monde moderne. Le problème avec les réactionnaires ou les antimodernes, c’est qu’ils sont souvent ringards et scrogneugneux. Je n’appartiens pas à la tribu des Philippe de Villiers, de Mathieu Bock-Côté ou d’Eugénie Bastié. Je suis joyeux et je vois ce qu’il y a à prendre dans les frémissements de la modernité, mais je joue sur les deux tableaux de la modernité et de la nostalgie.
F.L.R. : Vous avez dit que lorsque vous avez été éditeur, vous avez perdu du temps. Dans votre livre, vous parlez du milieu de l’édition comme d’un cloaque…
J.-P.E. : C’est évidemment un métier d’une noblesse infinie ; mais il suppose des qualités trop difficiles à avoir. D’abord, pour être un bon éditeur, ce qui est requis avant tout n’est pas l’amour de littérature, ce n’est pas le sens du commerce, c’est la décision qu’on n’écrira jamais soi-même – autrement, cela ne marche pas. Et puis, les impératifs du commerce et du profit font que très souvent, il faut publier des auteurs qu’on n’aime pas et qui se vendent – parfois, d’ailleurs, ils sont de qualité, le fait de se vendre n’est pas forcément signe de mauvaise qualité, et n’oublions pas que le profit, cela veut dire aussi créer des emplois, donner du travail à des jeunes gens, etc. Mais on a vite le sentiment d’être un peu un proxénète, c’est-à-dire d’avoir des gagneurs et des gagneuses qu’on met sur le trottoir, et de passer relever les comptes en fin de journée, même si l’on n’a pas des chaussures bicolores comme les maquereaux. Cela ne m’a pas plu – mais j’ai appris une foule de choses. Je n’étais pas assez vertueux pour être un bon éditeur. Une biographie de Jacques Rivière, l’éditeur de Proust, le beau-frère d’Alain Fournier, vient de paraître. Les éditeurs de ce type sont des saints. J’en connais quelques-uns dans le milieu. Je ne veux pas donner de noms, ce n’est pas important. Je ne citerai que mon ami Olivier Nora. Je vois le dévouement qu’il met au service d’auteurs : pourquoi fait-il cela ? Très souvent, lorsqu’on est éditeur, on reçoit un manuscrit qui vaut 11 sur 20. S’il y avait un moyen de le faire passer de 11 à 19 sur 20, cela vaudrait la peine, mais la plupart du temps on travaille comme un damné pour le faire passer de 11 à 12 et demi. Cela vaut-il le coup d’y perdre sa vie ? Qu’est-ce que cela change ? Mais Olivier Nora, et je pourrais citer des gens chez Gallimard, Alban Cerisier par exemple, sont des personnes qui ont une vertu d’abnégation que je n’ai plus.
F.L.R. : Parlons de votre goût littéraire, votre goût en littérature. Tout à l’heure, nous évoquions de grands auteurs : avez-vous plutôt le goût des raconteurs d’histoires ou des stylistes ? D’ailleurs, cette distinction fait-elle sens pour vous ?
J.-P.E. : Elle est fondamentale. Je pense qu’aujourd’hui, le goût des raconteurs d’histoires est épongé par le cinéma, les séries télévisées, les images, où l’on a du plaisir à être dans l’histoire ; c’est bon, c’est agréable. Les livres que j’aime sont davantage des livres de style, d’impressions, sans le fil narratif. Ce que je n’aime pas, c’est lorsque le cinéma se prend pour un livre – Wim Wenders, par exemple, je m’ennuie – ou, à l’inverse, les livres qui se prennent pour des téléfilms – Joël Dicker et compagnie. Ces deux choses-là m’ennuient. Les séries télévisées épuisent mon goût de l’intrigue et de la narration, et la littérature, au contraire, me donne le goût du style. C’est pour cela que j’adore les correspondances, par exemple ; j’aime les livres fragmentés, il n’y a pas d’histoire.
F.L.R. : Dans votre livre, vous dites que vous avez appris à aimer Camus. Est-ce que cela s’apprend, la littérature, le goût littéraire ?
J.-P.E. : Non. Cela m’est tombé dessus, je ne sais pas pourquoi. Par exemple, j’ai plusieurs enfants. Mon fils aîné, Raphaël, est comme moi. J’ai un autre fils qui est né quatre ou cinq ans plus tard, mais le rideau de l’amour de la littérature est passé entre Raphaël et Julien. J’ignore pourquoi ; ils ont pourtant été élevés de la même façon, ils ont eu à leur disposition la même bibliothèque. Je ne pense pas que le goût littéraire s’apprenne ; il y a des gens pour qui c’est fondamental et d’autres pour qui cela ne l’est pas.
F.L.R. : Alors, avez-vous avez également le goût de ce que Sollers appelait « la guerre du goût » ? Par exemple, à un moment donné, dans votre livre, vous dites que vous avez du mal à supporter les gens qui n’aiment pas Cocteau…
J.-P.E. : Non, ce n’est pas en ce sens. Mais je trouve que lorsque quelqu’un avoue quels sont les écrivains qu’il aime ou qu’il déteste, cela fait gagner du temps pour savoir si l’on va ou non être l’ami cet individu-là. Quand je rencontre quelqu’un qui me dit : « Je déteste Proust, je n’ai jamais pu entrer dans Proust » – c’est banal, tout le monde le dit –, je sais que cela ne sera jamais mon meilleur ami. De la même façon, lorsque quelqu’un me dit : « Cocteau, quel tricheur, quel faux surréaliste, quel faux poète ! », je sais que je ne partirai pas en vacances avec cette personne parce que cela va être un peu pesant, un peu lourd. À l’inverse, si quelqu’un me dit : « J’attends avec impatience le dernier livre d’Annie Ernaux », je sais que cela ne sera pas mon ami. Je trouve que la littérature fait gagner du temps dans le choix des amis que la vie vous propose. Elle fait aussi gagner du temps parce que comme on n’a qu’une vie, la meilleure façon d’en avoir plusieurs, c’est d’avoir la vie de Julien Sorel, la vie de Frédérique Moreau, la vie d’Anna Karénine… La littérature multiplie les existences.
F.L.R. : La guerre du goût peut-elle être également une guerre contre soi-même ? Est-il facile d’aller contre ses aprioris en littérature ?
J.-P.E. : On fait comme on peut. J’ai plein de préjugés. Il y a des écrivains que je n’ai jamais lus et que je n’aime pas, et il y a des écrivains que je n’ai jamais lus, ou pas vraiment, et qui ont une importance décisive dans ma vie – c’est curieux. Nous aurions pu faire tout notre entretien sur ce problème-là : pourquoi je n’ai jamais vraiment lu Ulysse de Joyce. Je l’ai lu, mais pas vraiment, pas assez, je ne l’ai pas étudié. Pourtant, c’est un livre qui a beaucoup compté. Je n’ai pas vraiment lu De la religion de Benjamin Constant, et pourtant il compte beaucoup pour moi. Je n’ai pas vraiment lu Byron mais je l’admire, j’ai un préjugé favorable à son endroit. À l’inverse, je n’ai jamais lu l’œuvre de Benoist-Méchin, qui est un écrivain important, mais je ne l’aime pas. C’est donc un monde d’injustice, de préjugés, et c’est cela qui est beau, on ne va pas faire de la morale. Je n’aime pas les gens qui disent : « Ah, tu n’as pas lu et tu détestes ?! » – et alors ?
F.L.R. : Vous écrivez : « N’arrive-t-il pas parfois que les rêves ou les histoires des uns voyagent et passent à un moment dans la tête des autres ? » Peut-on encore être original – je n’ose même pas dire d’avant-garde – ou est-ce que tout a déjà été un peu fait ?
J.-P.E. : Cela dépend. Regardez le jeu d’échecs. On peut dire que toutes les parties ont été jouées depuis que le jeu d’échecs a été créé, et pourtant on a à chaque fois l’impression de faire une partie d’échecs unique. Je pense que la littérature, c’est la même chose. Par exemple, toutes les façons d’aimer ont été explorées, racontées, mais à chaque fois que quelqu’un aime quelqu’un d’autre, cela recommence et c’est nouveau. Vous savez, ce que chaque individu a d’unique, ce sont ses empreintes digitales et la forme de ses molaires : ce sont les deux choses qui permettent de savoir qui l’on est. Je pense que la littérature est une singularité aussi unique. Je pense que toutes les histoires ont été racontées, oui, mais qu’on va continuer à les raconter et à les re-raconter en changeant le décor. L’époque est comme un régisseur, comme un directeur artistique qui vient régler la mise en scène, mais fondamentalement je crois à la nature humaine – cela aussi fait partie de mon côté antimoderne. C’est pourquoi j’aime les écrivains qui auraient produit la même œuvre quelle que soit l’époque. J’aime Montaigne, j’aime Chamfort, j’aime les moralistes français ; ils auraient écrit les mêmes livres s’ils les publiaient aujourd’hui. Cioran a brossé un portrait de Sartre en « entrepreneur d’idées ». C’est bien d’être un entrepreneur d’idées, cela vous confère une perception plus rapide. Alain Finkielkraut est un entrepreneur d’idées, Bernard-Henri Lévy est un entrepreneur d’idées ; moi, je ne suis pas un entrepreneur d’idées. Mais cela risque d’être très vite démodable. Qu’est-ce que la mode ? C’est ce qui se démode.
F.L.R. : Ce qui m’est apparu comme une ligne directrice de tout votre livre, c’est qu’en fait la littérature, pour vous, n’est pas du tout séparée de la vie et qu’elle agit sur elle.
J.-P.E. : Oui, il y a des livres qui ont changé ma vie. Quand j’étais étudiant, le fameux livre de René Girard Mensonge romantique et vérité romanesque a changé ma vie, c’est-à-dire que cela a changé ma façon d’aimer, d’être jaloux – à ce propos, j’étais stupéfait de lire dans une interview du vice-président américain Vance que son maître à penser était René Girard. Proust a changé ma vie, c’est-à-dire ma façon d’aimer, d’être jaloux, d’être mondain, de ne pas l’être, de placer la bonté au-dessus de l’intelligence – cela, je le dois à Proust, évidemment. Apollinaire et les poètes ont changé ma vie. Et la littérature qui ne sert pas à changer la vie, comme disait Malherbe, n’est pas plus utile à mes yeux qu’un jeu de quilles. Soit la littérature change la vie, soit cela ne sert à rien.
F.L.R. : Peut-on dire que vous avez vécu votre vie comme un roman ?
J.-P.E. : Je pense que chacun de nous – vous comme moi – vit sa vie comme un roman. C’est grisant. Fellini avait l’habitude, tous les matins, de prendre son petit-déjeuner Piazza Navona avec son scénariste qui s’appelait Ennio Flaiano. Un jour, Flaiano (il le raconte dans ses Mémoires) lui a demandé : « Mais enfin, Federico, c’est quoi la mort pour toi ? » Et Fellini lui a répondu : « La mort, c’est simple : je suis dans une salle de cinéma, je vois un film épatant et puis il y a quelqu’un qui arrive en retard. L’ouvreuse, avec son rai de lumière, lui indique le chemin, et à un moment donné le rai de lumière éclaire le visage de cette retardataire : une horrible vieille femme, très maquillée, comme on en met plein dans nos films. Et soudain, le rai de lumière se porte sur mon visage – et c’est moi. Alors la vieille dame me voit et elle dit : “Vieni, vieni, vieni”. Moi, je lui réponds : “Mais je regarde le film ! Je n’ai pas envie de sortir, je n’ai pas vu la fin !” Mais elle me dit impérieusement : “Vieni !”. Voilà, pour moi, la vie et la mort, c’est ça. » La mort, c’est quand on vous sort d’un film dont on n’a pas encore vu la fin, et c’est cela qui est insupportable. Or dans le film de la vie, le drame c’est qu’il n’y a pas de fin, cela continue toujours. La vie est comme un spectacle qui se poursuit chaque jour. Notre conversation est un épisode de ce spectacle, l’épisode qui va nous arriver, à vous ou à moi, cette après-midi, fait partie du spectacle. C’est grisant.
F.L.R. : Nous parlions de Proust. Dans votre livre, vous dites que vous avez un accord spontané avec Proust et que cet accord vous réjouit. Peut-il y avoir une réjouissance du désaccord ?
J.-P.E. : Bien sûr. Il y a des gens qui vous exaspèrent et avec lesquels, en même temps, on a plaisir à s’exaspérer. Par exemple, le Journal de Kafka, c’est grandiose, mais cette volonté de malheur de Kafka m’exaspère. J’aimerais que parfois il soit un peu léger, mais en même temps j’aime sa détresse. Je me sens enrichi au contact de sa détresse mais quelquefois j’aimerais lui taper sur l’épaule et lui dire : « Bon, ça va, on va passer une bonne journée. On n’est pas obligés d’être désespérés ! » Même chose avec les petits Kafka d’aujourd’hui. L’autre jour, j’étais invité par Alain Finkielkraut dans son émission, Répliques. J’avais envie de lui taper sur l’épaule et de lui dire : « Ça va aller ». Donc j’adore être en désaccord avec des gens de bonne qualité.
F.L.R. : La souffrance est-elle pour vous plus romanesque que le bonheur, comme le dit le fameux « on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments » ?
J.-P.E. : Non. Il y a des écrivains dont l’encrier est rempli de souffrance – tant mieux pour eux – et d’autres qui, au contraire, ont besoin d’être heureux pour écrire – moi, par exemple. Regardez Bach ou Offenbach, Victor Hugo, la profusion, le bonheur. La souffrance comme le bonheur peuvent être l’encre d’une grande œuvre. Il se trouve qu’aujourd’hui le bonheur n’a pas bonne réputation, c’est suspect. Les gens heureux, on les prend tout de suite pour des gentils organisateurs du Club Med. Aujourd’hui, pour faire carrière, il vaut mieux s’illustrer dans la noirceur, le crépuscule et le malheur, c’est certain.
F.L.R. : Vous parlez du narcissisme de la douleur…
J.-P.E. : Encore une fois, je crois que le tempérament précède la raison en tout. Avez-vous jamais, dans votre vie, au terme d’une conversation avec un individu qui n’est pas de votre avis, réussi à le convaincre ? Non, on ne convainc jamais personne, pour une raison très simple : quelle que soit la démonstration et les faits que vous produisez, le tempérament est plus puissant que la raison. Donc le grand partage de la vie, pour moi, ce n’est pas le centre et la province, ce n’est pas les riches et les pauvres, ce n’est pas les bourgeois et les prolétaires, ce n’est même pas les hommes et les femmes ; le grand partage, c’est les biophiles et les biophobes. Il y a ceux qui aiment la vie et ceux qui la détestent, c’est ainsi. Ne me demandez pas de citer des noms, ce serait désobligeant pour les biophobes qui, d’ailleurs, ne savent pas qu’ils sont biophobes ; ils disent d’eux-mêmes qu’ils aiment la vie. Fondamentalement, c’est ce partage-là qui est déterminant. Et vous pouvez toujours essayer d’aller transformer un biophobe en biophile avec des arguments et des raisonnements, vous n’y parviendrez pas.
F.L.R. : Qu’est-ce que cela veut dire, être ennemi de Don Juan et partisan de Casanova ?
J.-P.E. : Don Juan veut terrasser. Chaque femme est une proie, il veut la broyer, la détruire, l’humilier, l’abandonner. Casanova, toutes ses conquêtes l’adorent après que leur liaison est terminée. Il dit des femmes : « Leur plaisir faisait les deux tiers du mien. » Casanova est l’ami des femmes. D’ailleurs, elles l’ont toujours aimé, protégé, et elles en gardent un excellent souvenir. Don Juan laisse derrière lui des femmes détruites, trahies, abandonnées, humiliées. Don Juan n’aime pas l’humanité ; Casanova l’adore.
F.L.R. : Là aussi, on peut dire qu’il y a un biophile et un biophobe ?
J.-P.E. : Évidemment. Dans la vie de Casanova, cela s’explique peut-être puisque lorsqu’il était enfant, il avait de terribles saignements de nez, il était presque hémophile, jusqu’au jour où sa grand-mère l’a emmené dans l’île de Torcello, à Venise, où une espèce de vieille sorcière qui avait des pouvoirs a mis fin à ses saignements de nez. Il a pensé qu’il devait sa vie aux femmes, et il a donc passé sa vie à les adorer. Comme Don Juan est un personnage imaginaire, je ne peux pas savoir ce qui s’est passé dans sa petite enfance – le Burlador de Séville est le modèle du Don Juan originel mais c’est très lointain, on ne sait pas trop qui c’était. Je sais néanmoins qu’il s’est fait enterrer sur le parvis de la cathédrale de Saragosse pour être piétiné par tous les fidèles qui entraient dans la cathédrale. Casanova est l’ami du genre humain et féminin, tandis que Don Juan est cruel et méchant.
F.L.R. : Croyez-vous aux fantômes ?
J.-P.E. : C’est une commodité narrative. Il y a René Char.
F.L.R. : Vous dites même : « Je bavarde avec des défunts qui me sont chers. »
J.-P.E. : C’est une petite posture. Je sais très bien que ce n’est pas moi mais mon imagination qui parle avec eux, mais ils sont tous très présents. L’autre jour, le rabbin Delphine Horvilleur m’a expliqué que pour dire « cimetière », en hébreu, on parlait du « champ des vivants ». Donc je bavarde avec eux, oui, mais comme tout un chacun. Vous vous souvenez des morts que vous avez aimés et ils sont là, et vous vous demandez ce qu’un tel aurait fait dans telle situation. Et puis, littérairement, j’aime bien le réalisme fantastique ; je n’en abuse pas, mais cela m’a amusé que René Char vienne fouiller dans ma bibliothèque pour voir si ses livres s’y trouvaient.
F.L.R. : D’ailleurs, il y a des passages, dans votre livre, des fragments où vous racontez des rêves.
J.-P.E. : Il y a deux rêves : le rêve avec le diable et le rêve des cyprès.
F.L.R. : Le rêve est-il pour vous une bonne matière littéraire ?
J.-P.E. : Non, c’est vraiment trop facile. Le rêve est même bien souvent un indice de la mauvaise littérature. C’est à regret que j’ai maintenu deux rêves, parce que je les trouvais amusants. C’est pour cela que je n’ai jamais aimé les surréalistes : c’est trop facile d’imaginer un rêve extravagant. On est affranchi de toutes les lois physiques, on peut faire ce qu’on veut, on peut dire qu’on dîne avec Marie-Antoinette et que le lendemain matin on rencontre Jean Cocteau. C’est trop facile ; ce n’est pas bon. J’ai fait deux petites concessions, mais c’est parce je voulais dire que je n’ai pas peur du diable, et que j’aime la Toscane et les cyprès.
F.L.R. : Ce sont de très bonnes raisons. Quelque chose m’a frappé dans votre livre : il y a beaucoup de premiers et de derniers rendez-vous. Avez-vous une fascination pour ces moments de passage ?
J.-P.E. : Chronologiquement, c’était indispensable, puisque dans ce livre je ne parle que des morts que j’ai connus. Donc si je les ai connus et qu’ils sont morts, il y a eu une dernière fois – mais cela ne fait pour moi l’objet d’aucune fascination. Quand je fumais, je me disais toujours : est-ce que c’est ma dernière cigarette ? Quand je fais l’amour, je me dis : est-ce que c’est la dernière fois que je fais l’amour ? Quand je quitte un paysage où je suis arrivé, lorsque je suis dans une rue de Los Angeles et que je m’en vais : est-ce que c’est la dernière fois que je vois cette rue ? En disant au revoir à un ami : est-ce que je le reverrai ? Une jeune femme vient de publier un livre sur « nos dernières fois ». Je n’ai pas le romantisme de la dernière fois, mais il est vrai que l’idée qu’on fait quelque chose pour la dernière fois est toujours très bouleversante. Et puis, un jour, il y aura une dernière dernière fois.
F.L.R. : À propos de ces morts, vous dites que vous avez une dette. Comment fonctionne cette dette et quelle est sa nature ?
J.-P.E. : Lorsque ce sont des morts qui m’ont aimé, qui m’ont protégé, j’essaie d’être à la hauteur, de me conduire dignement. Si je fais quelque chose de mal ou de pas très sympathique, si j’ai un comportement vaniteux, je m’arrangerai toujours avec les vivants qui en sont éventuellement témoins, mais je ne m’arrangerai pas avec les morts qui ne me regardent pas mais que je regarde, puisque je suis agnostique. J’aurai honte par rapport aux morts, pas par rapport aux vivants. Les vivants, je me rattraperai demain : j’ai été méchant, j’ai été méprisant avec un vivant ? Je le reverrai, je me confondrai en excuses et il me comprendra.
F.L.R. : Est-ce que la gratitude envers les maîtres vaut mieux que la fidélité ?
J.-P.E. : Je ne vois pas de différence entre la fidélité et la gratitude. Si l’on est fidèle, c’est parce qu’on a envie de dire merci. La gratitude est un sentiment magnifique. Je déteste les gens qui ne paient pas leurs dettes. Don Juan est précisément le prototype du type qui ne paie pas sa dette. Il part sans payer ses gages à Sganarelle. Il faut payer sa dette ; c’est même agréable.
F.L.R. : Avez-vous la passion d’admirer ?
J.-P.E. : Ah oui ! J’aime admirer, je me sens mieux.
F.L.R. : C’est assez rare, aujourd’hui.
J.-P.E. : C’est même rarissime. La musique dominante de l’époque, c’est le ricanement. Céline a du génie mais je ne l’aime pas, parce que son œil rabaisse tout : tout est minable, tout est sale, tout est médiocre. Moi, j’adore admirer ce qui me semble admirable, j’ai l’impression de respirer un air plus pur ; et l’idée d’admirer me donne une plus haute idée de moi-même. C’est drôle que vous me posiez la question parce que Plon – chez qui j’avais fait un Dictionnaire amoureux de Proust – m’a commandé un Dictionnaire amoureux du bonheur ; et la fatalité de l’alphabet fait que je commence par le mot « admirer ». Admirer, cela rend heureux ; c’est très intéressant. Mais il faut faire attention parce qu’il y a un moment où l’admiration chemine parallèlement à l’envie : « Ah le salaud, il a réussi son livre ! » L’admiration, c’est le contraire des passions tristes : « Quelle merveille, il a réussi ! » C’est peut-être parce que j’ai l’impression qu’il ne me manque rien dans la vie que moi je me sens mieux quand j’admire. Si j’étais dans le dénuement le plus total, peut-être qu’en voyant que quelqu’un réussit quelque chose de magnifique, que sa vie est très belle, etc., au lieu de l’admirer, j’en concevrais de l’envie, qui est une passion triste, une vilaine chose. Mais dans la situation et la vie qui sont les miennes, je suis heureux d’admirer.
F.L.R. : Alors, parlons un peu de vos admirations. J’aimerais notamment vous entendre à propos de Cioran, parce que d’une certaine manière votre livre s’ouvre sur Cioran. Que vous reste-t-il de Cioran ? Qu’est-ce qui vous rapproche de lui et qu’est-ce qui vous en sépare ? Vous parlez même d’une lumière de Cioran, ce qui n’est pas la première chose à laquelle on pense…
J.-P.E. : Cioran, c’est Soulages, c’est noir sur noir.
F.L.R. : Vous écrivez : « Le sombre univers de Cioran éclairait mes meilleures journées. »
J.-P.E. : Oui, parce qu’il m’a appris qu’il valait mieux commencer la journée en étant pessimiste qu’en étant optimiste, que le pessimisme est le secret du bonheur, puisque si l’on sait que tout est foutu et qu’on ne laissera aucune trace dans l’histoire du monde, eh bien on peut avoir de bonnes surprises, un sourire, un rayon de lumière, une sensation agréable. En revanche, si l’on démarre sa journée en se disant que la nature humaine est merveilleuse et que l’humanité est une grande chose, très vite on aura des déceptions. Donc le pessimisme rend possibles des éblouissements, alors que l’optimisme vous condamne à la déception. C’est en ce sens-là que son œuvre, qui est un concentré de pessimisme, peut devenir lumineuse et joyeuse. Mais dans le cas de Cioran, la relation est malheureuse parce qu’il a été un immense écrivain, que j’admire, mais quand il est mort, au moment où les archives de Ceausescu ont été ouvertes, j’ai découvert son passé ; j’ai découvert que cet être merveilleux avait été un antisémite frénétique, ce dont il ne m’avait jamais parlé. C’est étrange, comme s’il était devenu quelqu’un d’autre après sa mort. Il n’empêche que son pessimisme, et surtout son style, son écriture… C’était quelqu’un qui s’était beaucoup trompé en roumain dans sa jeunesse et qui, pour se punir, a décidé de changer de langue, comme pour se purifier, et à ce moment-là il a choisi d’écrire en français, et dans le français le plus pur, le plus cristallin, celui de La Rochefoucauld, de Valéry, de Mallarmé. Et ce n’est pas mal. C’est un peu comme Chateaubriand qui fait pénitence à la fin de sa vie. Son directeur de conscience lui dit : « Vous n’avez qu’à écrire une vie de l’Abbé de Rancé, fondateur de la Trappe, ce sera votre œuvre de pénitence, parce que vous avez beaucoup trop péché dans la vie. » Cioran a fait la même démarche ; il a abandonné le roumain pour devenir un grand écrivain français, ce qui est dément. Donc cela m’intéresse beaucoup.
F.L.R. : À un moment donné vous parlez de Françoise Sagan et vous dites : « On la lit moins mais on la lit mieux. »
J.-P.E. : Aujourd’hui, on juge un écrivain à la sociologie de ses personnages. Si quelqu’un comme Proust, de nos jours, mettait des marquises, des princesses et des ducs dans un livre, vous imaginez l’article de Libération sur cet écrivain-là ? Françoise Sagan n’avait absolument pas peur : elle mettait dans ses livres des grandes bourgeoises oisives, avec des vêtements soyeux, qui se déplaçaient sur d’épaisses moquettes et circulaient dans des voitures de luxe – aujourd’hui, on l’assassinerait ! Mais moi je l’aime beaucoup, parce que je trouve que cela tient le coup, que c’est notre petite Fitzgerald, adorable écrivaine. Je pense qu’elle résistera au temps.
F.L.R. : Vous dites d’ailleurs la même chose de Sollers.
J.-P.E. : Oui. Sauf que Sollers ne tiendra pas par le roman, il tiendra par l’intelligence. Son intelligence a tué sa création romanesque, c’est-à-dire que tous ses romans sont éblouissants sur quarante ou cinquante pages ; après, il part sur Saint-Simon, sur Heidegger, sur Hölderlin, sur Nietzsche – et on ne comprend plus rien. Mais je trouve que sa mise en place du roman est grandiose.
F.L.R. : Quel est votre livre préféré de Sollers ?
J.-P.E. : J’aime beaucoup Femmes ; cela reste un gros morceau. Et j’aime beaucoup La Fête à Venise – non, plutôt Le Cœur absolu. Sollers est l’auteur d’une phrase géniale. Tout le monde dit : « Pour vivre heureux, vivons cachés. » Il dit – c’est sa phrase la plus mémorable – : « Pour vivre cachés, vivons heureux. » C’est-à-dire que l’affichage du bonheur est tellement peu comestible par l’époque d’aujourd’hui que cela dresse presque un paravent. Regardez votre journée. Vous rencontrez quelqu’un qui vous demande : « Ça va ? » Si vous répondez : « Ça va admirablement, quelle chance j’ai ! », la personne n’ose pas faire un pas de plus. En revanche, si vous dites : « Bof, tu sais, en ce moment ce n’est pas génial… », là vous êtes comestible, on peut rentrer dans votre vie, vous interroger. Mais si l’on veut être intouchable, on dresse le bouclier du bonheur et les gens se tiennent à distance, ils ont peur. C’est très frappant.
F.L.R. : J’ai quelques dernières questions sur votre bibliothèque. Quand avez-vous constitué votre première bibliothèque ?
J.-P.E. : À l’adolescence. Mais comme je vis dans plusieurs endroits, j’ai des bibliothèques dans ces différents endroits, j’ai plein de livres et maintenant je ne les sacralise plus, je les donne, je me dépouille. Les livres que j’aime le plus ne sont pas dans ma bibliothèque car je passe mon temps à les offrir. Avant, j’avais une perception religieuse de ma bibliothèque, classée par ordre alphabétique, etc. Aujourd’hui, mes livres sont comme des bûches : à la campagne, tout le monde a une réserve de bûches. Maintenant, je m’intéresse aux feux de cheminée. J’ajoute que dans le monde moderne, si j’ai besoin d’un livre que j’ai perdu, en trente secondes je le commande et il arrive sur ma liseuse. C’est prodigieux.
F.L.R. : Livres lus et non lus : quelle proportion ?
J.-P.E. : Évidemment, les livres non lus sont en majorité écrasante ; mais dans les non-lus, il y a les non-lus qu’on se promet de lire, et puis les non-lus qu’on ne lira jamais. Et il y a les déjà-lus qui seront peut-être relus. Il y a tout le nuancier. Il faudrait une petite lumière, une petite ampoule de chaque couleur qui signalerait le type de livre – c’est un fantasme.
F.L.R. : Y a-t-il dans vos bibliothèques un livre, un exemplaire que, pour une raison X ou Y, vous considérez comme un trésor ?
J.-P.E. : Oui, mais je n’arrive pas à le garder puisque je le donne tout le temps, ce livre. C’est un tout petit livre d’une vingtaine de feuillets – j’en parle dans mon livre précédent, qui s’intitule Lignes de vie – qu’on a trouvé cousu dans la doublure du pourpoint de Stendhal et dans lequel il détaille les privilèges dont il aimerait disposer. Je ne cesse d’actualiser ce texte-là dans ma tête. J’aime aussi beaucoup un petit trésor que j’offre sans cesse, qui est Point de lendemain de Vivant Denon – et puis Marcel.
F.L.R. : Quel livre vous manque dans votre bibliothèque et quel livre n’y entrera jamais ?
J.-P.E. : Tous les livres ont droit de cité, tous les livres sont les bienvenus s’ils sont de qualité à mon sens. Il ne me manque rien, j’ai accès à tout – nous avons une chance folle : nous avons accès à tout. Il y a les livres de mes contemporains avec lesquels je me suis fâché : ceux-là, je m’en débarrasse vite, je ne vais pas m’encombrer. Les strates de l’amitié font que j’ai le livre d’untel, d’untel, d’untel, et puis la vie a passé par là et je me suis fâché avec ces gens-là – je ne vais pas vous donner des noms, ce serait désobligeant –, alors je donne cela à ma femme de chambre ou je les mets en prison – savez-vous qu’on peut donner des livres dans les prisons et dans les EHPAD ?
F.L.R : Et si vous deviez choisir un livre de Perec dans votre bibliothèque, lequel serait-ce ?
J.-P.E. : Le paradoxe, c’est que Perec n’est pas un écrivain que j’adore mais qu’à la faveur d’une circonstance très particulière – que je raconte dans le livre –, il m’a dit une chose importante.
Je suis dans une réunion dans une tour près de la place d’Italie, on lance une revue comme il y en a quinze par semaine, sans importance – elle s’appelait Cause commune. Et puis, le hasard fait qu’on part en même temps, Perec et moi. On est dans l’ascenseur qui descend – c’est long, on devait être au vingtième étage – et je vois ce type-là, dont je ne savais rien, très laid, avec des touffes de crin sur le crâne, des verrues, un air de lutin. Il me dit : « Vous savez, jeune homme, pour être vraiment heureux, dans la vie, il faudrait prononcer au moins une fois chaque mot du dictionnaire. Il faut les réchauffer, les mots, il faut faire tourner la langue autour d’eux, sinon ils ont froid. » Nous sommes arrivés en bas, sur le boulevard près de la place d’Italie, c’était un jour de début décembre, il y avait la foule, la vie, et il me dit : « Vous vous souviendrez, hein ? Il faut prononcer chaque mot. » J’ai trouvé cela infiniment poétique. Perec était quelqu’un d’admirable, et très sympathique. Dès qu’une page de lui me tombe sous les yeux, je la lis, mais ce n’est pas vital pour moi. Je n’ai pas une admiration farouche pour lui.
F.L.R. : Alors pour finir, en hommage à Perec, le mot du jour ?
J.-P.E. : Un mot que je n’ai jamais prononcé – ou peut-être l’ai-je prononcé mais je n’en ai pas le souvenir – : « chrysalide ».