Sexe et/ou genre donc.
Jamais ni un de plus, ni un de moins ?
Et tout le reste serait – littérature ?
Mais d’où viendrait alors le rêve de voir chaque individu traversé, divisé, multiplié par une sexualité innombrable, dé-scellée, affranchie de la binarité, de la dissymétrie, de l’obligation à l’« hétéronormalité » ? Peut-être de la violence du discours qui limite le nombre des configurations générées possibles, qui, légifère à l’endroit de ce qui serait humainement possible ou recevable, qui décide de ce qui est représentable et de ce qui ne l’est pas. De la violence de ce discours qui affirme que ce qui est sexuellement possible est décidé, posé, imposé prédiscursivement, c’est-à-dire naturellement, en quelque sorte de toute éternité.
On le dit.
Pourquoi le dit-on, pourquoi dit-on que ce discours est violent ? Pourquoi vit-on comme une assignation à résidence comme on dit en français dans le langage pénitentiaire l’assignation d’un sexe, un, un seul, tout essentiel ? Pourquoi veut-on plus d’un sexe, ou pourquoi n’en veut-on plus du tout, même pas un, surtout pas un ? C’est en tout cas ce qui s’énonce ici et là clairement, et depuis longtemps, sans qu’il soit toutefois toujours évident de savoir si cette question, si c’en est une, est elle-même sexuée, si le lieu depuis lequel cette question est posée est lui-même sexué. Est-ce une question plutôt masculine, plutôt féminine, plutôt asexuée, intersexuée, unisexuée, queer ? On dit parfois qu’elle est féministe, ce qui n’est pas dire qu’elle est féminine pour autant. Qu’a-t-on dit alors ? Cette greffe, cette hybridation, cette composition qui met ensemble, qui ajointe des signifiants jusqu’alors considérés comme incompatibles, contradictoires, hétérogènes, voudrait rendre possible une analyse de l’histoire des normes discursives, philosophiques, socio-culturelles auxquelles la sexualité serait soumise. Ce féminisme – qui n’est pas une théorie monolithique, pure, unifiée, homogène – interroge la continuité, la commensurabilité entre sexe et genre, et par là l’indécision, l’insécurité de l’identité. Il est la mémoire assumée et questionnée, remise à la question, et qui doit pouvoir être refusée, d’une assignation, et donc d’une destination, non choisie. Je devrais pouvoir choisir d’être homme ou femme, mâle ou femelle, ou les deux à la fois, ou aucun des deux, ou tantôt l’un, tantôt l’autre. Je devrais pouvoir être iel, être désigné d’un terme qui ne m’inscrive pas dans un genre défini. Je devrais pouvoir être indéfini. Le même sexe devrait pouvoir, dans des situations, des configurations différentes, appartenir, se revendiquer, comme appartenant tantôt au masculin, tantôt au féminin. Le même sexe, dans des conditions pragmatiques différentes, compte tenu d’autres conventions, devrait pouvoir être mâle ici, femelle là, ou l’un et l’autre, ou aucun des deux encore ailleurs. Ce qui impliquerait que la détermination des sexes et des genres ne fût jamais décidable que par chaque sujet, chaque iel, selon qu’iel se sentirait appartenir, ou pas. Et tous devraient accepter – l’État devrait accepter – qu’il n’est personne qui soit naturellement, intrinsèquement homme ou femme. Ce que ce féminisme dit, c’est quelque chose comme « on ne naît pas homme ou femme, on le devient, on peut le devenir, on doit pouvoir devenir l’une ou l’autre d’où que l’on vienne, quelle que soit sa morphologie ou son sexe. On doit aussi pouvoir ne devenir ni l’une, ni l’autre, être asexué/e ou X, ou devenir, ou demeurer, l’une et l ‘autre, intersexué/e. On doit pouvoir être ce que l’on veut, ce que l’on sent, on doit pouvoir refuser la distinction entre nature et convention. » Ce qui veut dire que chacun/e doit pouvoir, eu égard à son identité, faire dire à la langue ce qu’il ou elle veut.
Est-ce possible ? Une telle proposition est-elle tenable ? Peut-on vraiment croire qu’il pourrait n’y avoir que des idiomes, que chacun pourrait parler, jouir d’une langue qui lui serait propre, qui serait construite, élaborée sur l’instance du moi, de la responsabilité consciente, dans laquelle pourrait se construire et se dire non seulement sa singularité, sa subjectivité, mais jusqu’à son identité ? Peut-on croire à la possibilité d’un idiome affranchi des catégories normatives de la langue ? Un idiome dans lequel les noms de « femme » ou d’« homme » ne s’entendraient plus au sens courant qui garde son autorité, cesseraient de désigner tout ce que commande sinon le « destin » anatomique, du moins l’« objectivité », la réalité de l’anatomie ?
Je coupe.
S’il est incontestable qu’il faille sans cesse élaborer des protocoles aussi rusés, aussi prudents, aussi patients que possible afin de déjouer toutes les manoeuvres de réappropriation du discours dominant, phallocentrique, afin de déconstruire les vieilles symboliques de la femme comme attachée aux valeurs de l’oikos, du foyer, de la vie privée, du dedans, du chez-soi, du home, du Kinder-Kirche-Küche, etc.; et de l’homme comme attaché à l’eidos, à hauteur d’Esprit (Derrida), etc., il reste que l’anatomie semble toujours être le dernier recours, que l’on accepte ou que l’on refuse de se plier à sa loi. Car il est certaines figures, certaines configurations, ou associations, certaines représentations, certains idiomes sexuels impossibles. Par exemple, peut-on sérieusement se demander, comme on l’a fait, pourquoi un vagin serait seulement féminin et/ou maternel ? Sérieusement affirmer, comme on l’a souvent fait, qu’il n’est aucun savoir assuré possible de ce qu’est un corps féminin ou masculin ? Que le phallocentrisme n’est pas un androcentrisme ? Que le phallus n’est pas adhérent au pénis ? Que la chose anatomique n’est pas nécessairement et toujours réduite à sa phénoménalité la plus sommaire, même chez les inter/trans/a/sexuels, même dans le travestissement, même dans les versions les plus « masculines » du lesbianisme et les plus « féminines » de l’homosexualité masculine, qui toutes et tous refusent de se rendre à cette évidence que la sexualité n’est pas innombrable, qu’en dépit de certaines inadéquations morphologiques elle ne sera jamais affranchie de la binarité, que le nombre des configurations générées est limité, que ce qui est humainement possible, recevable, représentable, n’est pas sans limite. Qui croirait et accepterait comme telle, car il en existe, l’homme qui affirmerait être lesbienne ? Qui croirait et accepterait comme telle, car le cas existe, elle s’appelle Rachel Dolezal, l’a femme blanche qui se dirait noire ? Un homme blanc qui se dirait lesbienne noire trouverait-il sa place dans la « communauté » LGBTIQA… ? Pourrait-on imaginer, concevoir, penser quelque chose comme un fake sexe ?
Y a-t-il des questions absurdes ? Je pose que oui. Celle-ci par exemple : existe-t-il un corps antérieur au corps « perceptuellement perçu » (perceptually perceived) ? C’est Judith Butler qui la pose en lisant Monique Wittig, et elle tient la réponse pour impossible. Ce que nous appelons le « sexe » serait selon Wittig discursivement produit et mis en circulation par un système de significations oppressives à l’endroit des femmes (lesquelles semblent donc être assez facilement, assez simplement, identifiables en tant que telles, binairement). Ce que nous acceptons comme un donné immédiat, un donné sensible, comme des caractères physiques appartenant à un ordre naturel et que nous appelons « sexe » ne serait qu’une construction sophistiquée et mythique, une fonction imaginaire qui réinterprète ces caractères physiques à travers le réseau de relations dans lesquels ils sont perçus. Je demande : comment sait-elle cela ? Je ne suis pas certain que ça ne soit pas délirant.
Qu’on ne se méprenne pas : je ne prétends d’aucune manière qu’il s’agirait – qu’il serait même seulement possible –, pour « régler » cette question, de presser le « jus de faits » cher à Stendhal pour en extraire la vérité. Il faut lire à ce propos l’admirable texte de Yves Delègue, La vérité et ses imaginaires. On y découvre la matrice des questions posées par ce féminisme qui affirme que le genre est chose errante qui vit de se mêler quotidiennement au sexe, son faux compagnon, son traître compagnon, et qu’il n’est ni la propriété, ni même l’attribut d’aucun corps. Le genre éclate en de multiples postulations qui sont chaque fois une forme de son désir, rien de plus. Ce féminisme dénonce la passion du « réel », la force de l’« expérience », prononce le déclin des anciennes certitudes hétérosexuelles (et donc phallocentriques), fait l’éloge du relativisme, dit inventer une nouvelle économie marchande des sexes, des genres et des désirs. Etc. Avec lui un sentiment s’exprime par la voix de celles et ceux qui disposent des moyens intellectuels et politiques de le faire : le sentiment d’étouffer dans l’air confiné de l’axiomatique hétérosexuelle oppressive, où l’on ne respire que l’erreur ou le mensonge eu égard à la vérité du genre comme du sexe. Un appétit formidable, tapageur, d’une autre vérité s’y manifeste. Venus de tous les bords, des voix « féministes » disent le désir de libérer la vérité qui souffre dans le carcan des institutions sociales, intellectuelles, philosophiques, politiques, médicales ou psychanalytiques. Ce que ces voix semblent ne pouvoir reconnaître, c’est que ce désir, le désir, est impossible à assouvir.