Victoria Amelina était l’une des figures de la scène littéraire ukrainienne. Elle avait publié deux romans. Un livre pour enfants. Elle était à l’origine, dans une petite ville de l’oblast de Donetsk, dans l’est du pays, d’un festival de littérature. Quand la guerre éclate, elle comprend qu’écrire, faire de la fiction, se payer de mots n’est plus une option. Alors elle s’engage. D’abord dans une ONG distribuant de l’aide dans la région de Lviv, sa ville natale, aux civils et aux soldats. Ensuite dans une autre ONG, Truth Hounds, qui s’occupe, partout en Ukraine, de rassembler les preuves des crimes russes. Le 27 juin 2023, elle rejoint une délégation d’écrivains colombiens en mission d’observation dans une zone proche du front. Elle dîne, avec eux, à Kramatorsk, dans une pizzeria, la seule de la ville, bien connue des reporters. Je l’imagine décompressant, devisant et discutant peut-être, comme elle l’a fait, quelques semaines plus tôt, avec le juriste Philippe Sands, auteur de Retour à Lemberg, de ce qui fait qu’un crime contre l’humanité peut être qualifié de génocide. Mais un obus tombe sur la pizzeria. Il n’y tombe pas par hasard, il la vise. Et Victoria Amelina, trois jours plus tard, succombe à ses blessures. Pour quiconque a croisé cette jeune femme de fer et de caractère, c’est un choc – et un tournant dans la guerre.

Seulement voilà. On ne dit pas si facilement adieu aux mots. Victoria Amelina, l’écrivaine, s’est, certes, transformée en procureure. Elle a passé des mois, de Boutcha à Izioum et de Bakhmout à Kherson, à faire des photos, trouver des indices, accumuler des documents et des preuves. Mais ces preuves, elle les note. Elle les consigne, d’abord avec froideur, puis, à mesure que le temps passe, avec une ferveur nouvelle. Parfois, elle mêle à ses rapports un poème, un bout de fiction, un compte rendu de lecture, un rêve. Et, de ce paquet de mémoire et de vie, elle nourrit l’idée de faire un livre, un vrai, dont la forme se dessine peu à peu. La mort interrompt tout. Certains chapitres sont écrits. D’autres restent à l’état d’ébauche. Parfois, comme chez Mallarmé où un point d’exclamation, perdu dans une page blanche, pouvait faire un poème, voilà qu’un nom, une date, une citation suffisent. Et c’est à un comité éditorial d’amis et de parents qu’est revenue la noble tâche d’établir, à partir de ces fragments épars, le manuscrit du livre tel qu’elle l’avait conçu et qu’elle voulait intituler Regarder les femmes regarder la guerre. Ce livre, le voici, publié en France par Flammarion. Il est lacunaire et magnifique. Décousu et passionnant. C’est, racontée au jour le jour, telle que nous sommes quelques-uns à l’avoir vécue et dont elle, Victoria Amelina, est morte, cette guerre encore presque impensable. Merci à ce comité éditorial. Merci à la coalition de piétés qui ont rendu ce moment possible. Merci.

On trouvera, dans ces 400 et quelques pages, la chronique subjective et exacte des batailles et des libérations, des crimes et de la résistance au crime, des massacres à grande échelle et des actes d’héroïsme. On y verra élucidé le mystère de la disparition, puis de la mise à mort, à Kapytolivka, au début de la guerre, du poète Volodymyr Vakoulenko dont on a retrouvé, plus tard, lors de l’offensive ukrainienne sur Izioum et du retrait des Russes, le précieux journal intime enterré dans son jardin. Et on y lira surtout d’admirables portraits de femmes, l’autre moitié de cette guerre qui est encore, à ce jour, sa part la plus ignorée. Voici Casanova et son Vito Mercedes blanc, nommé Birdy, qui a servi à l’évacuation des civils de Kharkiv. Iryna Dovhan, torturée par les Russes, qui ouvre, dans l’oblast de Donetsk, un salon de coiffure où l’on sait rendre méconnaissable le visage d’une résistante. Iryna Novitska qui, sur sa chaise roulante, dans l’oblast de Dnipro, attend stoïquement les Russes et ne songe qu’à organiser, à distance, la fuite de son enfant autiste qui les attend, lui, à Izioum. Voici Kateryna qui contribua, ô combien, à l’inculpation de Poutine pour crimes contre l’humanité mais qui dit : « ça ressemble à une victoire mais ça ne l’est pas – pour moi, la vraie victoire, ce n’est pas le mandat d’arrêt, mais le retour des enfants déportés ». Et Ievheniia Zakrevska, avocate devenue soldate après qu’elle a vu, sur le Maïdan, un arc-en-ciel étrange – la vraie victoire, pour elle aussi, se jouera, non sur les champs de bataille, mais dans les tribunaux où seront confondus les criminels. Et Olena Stiajkina, l’historienne, première à raconter à l’autrice le meurtre, entre les murs de la prison d’Olenivka, de plusieurs centaines de soldats, rescapés d’Azovstal et qui lui rappellent les morts d’Oradour. Et encore Oleksandra Matviïtchouk, directrice du Centre pour les libertés civiques et future Nobel de la paix, autre femme d’airain qui lui conseille, quand il gèle à pierre fendre et qu’elle sent le grand froid lui saisir l’âme et le cœur, de s’enduire le visage d’une crème douce et parfumée. Quand viendra le moment de tirer les leçons, toutes les leçons, de ces années d’horreur et de ténèbres, il y aura des reportages, des documentaires – et ce livre.

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