La société ukrainienne est-elle une société de soldats ? Si vous vous postez dix minutes dans la station Maidan-Khreshchatyk où se croisent les lignes bleue et rouge du métro de Kyiv, vous constatez qu’un homme sur quatre ou presque est en uniforme – et encore, les autres peuvent souvent être des soldats en permission changés en habits civils, ou bien en convalescence. Et comment ne pas remarquer le regard qui s’appuie sur les hommes en civils, dont le sens éclate à la moindre altercation – une grand-mère qui se met à incendier un malpoli : « Qu’est-ce que tu fais là, salopard ?! Tu devrais être au front ! ». Voilà la réalité qui va façonner l’après-guerre. En réponse à la question posée par le centre Razumkov en septembre 2024 : « À quelle force politique confier le pouvoir après-guerre ? », 47% des Ukrainiens voient cette force provenir de l’armée (alors que seulement 17% donneraient le pouvoir à des partis politiques déjà existants)[1]. On peut voir là une très bonne chose, dans la mesure où il ne s’agit pas d’une junte militaire, mais généralement de citoyens ordinaires qui se sont dévoués à la défense de leur nation et de sa liberté. Retournés à la vie civile, ils exigeront du système politique une exemplarité à la hauteur de leur combat et de leurs sacrifices. Élus, ils auront la détermination et le soutien populaire nécessaires pour affronter la corruption et l’oligarchie, et porter le pays en avant. 

Soit. Mais tous les Ukrainiens avec qui j’en ai discuté m’ont également fait part de leur peur, peur de ce jour où les soldats reviendront du front, avec toutes leurs séquelles psychologiques et morales, leurs traumas et leurs rejaillissements de violence… Certains chiffres pointent déjà : entre 2023 et 2024, les cas de violences domestiques ont augmenté de 36%[2]. Dans 60% des cas, leurs auteurs sont des soldats revenus du front[3]. Par ailleurs, on a désormais compris que la fin de la guerre, si tant est qu’une fin advienne, sera amère pour l’Ukraine. Loin de l’enthousiasme du début, où l’annihilation expresse de l’armée russe professionnelle faisait espérer une reprise intégrale du territoire ukrainien, on ne peut plus aujourd’hui imaginer une fin des hostilités sans compromis avec la Russie. À vrai dire, l’atmosphère en Ukraine, une fois ce compromis signé et les soldats malgré eux ramenés à la vie civile, a toutes les chances d’avoir quelques airs de République de Weimar. Dès lors, la haine contre la Russie et le ressentiment envers les signataires du compromis, les dirigeants, les institutions politiques, tous ceux qui auront échappé à la conscription, pourraient être capitalisés par des groupuscules d’ancien soldats, prétendument ou réellement frustrés par un manque de reconnaissance sociale… Les organisations qui amplifieraient leurs voix prospèrent déjà – tel l’ultranationaliste Praviy Sektor. On peut de temps en temps voir leur mouvement de jeunesse défiler à Kyiv contre les événements dédiés aux personnes LGBT, avec des pancartes : « Mon père se bat pour les valeurs traditionnelles ! »

Bref, l’Ukraine entrera dans l’après-guerre sous la menace de cette amertume, des séquelles de la militarisation de la société, de la défaite partielle imposée par ses alliés traîtres, et de toutes les avidités de pouvoir qui grouillent et fermentent sous la gloire du patriotisme. Nous, Européens, pourrons y reconnaître la désastreuse période qui a suivi la Première Guerre mondiale – et ce serait bien la moindre des choses que d’aider les Ukrainiens en partageant les leçons de l’Histoire. Car ce qui est sûr, c’est que, dès la « fin » de la guerre, la Russie usera de toutes ses capacités d’influence pour favoriser une déchirure et une désagrégation de la société ukrainienne afin de préparer une nouvelle invasion. La perte de confiance en l’Ukraine et en ses perspectives d’avenir encouragera la corruption et l’achat de propagateurs de discorde par la Russie. Elle et ses alliés ont la mainmise sur les réseaux sociaux les plus utilisés en Ukraine : Telegram (contrôlé par Pavel Durov[4]), X (contrôlé par Elon Musk), TikTok (contrôlé par la Chine). La probablement provisoire fin de la guerre sera suivie par une guerre de l’information, dans laquelle l’Europe, après la fermeture des médias américains tels que Radio Liberty et Voice of America, aura tout son rôle à jouer.

D’un autre côté, on peut espérer que les Ukrainiens décèleront en toute mouvance fascisante les caractéristiques de l’ennemi qu’ils ont appris à connaître : le régime Russe et son bien réel fascisme, qu’ils ont baptisé le « ruscisme ». Et qu’ils rejetteront d’emblée une telle proposition idéologico-politique, en se rapprochant toujours plus, au contraire, du modèle européen qu’ils désirent depuis si longtemps – et que par ailleurs beaucoup d’ex-réfugiés, de retour en Ukraine, pourraient promouvoir autour d’eux. En revanche, on ne peut espérer de rétablissement de l’économie ukrainienne sans assistance et investissements massifs de la part des pays européens. Or, si l’Ukraine connaît après-guerre une inflation et un chômage de masse, il faudra se mettre à surveiller de près les aquarellistes.

Mais de façon générale, c’est la société civile qu’il importe dès maintenant de soutenir intensément. On en parle si peu, de cette société civile ukrainienne – sauf en tant que victime, martyre de cette guerre génocidaire… Les limites sont bien floues entre le front et « l’arrière », non seulement parce que les civils sont bombardés autant, sinon plus, que les militaires, non seulement parce que chacun a au moins un proche dans les tranchées – un frère, un parent ou un ami, qui s’est porté volontaire ou qui a été conscrit –, mais parce que très souvent, les soldats sont équipés moins par l’État ukrainien que par des cagnottes organisées par leurs proches pour leur fournir leurs uniformes, leurs gilets pare-balles ou leurs lunettes de vision nocturne. Une large part des petits drones employés avec virtuosité par les soldats leur est envoyée, voire est fabriquée, par des civils à l’arrière. Et des professeurs d’université, des intellectuels tels que Tetyana Ogarkova et Volodymyr Yermolenko (écrivains et animateurs, entre autres, du média en ligne UkraineWorld), et des poètes tels qu’Halyna Krouk, prennent leur voiture, leurs jours de congés, pour aller livrer du matériel sur le front… Ce sont jusqu’à 90% des voitures utilisées par l’armée qui sont données et acheminées par des civils. Bref, malgré la valeur de ses soldats et le talent de ses stratèges, l’armée ukrainienne ne pourrait pas tenir sans la mobilisation quotidienne de cet « arrière ». Cela dit, cette aide ne pourrait elle-même pas durer sans l’assistance de l’économie ukrainienne par l’Europe…

Mais encore une fois, il ne s’agit pas seulement de la ligne de front et de la guerre elles-mêmes, mais de ce qui viendra après – autrement dit : de la façon dont la société civile, dès aujourd’hui, se mobilise et se transforme pour pouvoir affronter les risques de dérives et de « brutalisation » de la société. Il s’agit pour elle de présenter un nouveau modèle social, émancipé de la corruption et du cynisme qui régnaient autrefois : une société civile active prête à intégrer les soldats dans son dynamisme solidaire. On n’en parle pas, alors que c’est cela qui, historiquement, est réellement nouveau. Le phénomène du bénévolat en Ukraine traverse et rassemble toute la société. On voit des dames âgées tresser des filets de camouflage avec des étudiantes en droit, des hipsters de la capitale venir en aide à des villages ravagés – toute une société revitalisée par la solidarité, quelques années à peine après les confinements, couvre-feux et autres « gestes barrières » !

« La grande œuvre, c’est la reconstruction » – à entendre également au sens métaphorique.. « Notre but, c’est de réunir les gens, de les faire s’aider les uns les autres », me disait Valentyn Bobyn, fondateur, à Tchernihiv, d’une ONG de bénévoles du nom de Bo Mozhemo (« Parce que nous pouvons »). C’étaient d’abord, m’expliquait-il, des gens qui revenaient dans leurs villages ravagés par les Russes et qui décidaient de s’aider entre voisins (« Je t’aide d’abord à reconstruire ta maison, et puis tu m’aideras avec la mienne… »), et des bénévoles qui, comme lui, venaient apporter de l’aide humanitaire depuis la ville. Puis, par l’entremise des réseaux sociaux, ce sont des bus de bénévoles qui débarquent, des jeunes et moins jeunes de toute la région, pour rebâtir les villages… À Kyiv même, c’est surtout la jeunesse qui s’active. Une génération plus éveillée, plus branchée, plus ouverte que jamais, a pour vocation d’entraîner toute la société avec elle. Le lendemain du bombardement de l’hôpital pédiatrique Okhmatdyt le 8 juillet 2024, j’ai rencontré sur place des chaînes d’étudiants et de lycéens, qui se passaient des briques et autres débris pour déblayer le site. Ils s’étaient rassemblés via des boucles Telegram, qui signalent les zones atteintes par les bombardements, listent les besoins sur place (eau, couvertures, etc.) et coordonnent le travail des bénévoles. Et l’on y retrouvait aussi les principales organisations qui se sont chargées de la reconstruction des villes et villages ukrainiens : BUR, Brave to Rebuild, Repair Together, ainsi que quelques membres de l’INBUT.

BUR (en ukrainien : « Reconstruisons l’Ukraine Ensemble ») est à la fois la plus ancienne – elle a été fondée en 2014 – et la plus tournée vers la jeunesse. Les bénévoles sont généralement des lycéens et des jeunes étudiants. Son programme : « Nous construisons confiance et responsabilité au sein de la jeunesse ukrainienne, en vue du développement d’une Ukraine démocratique. »[5]

Brave to Rebuild rassemble des Ukrainiens et un bon quart d’internationaux. La branche de Kyiv se retrouve chaque samedi et chaque dimanche pour déblayer les ruines des maisons d’Irpin, Hostomel et des autres villes occupées ou bombardées par les Russes en 2022 – oui, ces ruines sont toujours là, et ce n’est pas l’État qui s’en occupe, mais des bénévoles[6].

Repair Together a réussi, même sans être présent à travers toute l’Ukraine, à devenir l’organisation sans doute la plus populaire du pays, en attirant les jeunes par des concerts et des événements culturels récompensant les weekends de travail. Son activité se réparti entre son « hub », à Kyiv, où elle organise des conférences, des projections, des jeux, et la région de Tchernihiv où elle met sur pied des weekends de bénévolat pour reconstruire des villages (voir mon article sur l’association « Repair Together »)[7]. Leur but : « Faire du bénévolat un style de vie », comme le déclarait Daria Kosyakova, une des fondatrices de Repair Together[8].

Quant à l’INBUT (en ukrainien : « Camp de Construction International »), il s’agit d’une communauté de bénévoles pour moitié ukrainiens, pour moitié internationaux. Les Brigades Internationales de la reconstruction ! Ils restent sur place, dans une Maison de bénévoles dans un village de la région de Tchernihiv, et travaillent en continu sous la neige de l’hiver comme dans la canicule de l’été. Ces Ukrainiens de Kyiv, Lviv, Vinnytsia ou du Donbass, ces Américains, Français, Allemands, Tchèques, Australiens et autres nationalités se mêlent aux villageois, partagent leurs repas lorsqu’ils travaillent à reconstruire leurs maisons. D’improbables relations se sont tissées dans ce centre secret du monde. Et sous la conduite d’un maître de construction irlandais, onze maisons – pour autant de familles –, dans quatre villages, ont déjà reçu leur toit. Pour se faire une idée de l’INBUT et de ses réalisations, je renvoie à l’Instagram du chef de chantier, Eoin Sharkey : @irishmaninkyiv[9]).

Dès le printemps 2022 et la libération des régions de Kyiv et de Tchernihiv, ces organisations de bénévolat ont été les fers de lance du renouveau social mené par la jeunesse ukrainienne – une nouvelle exigence démocratique qui, dans la droite ligne des trois Maïdan (Révolution de granite, Révolution orange, et Révolution de la dignité), n’attend pas l’État pour prendre des responsabilités. Mais ces trois dernières organisations, parmi de nombreuses ONG et médias indépendants, ont subi de plein fouet l’arrêt de l’aide américaine par Donald Trump. L’USAID finançait, par exemple, jusqu’à 90% des activités de Repair Together en 2023-2024. On ne sait pas – elles-mêmes ne le savent pas – dans quelle mesure ces organisations pourront poursuivre leurs activités en 2025. Il est crucial que des fonds européens prennent le relai.

Il ne s’agit pas seulement des États, ni des institutions ou investisseurs européens. Il s’agit, pour nous Européens, c’est-à-dire vous et moi, de rejoindre l’effort des Ukrainiens pour soutenir non seulement leur armée, mais leur société civile et ses initiatives. Car tandis que leurs soldats nous défendent contre l’armée russe, leur renouveau démocratique est un appel d’air et une inspiration bien plus directe pour nos sociétés européennes. Tandis que leurs soldats empêchent le retour du passé le plus monstrueux, c’est en réalité leur société civile qui, pour notre avenir, se porte à l’avant-garde.

Je vous propose par exemple de participer au financement de l’organisation dont je fais partie, l’INBUT, parce que c’est l’organisation dont l’activité, plus que celle des autres, dépend de donations particulières, et c’est en même temps la plus efficace, celle dont l’effort est suivi par de très nombreux Ukrainiens, mais aussi à l’international (il existe maintenant toute une diaspora INBUT !). Chaque donation fait une différence concrète et vérifiable : tant de briques posées, tant de toits couverts, tant de chauffages installés, telle famille relogée dans une maison toute neuve après trois hivers glaciaux en habitat d’urgence… Vous trouverez plus de détails (et des photos) sur la présentation de la collecte en ligne : https://chuffed.org/project/125594-help-the-international-building-camp-to-rebuild-ukraine

Face à la guerre et aux déchirements, nous opposons le miracle de cette communauté universelle constituée de singularités si prononcées, qui a changé la vie et la vision du monde de chacun de nous, et nous a insufflé un immense espoir – un espoir que, depuis ces villages ukrainiens, nous, bénévoles ukrainiens et internationaux, tenons à partager avec vous. Nous y sommes. Rejoignez-nous !


[1]https://razumkov.org.ua/napriamky/sotsiologichni-doslidzhennia/otsinka-sytuatsii-v-kraini-ta-diialnosti-vlady-dovira-do-sotsialnykh-instytutiv-politykiv-posadovtsiv-ta-gromadskykh-diiachiv-vira-v-peremogu-veresen-2024r

[2] https://opendatabot.ua/analytics/domestic-violence-2024-5

[3]https://www.slovoidilo.ua/2024/06/21/novyna/suspilstvo/zrostannya-rivnya-domashnoho-nasylstva-hlava-mvs-zayavyv-bilshist-vynuvatcziv-ye-vijskovymy

[4]https://kyivindependent.com/opinion-examining-telegram-founder-pavel-durovs-alleged-ties-to-the-kremlin/

[5]https://www.bur.org.ua/en/home-page/

[6]https://bravetorebuild.in.ua/en

[7]https://www.repair-together.com/home/

[8]https://hromadske.ua/en/posts/daria-kosyakova-co-founder-of-repair-together-our-goal-is-to-make-volunteering-a-lifestyle.

[9]https://www.instagram.com/irishmaninkyiv/

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