Jean-Paul Enthoven vient de publier chez Grasset un très beau livre intitulé Je me retournerai souvent. Il avait d’abord pensé l’intituler Ne rien faire sans gaieté. On y apprend que son programme est sans équivoque : il commence chacune de ses journées en remerciant son corps fiable tout en se purgeant l’esprit des passions tristes qui ont tenté de s’y faufiler à la faveur de quelque mauvais rêve. Et c’est pour être aimable avec ce corps, pour lui être reconnaissant de lui procurer tant de joies, qu’il lui a fallu trouver l’esthétique adéquate que ceux qui le connaissent ou le lisent ne manquent jamais de souligner, pas toujours généreusement. Et que de cette esthétique il est naturellement passé à la vision du monde en rapport. C’est d’où il se mit très tôt à fréquenter les écrivains « physiques » dont il nous parle ici encore : Hemingway, Diderot, le prince de Ligne, etc., qui l’influencèrent en retour. « Quand on fréquente ces gens-là », m’a-t-il un jour dit, « on privilégie les gens heureux, le bonheur, les métaphores lumineuses. Mon corps m’a donné envie d’écrire des livres ensoleillés, méditerranéens, italiens. Nietzsche m’a conforté dans cette perception : un livre, une philosophie, c’est toujours la postérité d’un corps. Vouloir, comme notre cher Marcel, écarter son corps, être “contre Sainte-Beuve”, ça veut dire qu’on a quelque chose à cacher. » Ce programme est donc tout le contraire de celui de Pessoa, pour qui il a pourtant le plus grand respect, qui s’appliquait à ignorer la vie avec tout son corps, se couper de la réalité avec tous ses sens, renoncer à l’amour avec toute son âme. Jean-Paul Enthoven a en effet eu tout à la fois le courage et le bonheur, nous dit-il, de patrouiller parmi les tumultes sentimentaux, les liaisons compliquées, les idylles, les séparations, avant de consentir à une passion fixe, italienne, qui disqualifie ses errements passés (dont il garde néanmoins le meilleur souvenir et pour lesquels il continue d’éprouver de la gratitude). À l’exception de l’amour qui finit par le fixer, et qui à ses yeux reste la seule manière acceptable de choisir un despote, toute sa vie il s’efforça de déjouer les assignations à résidence, les résidences surveillées. Changer de place, changer les places, c’est depuis toujours presque compulsif. Et c’est la littérature qui l’aida à se déprendre de fidélités trop anciennes, d’attachements toxiques, à s’exiler de ce qui le retenait depuis trop longtemps en amont de ce qu’il devait être. Il nous rappelle ici encore ce que dès son premier livre, Les enfants de Saturne, il affirmait : la littérature telle qu’il l’aime n’est qu’une manière de ruser avec ces attachements et de n’advenir qu’à partir de soi. Les pages ici consacrées à Paul Morand, par exemple, le disent magnifiquement. 

Cette esthétique rejoint, me semble-t-il, le souci de la « vie bonne » des Grecs, la dikè, contraire de l’hubri. Comme il le laisse ici encore entendre à propos de Hemingway, je dirai de Jean-Paul Enthoven qu’avec lui rien ne presse ; qu’autour de lui l’air est vif. On y devine une profusion de grâce et d’espérances. L’avenir est neuf. Il s’agit de s’y engager avec un corps parfait et des poumons avides. Il faudra donc construire une œuvre (mais il récuserait ce terme) « qui exige un pacte farouche avec la moindre perception ». Lisez ce livre, vous verrez comment il accueille, en lui, la lumière et l’évidence des choses, tout en laissant intact leur mystère. Qu’il conçoit ses livres comme la pure extension de ce qu’il voit et sent. Éloge du monde. Refus définitif des austères catéchismes (lisez les pages consacrées à Roland Barthes). Je pense ici aux dernières lignes du chapitre consacré à Emmanuel Berl, où il nous rappelle l’étymologie du mot « profane » : « Rester à la porte des églises et des temples quand tous se hâtent d’y prier. Penser par soi-même, contre soi-même, et toujours en individu, quand le troupeau égaré par ses mauvais bergers se rue vers le dogme, le credo, le malheur. » Cap sur la vitalité. 

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