Trois ans après l’ultimatum formulé par le Kremlin en décembre 2021, les exigences de Vladimir Poutine — alors unanimement perçues comme une provocation inacceptable — trouvent aujourd’hui un écho direct dans la classe dirigeante américaine. Cette évolution, aussi dérangeante que préoccupante, mérite une attention lucide : elle risque de marquer un tournant dans le rapport de forces entre la Russie (l’agresseur) et l’Ukraine (l’agressée).

À l’époque, Moscou exigeait une refonte complète de l’architecture sécuritaire européenne, l’exclusion de l’Ukraine de toute perspective euro-atlantique, la fin de l’aide militaire occidentale et la reconnaissance de prétendues sphères d’influence russes sur le continent européen.

Ces demandes, perçues comme autant de lignes rouges par les chancelleries occidentales, sont aujourd’hui évoquées par les Américains comme des bases plausibles pour un accord de paix.

Ce glissement est d’autant plus troublant qu’il ne relève plus de simples cercles d’influence marginaux, mais s’exprime désormais au sein même du pouvoir américain. 

Lors d’un récent entretien de Steve Witkoff — envoyé spécial de Donald Trump — avec le blogueur ultra-conservateur et pro-Kremlin Tucker Carlson, le négociateur américain a esquissé les contours d’un futur « compromis » : « L’objectif ultime est un cessez-le-feu de 30 jours, durant lequel nous discuterons d’un cessez-le-feu permanent. » 

La promesse électorale de Trump de « mettre fin à la guerre en 24 heures » est désormais reléguée aux oubliettes face à la réalité du terrain.

Mais le plus inquiétant réside dans la teneur de ce compromis : une Ukraine neutralisée, maintenue hors de l’OTAN, privée de tout soutien militaire occidental et contrainte d’accepter la perte des territoires actuellement occupés par l’armée russe.

Witkoff affirme, sans le moindre recul que « les régions de Donetsk, Louhansk, Zaporijjia, Kherson et la Crimée sont des territoires russophones ; des référendums ont eu lieu où la majorité de la population a voté pour un régime russe. » Une affirmation qui occulte l’illégalité flagrante de ces référendums de 2014, à commencer en Crimée, et leur non-reconnaissance par la communauté internationale. Si l’on adoptait ce procédé, il faudrait envisager l’annexion par référendum des régions francophones de Belgique ou de Suisse à la France ?

Plus grave encore, Witkoff poursuit : « Les Russes contrôlent de facto ces territoires. La question est : le monde reconnaîtra-t-il qu’il s’agit de territoires russes ? Cela prendra-t-il fin ? Zelensky survivra-t-il politiquement s’il le reconnaît ? » L’usage du fait accompli pour légitimer une occupation militaire constitue une remise en cause directe du droit international et des principes mêmes de la souveraineté des États.

Autre idée avancée par Witkoff : offrir à l’Ukraine une forme de garantie de sécurité « inspirée » de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord, sans que le pays n’adhère formellement à l’OTAN. Une proposition qui trahit soit une profonde méconnaissance du droit international, soit une volonté de manipulation : le traité ne prévoit en aucun cas une telle disposition hybride.

Plus étonnant encore, l’affirmation selon laquelle « il est déjà admis que, dans un accord de paix, l’Ukraine ne doit pas rejoindre l’OTAN » laisse songeur. Admis par qui ? Par Donald Trump et Vladimir Poutine ? L’Alliance atlantique, pour sa part, n’a entériné aucun renoncement de ce type, et la souveraineté des États membres — comme de ceux qui aspirent à le devenir — reste un principe intangible.

Le discours de Witkoff prend par moments des allures de fiction. Il raconte que Vladimir Poutine lui aurait confié avoir prié dans une église pour Donald Trump après l’attentat dont ce dernier a été la cible : « Non pas parce qu’il était président des États-Unis, mais parce qu’il était son ami. » Cette anecdote, à la limite du grotesque, relève davantage d’une mise en scène de la propaganda russe que d’un fait vérifiable. 

Le Kremlin, passé maître dans l’art des manipulations, joue ici une nouvelle partition d’influence — à laquelle ses interlocuteurs américains cèdent avec une désarmante naïveté.

Mais le plus dangereux réside peut-être dans les tentatives d’invalider la légitimité des institutions ukrainiennes. Witkoff affirme que des élections vont prochainement se tenir en Ukraine, avec l’assentiment des autorités. Or, la Constitution ukrainienne interdit formellement tout scrutin national en période de loi martiale — une mesure toujours en vigueur tant que les forces russes occupent le territoire national. Cette pression sur le président Zelensky — démocratiquement élu — vise à ouvrir la voie à un dirigeant que Moscou a prévu d’installer à Kyiv, qui exécutera sans protester les ordres de Moscou visant à la capitulation de l’Ukraine.

D’autant que selon Witkoff, « la position russe est que Zelensky n’est pas élu, ce qui signifie qu’ils ne peuvent signer aucun accord avec lui ». Une déclaration qui démontre l’impasse de ces pseudo-négociations : si l’interlocuteur ukrainien est considéré comme illégitime, alors à qui la Russie compte-t-elle parler ? Sur quelle base et selon quelles règles ?

Face à cette stratégie russe de soumission, mixte d’ambiguïté et de chantage politique, une seule réponse s’impose : la fermeté. La seule voie vers la paix passe par une pression internationale forte et cohérente sur Moscou.

Cela implique non seulement des sanctions économiques accrues, mais aussi une intensification des livraisons d’armements à l’Ukraine — y compris d’avions de combat et de munitions en quantités suffisantes — afin de lui permettre de reprendre le contrôle de l’ensemble de son territoire dans ses frontières reconnues de 1991.

Ce sont ces frontières, et elles seules, qui doivent servir de boussole au droit international.

Dans cette phase cruciale, l’Ukraine doit recentrer ses alliances sur l’Europe. C’est avec l’Union européenne, non avec une Amérique tentée par la complaisance envers le pouvoir russe, que Kyiv doit construire sa stratégie de résistance face à l’agression barbare du Kremlin.

Ce n’est qu’en s’appuyant sur une solidarité européenne sans faille et sur la primauté du droit, que l’Ukraine préservera sa liberté — et, avec elle, la stabilité du continent tout entier.

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