Quelque part dans le centre de Gaza. Un podium. Derrière le podium, une banderole en trois langues (arabe pour la foule, anglais pour le monde, hébreu pour le diable). Et, sur la banderole, « Victoire totale » et « Nous sommes le Déluge ».
Arrivent des hommes encagoulés, vêtus de keffiehs verts et noirs, poing levé mais froids comme des robots. Surgissent deux de ces pick-up qui ont, depuis le 7 Octobre, le goût du sang de Shani Louk, la jeune femme demi-nue, emmenée comme un petit animal, souillée puis suppliciée. Et voici Eli, Or et Ohad, les trois otages, il faudrait dire les hommes fantômes, décharnés et sans force, traînés par les hommes robots jusqu’à l’estrade.
L’un porte des lunettes noires comme si l’éclat du soleil, au sortir de la caverne des tunnels, lui était insoutenable. L’autre, tel un enfant le jour de la rentrée, tient un bout de papier imprimé qui semble un certificat de bonne conduite martyre. Au troisième on fait dire un texte ; s’il n’y arrive pas, ou se trompe, ou oublie de dire qu’« un deal vaut mieux qu’une guerre », on lui fait répéter ; et, réduit à l’ombre de lui-même, chancelant, il n’a ni le droit, ni la force, ni le désir de demander s’il va, vraiment, retrouver sa femme et ses filles. Alors, le représentant de la Croix-Rouge entre dans le champ. On dirait un bordereau de transfert qu’il signe administrativement. Tout est organisé. Everything is under control. L’État, c’est nous, le Hamas, et notre « Dieu soit loué » quand meurt un de nos enfants. Les otages, demi-morts, sont libérés. La démonstration de force est terminée. Coupez.
On ne s’étonne plus de tant de cruauté. Ni de cette passion de la mise en scène censée graver au poinçon, dans l’œil de qui a la force de regarder, l’humiliation et la souffrance infligées. Daech ne nous avait-il pas habitués, avec ses décapitations postées sur YouTube, à ce goût hollywoodien du travelling ? Et, encore avant, Al-Qaïda filmant Daniel Pearl en train de réciter, avant d’être égorgé, la profession de foi juive qu’on lui a préparée ?
Saisissant fut, en revanche, le contraste avec Tel-Aviv où l’on se pressait pour, à distance, place des Otages, s’assurer de la résurrection de trois hommes qui, chacun, « sauvaient un monde » : silence et dignité ; le bleu et blanc des drapeaux d’Israël flottant au-dessus des têtes ; et, au lieu des explosions attendues de joie ou de fureur, une atmosphère de recueillement et des larmes.
Car ainsi va la mémoire involontaire, « proustienne », du genre humain. On regarde des captifs en chemin vers la liberté. Mais ce qu’on voit c’est, comparables ou non, des survivants des camps nazis. Mêmes corps réduits à des sacs d’os. Mêmes orbites creusées, avec leur œil sans expression. Même désespoir, hagard et émacié. L’on ignore si le Hamas, qui a pris si puissamment conseil auprès de la démonologie hitlérienne, sait ce qu’il est en train d’opérer. Mais tout est, en effet, affaire d’image. Ces images-là sont justes et disent tout.
L’on n’a plus envie, après cela, d’écouter Trump vanter son deal d’or et de sable fin, son projet de grand-remplacer les deux millions de Gazaouis qui laissent apparemment faire cette infamie et son idée folle de noyer tout ça, une bonne fois, dans une coulée de béton, des tours de verre et d’acier, des piscines à débordement – Gaza c’est fini, en avant pour Mar-a-Gaza.
L’on n’a plus le temps non plus d’écouter les malins expliquer qu’il ne faut pas trop s’inquiéter, c’est juste un coup de poker, un bluff, j’ai une quinte flush, montre-moi ton brelan, ainsi se dévoile au grand jour la tartuferie de ceux qui, depuis cinquante ans, répètent, tels des disques rayés, « prison à ciel ouvert » – prison, vraiment ? chiche ! voici les clés.
Et je n’ai pas davantage le cœur, pour une fois, à rappeler que les peuples sont ainsi faits ; qu’ils sont envoûtés par leurs bourreaux ; comment en irait-il autrement quand on a été nourri à la haine antijuive des manuels scolaires de l’Unrwa ? alors, ça prendra du temps ; mais il faut réveiller les Palestiniens et les libérer de leurs démons ; il faut, même s’il est presque minuit dans l’idée humaine, qu’advienne un autre peuple palestinien.
Domine, ce samedi 8 février, un sentiment, un seul. La colère contre cette parade. L’épouvante de ces 3 contre 183 – quoi, la prochaine fois ? 2 ? 2 et demi ? jusqu’à quand ces comptes d’apothicaire ? Et puis le mythe de l’impitoyable puissance d’Israël alors que quelque chose de très profondément juif y demeure désemparé face au spectacle des hommes en noir, de leur haine martiale et sans mots, de leur jouissance barbare.
Il faut refuser cela. Il faut se révolter contre cette torture sans fin. Les alliés d’Israël ont une chose, une seule, à négocier avec le Hamas et, surtout, ses parrains : reddition sans conditions des auteurs de ces mascarades sadiques et libération immédiate des otages, tous les otages, sans attendre la fin des phases 1, et 2, et 3. Cette arithmétique est obscène. Et l’on a tort, on le comprendra un jour, de se laisser tétaniser par le chantage de robots en treillis qui ne sont forts que de notre faiblesse morale.