Le recueil « 55 poèmes » de Louis Zukofsky manifeste une poésie de l’extrême. Le poète américain s’exprime dans des formes de poèmes longs ou brefs, tout comme il choisit librement la forme du vers. Ce caractère extrême se matérialise jusque dans son patronyme. Les dernières lettres de l’alphabet latin « Z » et « Y » sont les extrémités de son nom de famille, dont la dernière syllabe invoque le ciel.
Aux yeux du commun des mortels, le mystère du chiffre « 55 » reste entier. Dans le capitalisme mondial, le chiffre est, par essence, le maître-mot à travers la production, le capital, le travail. Dans le monde économique et financier, les statistiques fleurissent, de la Grande Guerre au krach boursier de Wall Street. S’agirait-il de la Cinquième Avenue ou de la 55e rue à Manhattan, dans le quartier de Midtown, à proximité de Central Park et de Broadway ? Ferait-il un clin d’œil à Manassé, roi de Juda, qui régna cinquante-cinq ans à Jérusalem ? Le nombre 55, serait-il un signe des anges gardiens ? Curieusement, de grandes figures de la poésie, d’Emily Dickinson à Friedrich Nietzsche, meurent à cinquante-cinq ans. Son confrère juif new-yorkais, Joseph Brodsky ne trépasse-t-il pas à l’âge de cinquante-cinq ans, à Brooklyn, le 28 janvier 1996 ?
Dans son patronyme européen, si l’on se réfère à la place des lettres dans l’alphabet, on obtient la somme de 55, avec une combinaison de trois lettres K, S, Y, de quatre lettres Z, O, F, S, ou encore Z, K, O, S. D’un point de vue symbolique, le chiffre « 55 » résonne comme un écho, avec son double « 5 », tel un chiffre jumeau. Il s’apparenterait au double « S » qui figure dans son prénom Louis et son nom Zukofsky. Serait-ce le reflet de la symétrie de l’humain, comme l’enchevêtrement du corps d’une femme et d’un homme ?
En somme, le chiffre « 55 » laisse un goût d’inachèvement, comme si Louis Zukofsky avait sélectionné un échantillon de poèmes qu’il compose dans ses jeunes années, à partir des années vingt. Ce premier recueil ne comprend pas cinquante-cinq poèmes, mais il regroupe un total de soixante-et-un poèmes.
La poésie de Louis Zukofsky dépasse les frontières de la nation américaine. La famille Zukofsky réside dans la ville de New York qui s’apparente à une terre de melting-pot. Le berceau de la famille Zukofsky est la Lituanie, un pays balte qui fait partie de l’Empire russe, aux portes de l’Occident. Au-delà de la langue américaine, le persan, l’allemand, l’Italien, le latin se rejoignent dans cette œuvre poétique, alors que le yiddish d’Europe centrale constitue les racines de Louis Zukofsky, où cohabite la poésie mondiale, d’Omar Khayyâm à Dante.
Le fils prodigue de Pinchos Zukofsky étudie au City Collège of New York et à l’université Columbia, où il fait partie de la fraternité Phi Beta Kappa. Durant la Grande Dépression, les poètes coreligionnaires, Louis Zukofsky, Georg Oppen, Charles Reznikoff, entre autres, forment la poésie de l’objectivisme, sous l’égide d’Ezra Pound et William Carlos Williams. Louis Zukofsky publie, à compte d’auteur, à l’âge de trente-sept ans, son premier recueil « 55 poèmes » en autoédition, à l’automne 1941, avant que l’attaque de Pearl Harbour, le 7 décembre 1941, mettent à terre les États-Unis.
Sur le plan du style, Louis Zukofsky place son art poétique à l’extrême. Avec une langue ordinaire, il tente une aventure poétique extraordinaire. Sa poésie moderne est un champ d’expérimentation, dans un mélange de futurisme, de surréalisme, de dadaïsme, et surtout de formalisme. Cette poésie de l’avant-garde américaine tend à devenir impersonnelle, réflexive, singulière. Dans ce terrain de jeu poétique, il s’ouvre à tous les accidents qu’ils soient esthétique, linguistique, phonétique. Le langage a l’air d’un jeu de montage et de démontage. Il malaxe la syntaxe, il déphase la phrase. Louis Zukofsky désosse, décortique, désarticule son poème. L’expérimentateur de New York triture, fracture, ligature les mots, les syllabes, les lettres. Dans la société de consommation, le poète s’empare d’objets de la vie quotidienne. Chaque matin, au lever du jour, le lavabo devient un objet d’étude, telle une nature morte. Il chante son ode du matin, alors que l’eau, chaude, tiède ou froide, improvise une musique concrète, dans cette fontaine des temps modernes. Sous les yeux de Louis Zukofsky, plein d’humour, il prend forme, entre suprématisme et cubisme, à travers le poème 22 :
À mon lavabo
dont le carré est de marbre
et marqué de deux
ovales plus petits à gauche et droite pour le savon
En plein cœur de la mondialisation, Louis Zukofsky transcrit les signes de la révolution industrielle, dans une Amérique qui tend ses bras d’acier et de béton. Le poète apatride s’inscrit dans un exil permanent entre le Nouveau Monde et le Vieux Continent, du chemin de fer au ferry, sous la forme d’un éternel adieu.
Enfant de la classe populaire, Louis Zukofsky s’empare de sujets sociaux et politiques. Virulent et violent, le poète juif prend le parti pour les ouvriers du textile, durant la grève du printemps 1926, à Passais, dans le New Jersey. Il rend hommage aux grandes figures du socialisme, de Vladimir Ilitch Oulianov, à Karl Marx. Avant que les peuples ne sombrent dans une zone de turbulence, du nazisme au totalitarisme, il décrit le démon de l’Amérique, le billet vert, dans le poème « Cet automne, 1933 », qui s’envole sur les trottoirs de Manhattan, alors que Franklin Delano Roosevelt lance son New Deal :
L’usine à billets américaine
fait des coupures
Les lumières sont allumées dans son sous-sol,
10 fois 10 au carré au bas des fenêtres de sa façade.
Le poète et fumeur new-yorkais tend une dernière cigarette, tel un acteur hollywoodien des Années folles. Sur une plage inconnue, les torches de la liberté s’affichent au bout des lèvres. Dans un geste réaliste, Louis Zukofsky brosse un paysage de la côte Est, dans le poème 14, avant qu’il ne s’éteigne, à Port Jefferson, sur Long Island, le 12 mai 1978, sous la mandature de Jimmy Carter :
Le sable : Pour la cigarette finie
sur la plage le cendrier universel :
ou la graisse du bacon est versée :
la Connaissance : l’odeur est reprise
et emportée par les vents
marins