Après quoi courent-elles ces personnes bénies des dieux, à qui tout sourit, et qui vont délibérément se mettre en danger au nom d’on ne sait quel devoir de solidarité ?

L’histoire récente compte quelques exemples d’intellectuels, philosophes, journalistes, qui se portent au secours des populations en détresse, pour témoigner, alerter, voire les épauler physiquement. Plus rares sont les banquiers. C’est pourtant le cas de Ruben Vardanyan qui, face à la menace de nettoyage ethnique guettant les Arméniens du Haut-Karabakh après l’offensive militaire azerbaïdjanaise de l’automne 2020, a pris le risque de se jeter dans la gueule du loup, sans parachute de secours (il renonce à sa nationalité russe), en gagnant ce territoire encerclé, mais pas encore coupé du monde. Deux mois après son arrivée sur place, en octobre 2022, le piège se referme, sans surprise. L’armée azerbaïdjanaise, violant les articles de l’accord de cessez-le-feu signé avec l’Arménie le 9 novembre 2020, verrouille le seul point d’accès à l’enclave. C’est le début d’un blocus totalement hermétique, visant à créer un climat de panique et à précipiter l’exode, le jour venu. 

Après avoir infligé aux 120 000 habitants de la République autoproclamée 9 mois de privations en tous domaines, dont celui de l’alimentation, l’armée azerbaïdjanaise leur ouvre d’un côté une voie de passage vers l’Arménie, et les pousse dehors de l’autre, en lançant le 19 septembre 2023 une offensive contre la population civile. Au bout de trois jours, il ne restera plus rien de la présence arménienne multimillénaire en Artsakh. Après l’hémorragie démographique provoquée par le génocide de 1915 (1,5 million de morts) dans la Turquie ottomane, un nouveau pan du territoire peuplé d’Arméniens tombe dans l’escarcelle du panturquisme… 

Mais le régime azerbaïdjanais ne prétend pas seulement chasser, puis spolier la population autochtone. Il entend également prendre sa revanche sur les responsables de la résistance arménienne qui osent lui tenir tête depuis 30 ans. A la faveur d’un check-point installé dans l’unique voie de sortie de l’enclave, ses soldats procèdent à l’interpellation de tous les dirigeants de l’entité honnie, dont notre milliardaire, repéré parmi les réfugiés. 

Immédiatement arrêté, menotté, Ruben Vardanyan est placé au secret. Il ne réapparaîtra en public, très amaigri et le visage marqué, qu’un an et demi plus tard, à l’occasion des dits « procès » de Bakou, où il comparait devant la justice des assassins de son peuple, avec 22 autres cadres politico-militaires de la République du Haut-Karabakh, dont ses trois derniers présidents.  

Evidemment accusé de tous les crimes et de tous les maux, au motif de ce qu’il est – un Arménien – et de ce qu’il représente – la volonté de vivre sur ses terres, il risque la perpétuité. Un châtiment qui pourrait toutefois ne pas s’éterniser eut égard aux conditions de détention dans cet État de non-droit que constitue l’Azerbaïdjan, l’une des pires dictatures du monde. 

Inutile de s’appesantir ici, sur l’aspect juridique de ce jugement. Ruben Vardanyan est pour l’Azerbaïdjan une prise de guerre, un trophée destiné à rappeler la toute-puissance de son arbitraire sur une Arménie démocratique de 3 millions d’habitants qui ne sera jamais en mesure de rivaliser militairement avec les deux États l’ayant pris en tenaille : l’Azerbaïdjan (10 millions d’habitants et sa manne gazière) et la Turquie (80 millions d’habitants, deuxième armée de l’OTAN, pilier de la conférence des États islamiques et membre du G20). 

Ruben et les 22 autres prisonniers arméniens peuvent-ils pour autant être qualifiés d’otages ? Il est, hélas, à craindre pour eux qu’ils ne bénéficient même pas de ce statut pourtant terrifiant, l’Arménie n’ayant personne à troquer pour les sauver. Du moins Israël, détient-ils dans ses geôles des condamnés susceptibles de servir de monnaie d’échange, dans des situations extrêmes, comme celle du pogrom du 7 octobre 2023. Les amis de Ruben, essentiellement sa femme, l’extraordinaire Veronika Zonabend, juive de Russie, totalement impliquée dans les entreprises philanthropiques de son mari et son fils, David, n’ont quant à eux à opposer au diktat d’Aliev, que la force de leur bon droit, soutenu, il est vrai, par des moyens importants. La fortune de Ruben Vardanyan, nommé entre autres « Entrepreneur de l’année » par Ernst & Young en 2004, s’évalue à un milliard de dollars. Un capital conséquent dont ils auraient pu jouir, lui et sa famille, leur vie durant. Mais l’argent n’a jamais été une fin en soi pour ce self-made-man altruiste. En atteste, ses multiples initiatives philanthropiques, à l’instar du prix « Aurora pour l’éveil de l’humanité », créé en 2015 et doté d’un million de dollars pour la meilleure mission humanitaire de l’année. Une fondation dont le comité de sélection a été coprésidé par des personnalités aussi exceptionnelles qu’Elie Wiesel, George Clooney, plusieurs prix Nobel et, en France, Bernard Kouchner. 

Que l’on me permette de témoigner ici de ma seule et unique rencontre avec Ruben Vardanyan, que d’aucuns se plaisent à dénoncer comme un agent russe, puisqu’il a fait fortune en Russie, n’est-ce pas… Lors d’un déjeuner au restaurant Pétrossian, à Paris, avec deux figures connues du monde franco-arménien, il nous avait demandé conseil en 2015 pour investir en France dans des projets sociaux ou humanitaires. Son but : rendre à la France, ce qu’elle avait donné au peuple arménien, en accueillant les réfugiés du génocide. Un objectif qui m’avait un peu surpris, pour être très sincère, compte tenu du décalage récurrent entre les énormes besoins financiers de l’Arménie, engendré par l’état de guerre permanent et la relative modestie de ses ressources. Mais telle était la philosophie de cet homme d’affaires empreint d’humanisme, d’universalisme et de courage, aujourd’hui abandonné de presque tous, comme ses 22 autres compagnons d’infortune, si l’on peut dire. Jusqu’à quand ?