Ce qui est beau dans Photo sur demande de Simon Chevrier, c’est comment une image, à l’instar d’un souvenir ou d’une odeur, peut provoquer un bouleversement en agissant comme une lame de fond. Cette image – Daniel Schook, Sucking Toe du photographe Peter Hujar[1], icône gay s’il en est – c’est celle qui figure sur le bandeau du livre. Variation du Tireur d’épine du Palais des Conservateurs romain, réflexe infantile, image érotique légèrement troublante, la photo est, ici, un point de départ. « Assis sur une chaise, dans une pièce vide aux murs clairs, [le modèle] se penche en avant et attrape sa jambe, l’orteil ramené à sa bouche comme le pouce d’un enfant. » La première fois, lorsque le narrateur l’aperçoit au-dessus du lit de l’amant, il se demande si ce pied de nez – littéral – lui est adressé ou si ce trouble se répète chez tous ceux dont le regard s’attarde un peu trop longtemps sur le modèle.

Le narrateur est un giton – c’est d’ailleurs le nom du site de rencontre qu’il fréquente. Autrement dit, un jeune homme qui se prostitue auprès d’hommes plus âgés. « À propos de moi : Étudiant en langue, amant sur mesure pour hommes cultivés, prix et photos sur demande. » C’est une prostitution douce, en sourdine, presque sans affect, afin de financer de mornes études d’anglais. « D’une certaine façon, et pour me rassurer, je me dis que les passes me permettent au moins de me sentir vivant. » Il y a aussi les autres rencontres avec les garçons de son âge, non tarifées celles-ci ; infructueuses et déçues – l’ordinaire de nos applications. Et puis il y a surtout, en pleine pandémie, le deuil à venir du père mourant.

La photo de l’amant aimante, l’obsession grandit. « Daniel Schook semble nexister que par cette photo. » Qui est-il ? Daniel, bien sûr, est un miroir. Commence alors une enquête et comme souvent, dans les enquêtes, on trouve ce que l’on n’était pas venu chercher. Ainsi, à propos du livre de David Wojnarowicz[2] dans lequel ce dernier raconte ses visites au chevet de Peter Hujar malade, c’est son père en lieu et place du photographe que le narrateur aperçoit : « Wojnarowicz voit sa mort dans celle de Peter comme je considère la mienne à travers celle de mon père. » Quand, à propos d’une autre photo, la description de Daniel glisse vers celle du père, c’est son propre corps que le fils trouve reflété. « Jai lintuition que je chercherai encore longtemps à savoir être sans mon père, à savoir faire avec mes pensées. »

Le roman se déroule en fragments, parce que c’est ainsi que fonctionne la mémoire : l’impuissance du fils devant l’agonie du père – cet illustre inconnu –, Thibault et Louis, les garçons aimés, et puis Daniel Schook, le modèle photo qui le happe : il est la somme de tous les autres. Pas étonnant, dès lors, que l’un des clients qui héberge un temps le narrateur s’appelle « L’homme », dans ce livre qui n’est rien d’autre qu’une histoire d’hommes ; père, images-modèles, amants, c’est-à-dire tous ceux qui accompagnent et qui construisent la vie d’un jeune homosexuel.

« Que je le retrouve ou non, l’important c’est la démarche elle-même, avec toute la connexion qui se crée en songeant à nos disparus, à l’affiliation que je ressens quand j’observe les photos de Daniel, et aux scénarios que je m’invente au-delà de leurs contours. »

Les fragments permettent une grande variété de tons, une fidélité au réel déconcertante. Parfois, c’est drôle : « Sur Giton, un homme qui aimerait que je lui envoie des sous-vêtements souillés et portés, se demande comment procéder au paiement. PayPal ? Chèque ? » Parfois, c’est simplement beau : « De retour chez moi, je songe à reprendre contact avec Louis, déçu quil ne me lait pas encore proposé. Je pense alors à un cœur. Jenvoie un cœur, un simple cœur.  <3 » Parfois, c’est bouleversant, comme lorsque le narrateur, enfant, essaye les robes et les talons de sa grand-mère : « Elle dit que [mon père] naimera pas me voir comme ça, que je ferais mieux de remettre mes habits. Jignore ses conseils prudents et massois dans le salon. Une heure plus tard, jentends la voiture dans lallée. Je descends laccueillir, mapprête à me jeter dans ses bras pour le surprendre, ne pas lui laisser le temps de réaliser. La porte du garage souvre, il entre, me regarde courir vers lui, et les traits de son visage passent de ceux dun père aimant à une expression que je nai jamais vue. » Cette scène, tous ceux qui ont déjà cherché des hommes la connaissent et l’ont éprouvée.

Alors, à propos du titre, de quelle photo parle-t-on ? Le roman de Simon Chevrier porte en lui cette évidence – de celles qu’il n’est pas toujours nécessaire d’expliquer : « Je ne mattendais pas à ce quune photo connue cache autant de mystère. Je narrive pas non plus à mettre les mots justes sur les raisons de mon intérêt. Il ny a plus qu’à chercher. Vraiment chercher. » Et puis, plus loin : « Dès que les pensées de manque reviennent, jallume de nouveau Grindr, cherche le prochain garçon contre lequel me heurter. » Ça aussi, justement, on le connaît par cœur.

Ce qui est beau, enfin, et troublant, c’est que le photographe Peter Hujar, élevé par ses grands-parents, n’a jamais connu son père. Et que son modèle, Daniel Schook, fut abandonné par ses parents. À la fin du livre, le narrateur évoque les retrouvailles du modèle avec sa mère : « Il dit qu’avoir retrouvé sa mère lui fait réaliser que Dieu existe sûrement. » Toujours lui, incontestablement.


[1] Peter Hujar est un photographe américain connu pour ses portraits en noir et blanc. Soutenu par Andy Warhol et Susan Sontag, amant David Wojnarowicz, il meurt d’une pneumonie en 1987 après avoir contracté le virus du sida.

[2] David Wojnarowicz est un artiste américain, écrivain, peintre, photographe, cinéaste. Militant pour les droits des homosexuels aux côtés de Nan Golding, Lydia Lunch ou Kathy Acker, il a raconté sa relation avec le photographe Peter Hujar dans Au bord du gouffre. Il meurt du sida en 1992.

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