Il est des êtres qui ne croient en rien. Absolument en rien. Ni en Dieu ni en l’humanité. Ils ne voient le monde que comme un amoncellement de briques, sans autre continuité entre elles que celle des lois de la mécanique et de la causalité physique.
J’en ai connu. Ni mystère, ni magie. Ni unité. Le temps lui-même leur paraît disjoint : si ce qu’ils font à l’instant t n’a pas de conséquence autre que purement physique sur t+1 (j’ai touché l’interrupteur, la lumière s’est allumée), alors il n’en reste plus rien, aucune trace, à peine une mémoire. Tout – la nature, les humains – se réduit à une succession de stimuli-réponses, des amas de matières plus ou moins cohérentes sans rien qui les lie entre elles. Les rêves eux-mêmes ne sont pour eux qu’une régurgitation en mode aléatoire d’images et sensations « captées » par la machine cérébrale. La conscience ? un truc de bonnes femmes, une chimère pour cœurs sensibles. Dès lors, la morale commune leur est totalement étrangère – quelque chose d’abstrait, alors que tout est concret. Si je commets un crime à l’instant t et que je ne suis pas pris, à t+1 le crime n’est plus là, et le Je qui l’a commis non plus. Sans doute faut-il avoir un certain sens de l’unité – de l’être, du temps, du monde et des choses –, et d’une unité plus pro- fonde que celle des apparences, pour avoir le sens du Bien et du Mal. Comme celui de l’Amour. Pour eux – je les ai vus à l’œuvre – l’amour n’est qu’une histoire transactionnelle, une succession d’échanges, de phéromones et de faveurs ; le désir, une carte mère de zones érogènes que l’on active et désactive à souhait, une série de branchements purement machiniques. Clic, déclic.
On a beaucoup écrit sur la manière dont le porno procède de cette même machinisation-disjonction des corps–et des êtres qui s’incarnent en eux. On ne s’alarme apparemment pas suffisamment du cataclysme que représente l’explosion concomitante de la consommation de porno en ligne, qui atteint des proportions dantesques – partout, tout le temps, dans le creux de la main, en un clic, de plus en plus jeune et toutes classes sociales confondues –, et de l’automatisation du sexe à la demande (appelons un chat un chat) via les apps dites « de rencontre » : ensemble, les deux phénomènes transmuent la machinisation-disjonction des corps en désunion de tout : de soi, des autres, de la société ou ce qu’il en reste. On n’est plus qu’une marchandise à consommer, une poupée à démembrer, une dick pic à partager, un trou à prendre.
Alors, découvrant la terrible histoire de M. Pelicot et de sa femme offerte à son insu à des dizaines d’inconnus, j’ai éprouvé, bien sûr, quelque chose entre l’effroi et l’effarement. Une forme de consternation aussi. Et puis, plus tard, évidemment, l’admiration et le respect pour le courage et la dignité de Gisèle Pelicot. Mais très vite – cela peut paraître étrange, mais c’est ainsi – ce sont deux autres sentiments qui se sont imposés à moi.
D’abord, une tristesse résignée : la confirmation de l’abîme – auquel je venais de consacrer un roman et plusieurs années de ma vie. Cette affaire Pelicot – son apparente banalité, le surgissement de l’horreur sous la douceur anonyme des petites bourgades sans histoire – nous rappelle que l’abîme est partout, il sourd sous le monde, comme un système veineux superficiel charriant sous la terre le sang noir de l’horreur insondable de l’homme. Rares sont ceux qui marchent à la lumière et parviennent à n’y pas sombrer.
Ensuite – mais c’est lié : un vertige, face à cet abîme qui s’ouvre au sein même de M. Pelicot, comme s’il se divisait en deux, comme un mannequin que l’on couperait tout en longueur – non une duplication, mais une scission –, comme une poupée qui se dépècerait elle-même pour révéler son intérieur grouillant de vermine ; l’abîme qui s’ouvre béant entre le Dominique avec lequel Gisèle a vécu (ou croit avoir vécu) – et qu’elle répète, jusqu’au bout, avoir aimé, c’est bouleversant –, entre l’époux aimant, attentionné, « aux petits soins », et le monstre qui la droguait et la filmait se faisant « prendre » violemment par des inconnus. Voilà un conjoint disjoint, disloqué, et pour qui la dislocation ne pose pas problème – sans doute parce qu’elle est l’ordre du monde, de son monde. Il passe apparemment avec une aisance confondante de t à t+1, de Pelicot + à Pelicot -, de monstre la nuit à époux le jour. Bizarrement – c’est une supposition, mais les pervers « disloqués » que j’ai connus n’avaient aucun problème avec ce genre de raisonnements – j’ai eu l’impression que c’était ce même abîme qu’il percevait entre chaque nouvelle Gisèle qu’il croisait – puisqu’il ne croyait point qu’elle ait une âme, ou à tout le moins une unité autre que celle de ce corps qu’il redécouvrait chaque matin, comme chaque nuit. On l’allume, on l’éteint. Elle n’est pas là, quand on lui fait ce qu’on lui fait, donc ce n’est pas vraiment lui faire du mal – non, ce n’est même pas qu’elle n’est pas là, ça sous-entendrait qu’il y a une Elle, pour lui. C’est plutôt qu’il n’y a plus rien qu’un corps – le cerveau est débranché, c’est bien pratique. Au réveil, on sera « aux petits soins », on lui fera du bien, on la dorlotera, on lui dira des choses tendres – stimulus/réponse, action/réaction. Où peut bien être le mal ? Il faudrait pour le concevoir qu’il y ait autre chose que de la matière brute sans rien jamais de supérieur, au-dessus, au-delà – ni Dieu, ni Je, ni morale, ni même idées abstraites –, il faudrait qu’il y ait continuité entre t et t+1, entre celui qu’il est quand il filme les viols et l’autre qui dit des mots tendres en préparant le café, entre celle qui est « éteinte » parce que droguée et celle qui vit éveillée.
La figure de l’automate, qui est une figure du démon, m’a toujours glacé le sang. Mais plus encore : le diable, c’est son étymologie, c’est celui qui divise, qui désunit. Comment ne pas croire que nous vivons sous le règne de Satan – dont une étymologie supposée est « celui qui opère un écart ». Et entre chaque parcelle de soi, chaque parcelle du monde qu’il sépare surgit l’abîme de notre abjection, l’abîme où s’emballent tous les compteurs – une fois ouverte la brèche, il n’y a aucune limite aux horreurs dont l’humain est capable.