1. On a beaucoup disserté – à juste titre – sur la vision qu’ont les accusés de la femme, et par extension du corps de la femme, considéré comme un pur objet à disposition (« C’est sa femme, il fait ce qu’il veut avec »). Ajoutons, au-delà de la question des rapports homme-femme, au-delà de la caractérisation d’une culture du viol, que cette affaire dit beaucoup sur les tombereaux de honte que charrie encore le désir sexuel. Si l’idée du sexe n’était pas si honteuse, elle n’entraînerait pas dans d’aussi bas-fonds. Car tout fantasme étant réversible, lorsqu’on traite l’autre comme un déchet, on se traite soi-même comme un déchet. Quand on dégrade la dignité de l’autre, on dégrade sa propre dignité en miroir. Je ne vois donc pas (uniquement) une haine de la femme dans cette affaire, mais aussi une misère globale – judéo-chrétienne peut-être ? – quant à la question sexuelle. Sans nullement justifier les crimes de ces hommes, ni atténuer leur responsabilité, rappelons qu’une grande partie des accusés ont subi des traumatismes sexuels ou psychologiques dans l’enfance. Il est pourtant possible de jouir sans dégrader – et sans se dégrader. Ce procès est aussi celui de la misère du corps, de la misère des cicatrices non cicatrisées, d’un masochisme qui ne dit pas son nom. Malgré, et je le répète, une ligne très nette entre les coupables et les victimes.

2. Si le sexe n’était pas cloîtré dans ce coffret de honte, certains des hommes ayant quitté le domicile de Dominique Pelicot sans violer son épouse, choqués de ce qu’ils découvraient, auraient peut-être eu la décence de prévenir la police. C’est presque ce « détail » qui m’effare le plus : qu’aucun homme n’ait songé à alerter les autorités sur le viol qui avait lieu dans cette maison. Mais peut-être qu’ils n’ont simplement pas perçu le problème du dispositif ? Sinon qu’ils avaient des choses à se reprocher et sont restés muets par lâcheté ? Toutes les hypothèses sont misérables.

3. Selon Freud – et selon Œdipe –, il existe chez tout enfant mâle le fantasme de coucher avec sa mère. Il serait passé par l’esprit de tout petit garçon, observant sa mère endormie, de s’approcher, de l’embrasser, de la pénétrer comme une « vraie femme ». Il semble que Dominique Pelicot ait réalisé, dans l’âge adulte, avec la mère de ses enfants, ce fantasme enfoui. Ce faisant, il a franchi la ligne rouge qui sépare la civilisation de la barbarie. Si la civilisation est Camus : « Un homme, ça s’empêche. »

4. J’ai été frappé par la dimension homosexuelle de cette affaire. Au-delà des quelques actes homosexuels qui ont réellement eu lieu entre Dominique Pelicot et certains accusés, un peu d’arithmétique remet les choses à leur place : nous n’avons pas, dans cette chambre, cent femmes et un homme. Nous avons cent hommes et une femme. Ça ne fait pas un peu pédé, tout ça ?

5. Il serait intéressant d’analyser l’affaire Pelicot à l’aune des Deux corps du roi de Kantorowicz. Il faudrait simplement modifier le titre : Les Deux corps de la femme. Ou dans les mots d’Eustache : La Maman et la Putain. Pour changer enfin cette vocation schizophrène, intenable, que la société exige de la femme. D’être tantôt le corps désirable et pénétrable de la pute, tantôt l’âme douce et enveloppante de la mère. Dominique Pelicot a divisé en deux corps son épouse : la putain endormie, la maman au grand jour. Plus précisément, il a sculpté une « salope » de toutes pièces (je reprends ses mots), alimentée par l’égoïsme criminel de sa jouissance. Il ne manquait qu’une chose à sa créature pour devenir réelle : un consentement. En ce sens, Gisèle Pelicot n’était pas présente pendant ses viols. D’individu, elle était réduite à un objet, à une poupée gonflable. Les viols perpétrés ont quelque chose, à cet égard, de l’orgie masturbatoire… avec une victime bien tangible.

5 bis. À propos des vidéos de viols filmées par son mari, l’avocat de Gisèle Pelicot, Maître Babonneau, explique à un média : Je me souviens qu’elle était profondément troublée par le fait qu’elle ronflait. Elle était pourtant nue, il y avait des pénétrations, on la voyait filmée en train d’étouffer avec un pénis dans la bouche, Dominique Pelicot disant à l’homme « doucement » et « laisse-la respirer », elle savait que des gens allaient voir cela – mais ce dont elle avait le plus honte, c’était de ses ronflements. Lisant ce témoignage sur « la honte des ronflements », je pense : c’est terrible, parce que c’est la seule chose qui vient d’elle.

6. Dominique Pelicot était un « père idéal », un « mari idéal », on l’a souvent entendu. Lui aussi, donc, s’est divisé en deux : le mari parfait face au monstre. J’éprouve toujours une crainte spontanée pour la notion d’idéal. L’idéal, c’est l’opposition nette du Bien et du Mal, promue depuis toujours par les religions. Dans les faits, cette opposition n’existe pas. Ses partisans se prennent toujours les pieds dans le tapis. C’est l’histoire de Dr. Jekyll et Mister Hyde : à trop vouloir cliver le bien et le mal, l’on finit par autoriser le mal à prospérer au maximum en « sa circonscription », jusqu’à devenir irréversible. J’ai toujours cru en un être humain multiple, traversé de pulsions contradictoires, et s’efforçant de s’élever vers le mieux. Plutôt que de se prévaloir d’une quelconque pureté, de s’illusionner sur son statut de bon mari, de bonne âme, de prophète du Bien, mieux vaut partir du principe qu’il faut chaque matin se méfier de soi, et s’examiner toute sa vie durant, par la lecture, par l’écriture, par la psychanalyse. Si Dominique Pelicot avait suivi une analyse, il n’aurait pas donné autant de pouvoir à Mr. Hyde.

7. Cette affaire secoue aussi la société parce que le sommeil touche les humains de toutes les civilisations, parce que nous sommes tous exposés, chaque nuit, à cet état de fragilité extrême. L’enfant est étymologiquement celui qui n’a pas la parole. L’endormi(e), celui ou celle qui ne peut pas se défendre. Il est des lois universelles, qui précèdent le juridique, le concept, la morale. Une sorte de justice immanente : on ne profite pas de celui ou de celle qui ne peut se défendre. Aussi devons-nous nous convaincre que les Dominique Pelicot sont rares, sans quoi chaque nuit deviendrait aussitôt un immense danger. Dominique Pelicot a commis aussi ce crime : faire entrer le danger au cœur de l’intimité de nos chambres, là où nous le considérions impossible – pour réussir à dormir. De ce point de vue, cette affaire est aussi grave qu’un inceste, je veux dire de la même nature, car elle place le mal là où il ne devrait jamais pouvoir s’introduire.

8. La position la plus terrible : celle de la fille de Dominique Pelicot, qui pense avoir été « peut-être violée », sans en avoir la certitude. D’une manière, Gisèle Pelicot a vu l’horreur – comme lorsqu’on a vu le corps d’un mort – et peut désormais essayer de se réparer. Sa fille ne peut qu’imaginer ce qui a possiblement eu lieu, la voici donc prise en étau entre l’écœurante hypothèse et son propre imaginaire. Violence inouïe. Compassion infinie.

9. Il y a en tout homme, en toute femme, une part de monstre. L’affaire Pelicot pose, avec une focale grossie mille fois, la question de la monstruosité du parent, de l’être à qui nous devons notre existence. Il est aisé d’absorber, de reproduire la part lumineuse d’un héritage. Que faire, comment métaboliser, et surtout comment refuser la part monstrueuse ?

10. Une idée de terrible roman : dans la tête d’un des violeurs de Gisèle Pelicot dont les coordonnées ont été effacées, qui n’a pas été appréhendé ni jugé. Ce secret intenable.