Certaines rencontres intellectuelles marquent une vie et façonnent durablement notre rapport à la pensée et au savoir. Ces instants rares, où l’échange transcende le cadre de l’enseignement pour se transformer en une véritable expérience existentielle, restent gravés dans la mémoire comme des jalons lumineux sur les chemins qui mènent à la sagesse. J’ai eu le privilège d’assister, durant trois années à la fin des années 1980, aux cours donnés chaque samedi en fin de matinée par le philosophe Emmanuel Levinas, au sein de l’ENIO, un lycée situé dans le quartier d’Auteuil, dans le 16ᵉ arrondissement de Paris. Je faisais partie de ces élèves sélectionnés pour lire et traduire un passage de la section hebdomadaire de la Torah devant le philosophe, qui s’attelait ensuite à commenter cette lecture à la lumière des interprétations de Rachi (1040-1105), le célèbre rabbin de Troyes. Ces matinées furent bien plus qu’un simple exercice académique : elles incarnaient une quête partagée, celle de comprendre les textes sacrés dans toute leur profondeur philosophique et leur portée universelle.

Je revois encore la silhouette du professeur Levinas, vêtu d’un costume croisé orné d’une pochette blanche, arrivant discrètement à la fin de l’office, un livre de Torah à la main, prêt à délivrer un enseignement qui contrastait avec ses cours de philosophie à la Sorbonne. Je garde en mémoire ces face-à-face avec le maître et cette foule, toujours plus nombreuse et hétéroclite, qui l’écoutait avec passion et admiration.

Pendant longtemps, j’ai cherché des traces de cet enseignement oral, délivré le shabbat – un jour où, conformément à la tradition, il est interdit de prendre des notes ou d’effectuer un enregistrement audio. Ces contraintes rendent le nouveau livre de Salomon Malka, Samedi prochain à Auteuil, qui vient de paraître aux éditions du Cerf, d’autant plus précieux. L’auteur y retranscrit certains cours qu’il avait consignés dans un carnet après les avoir entendus. Il restitue ainsi un enseignement inédit d’Emmanuel Levinas tout en offrant une chronique littéraire de ces années d’intense effervescence intellectuelle, où des figures comme Jankélévitch ou Bergson croisaient leurs interprétations des textes bibliques. Il raconte aussi avec fidélité l’ambiance des séances et leur mise en scène : les chaises disposées en cercle, un élève lisant et traduisant mot à mot un passage de la Torah, et le maître déroulant son analyse, alternant étymologie, grammaire et interprétations philosophiques.

Salomon Malka nous dévoile plusieurs analyses du maître sur le commentaire de Rachi. Celle notamment où il aborde le sens de l’expression décrivant l’attitude du corbeau envoyé par Noé après le Déluge pour explorer la possibilité d’une terre ferme. Le texte de la Genèse (8,7) affirme qu’« il allait et venait », cela sous-entend pour Levinas que le corbeau multipliait les allers-retours vers l’arche, inquiet d’avoir laissé sa compagne seule. Ce comportement, à première vue, pourrait suggérer un renouveau empreint d’optimisme, une confiance dans les promesses d’un monde régénéré. Pourtant, Levinas invite à une lecture plus profonde : loin de manifester une quelconque exaltation, le corbeau conserve une méfiance instinctive. Il demeure vigilant, habité par la mémoire d’un monde englouti, et inquiet de ce que l’humanité pourrait devenir. Ce portrait d’un oiseau prudent, presque jaloux, réticent à céder à l’euphorie d’un renouveau, se transforme alors en une puissante métaphore de la condition humaine après le déluge : une vigilance permanente face à la fragilité des êtres et à leur défiance persistante, malgré les épreuves traversées.

Cet exemple illustre parfaitement la démarche de Levinas : partir d’un détail textuel apparemment anodin pour en révéler les profondeurs philosophiques et éthiques. En s’appuyant sur les commentaires traditionnels et en les réinterprétant à la lumière de sa pensée, il transforme une scène biblique en une méditation sur la condition humaine. En effet, ce qui fascine Levinas, ce ne sont pas uniquement les récits bibliques, mais leur portée philosophique. Il questionne des nuances subtiles : quelle différence entre « il appela » et « il dit », ou encore entre le « dire » et le « dit » ? Sa réponse illustre sa vision de l’altérité : « On en appelle à, on attire l’attention de, on tourne le visage vers, mais on reste dans le domaine du dire. Ce n’est qu’en passant du dire au dit qu’on entre dans une véritable interlocution, qu’un discours et un dialogue se nouent. »

Un autre passage de la Genèse (37,1) inspire au maître une réflexion sur Jacob, revenu s’installer sur la terre de ses ancêtres en quête de tranquillité, mais voyant ses ennuis commencer. Rachi commente : « Les justes ne doivent pas chercher le repos. » Levinas embraye : « Être juste, c’est rester en éveil ! » Il évoque aussi l’image du juste quittant un lieu, emportant avec lui l’aura de toute une ville, comme Jacob quittant la terre de Canaan pour rejoindre la ville de Haran en Mésopotamie (Genèse 28,10). Levinas établit un parallèle avec Bergson, symbole de Paris, qui portait avec lui l’esprit de la capitale lorsqu’il enseignait à l’étranger.

Les derniers instants de Jacob en Égypte, racontés à la fin de la Genèse (47,29), offrent des enseignements profonds que Levinas explore avec attention. Le troisième patriarche demande à son fils Joseph de lui promettre qu’il l’enterrera dans le caveau familial, en terre d’Israël, et non sur le territoire égyptien. Levinas s’arrête sur l’expression hébraïque hessed veemet (bonté et vérité), employée par Jacob et interprétée par Rachi comme une bonté authentique, désintéressée, accordée sans espoir de réciprocité. Ce désintéressement, cette manière de rendre hommage à l’autre, imprègne toute l’œuvre d’Emmanuel Levinas et notamment sa théorie sur le visage.

Les cours regorgent de moments où le philosophe mêle réflexion biblique et interrogation talmudique. Pourquoi entend-on mieux la voix la nuit que le jour ? Qu’est-ce qui distingue les temps messianiques du temps présent ? Levinas s’inspire aussi de ce passage qui précède la révélation, où « Moïse s’approche de la brume où se trouve l’Éternel » (Exode 20,21), pour énoncer : « Il faut écarter l’obscurité pour obtenir une étincelle du divin. » Le verset suivant, où l’on lit l’injonction divine : « Vous ne ferez pas de dieux d’argent et de dieux d’or » (Exode 20,23), offre une autre illustration de son approche : « Méfiez-vous de tout ce qui est brillant, trop brillant ! », rappelle Levinas, soulignant ainsi l’impératif d’humilité et de sobriété face au sacré.

Cette réflexion sur l’obscurité et la lumière, sur la distinction entre le sacré et le profane, trouve une résonance particulière dans le domaine de la transmission du savoir. En effet, elle n’est pas un simple acte de passage de connaissances mais au contraire un travail sur les récits eux-mêmes, un processus qui consiste à « ressasser, travailler et renverser » les enseignements, dans une dynamique d’interrogation constante. Cela se retrouve dans le verset du Deutéronome (6,7) : « Et tu l’enseigneras à tes enfants, et tu parleras (védibarta) en eux (bam) ». Loin de se contenter d’une lecture littérale, Levinas propose une interprétation différente de « bam » – « en eux », suggérant que l’injonction ne s’adresse pas directement aux enfants, mais plutôt aux récits eux-mêmes et à la manière dont ils sont transmis. Le véritable acte de transmission selon Levinas consiste à faire vivre les enseignements à travers un renouvellement constant de leur interprétation. C’est dans cette perspective que le nouvel ouvrage de Salomon Malka se distingue, comme un témoignage vivant de cette expérience intellectuelle. À travers son récit, il rend compte de ces moments d’éblouissement où la philosophie et la Bible dialoguent pour illuminer les aspirations les plus profondes de la pensée humaine.

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