La parution du vingtième numéro des Cahiers d’Études Lévinassiennes offre l’occasion d’un petit retour sur l’histoire de la revue. Créée en 2002 par Benny Lévy, elle est totalement indépendante et publie depuis vingt-deux ans un numéro annuel thématique[1].
« Les Cahiers devront être la revue de référence, incontournable dans le champ des études lévinassiennes », disait Benny Lévy lors de leur création. Ce projet sonnait comme un programme. Ils furent de fait la première (et pendant longtemps la seule) revue au monde consacrée à la pensée du philosophe. D’emblée, ils se donnèrent pour tâche de diffuser le travail effectué sur les textes de Lévinas à l’Institut d’études lévinassiennes, créé deux ans plus tôt à Jérusalem par Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy et Benny Lévy. Le cœur vivant de l’Institut était alors le séminaire de Benny Lévy, proposant une lecture neuve et passionnante des textes de Lévinas.
Sans être au sens propre une revue savante, émanation d’une maison d’édition ou d’un laboratoire universitaire de recherche, la revue vise la plus haute exigence et offre aux chercheurs une chambre d’écho et un espace de discussion. Dans un monde intellectuel souvent clivé par des chapelles ou des querelles d’héritage ou d’ego, les Cahiers, rejetant tout académisme, se sont donné pour règle de ne jamais tomber dans ces écueils et de publier tout chercheur dont les travaux présente un intérêt.
Ce fut d’abord le temps des grands projets : l’Institut, récemment créé, disposait alors de moyens relativement importants. Le tirage de la revue fut à la hauteur des attentes : pas moins de deux mille exemplaires (nous en sommes aujourd’hui, en ces temps plus modérés, à deux cents), imprimés en Israël et envoyés en France par voie maritime. La majeure partie des exemplaires du n° 1 fut endommagée par l’eau et retenue de longues semaines pour d’obscures raisons de droits de douane – bref, perdue à jamais. Les éditions Verdier ne distribuaient pas encore la revue, et je devais faire le tour des librairies parisiennes pour y placer quelques exemplaires en dépôt. Il y eut donc dès le début quelque chose d’artisanal dans notre revue, qui perdure sous d’autres formes.
Après le deuxième numéro[2], la décision fut prise d’imprimer en France et Verdier accueillit la revue dans son catalogue. Le n° 3, préparé en grande partie avec Benny Lévy, ne parut qu’après sa mort. Il fallut un nouveau directeur de publication. Jusque-là secrétaire de rédaction, j’assurai la continuité. L’Institut connut alors de grands bouleversements : sa colonne vertébrale – le séminaire de Benny Lévy – s’était brisée. Il fallait, non pas la remplacer, c’était impossible, mais la réinventer. L’Institut migra à Paris, faute de pouvoir continuer à Jérusalem. C’est René Lévy qui en prit la direction[3].
Nous avons gardé le principe selon lequel le thème annuel de la revue est celui du séminaire de l’Institut l’année précédente. Un dossier lui est consacré qui reprend les textes, revus et corrigés par leurs auteurs, des séances du séminaire, auxquels s’ajoutent des articles complémentaires. La partie strictement lévinassienne, dévolue aux chercheurs, occupe les dernières rubriques de la revue : une bibliographie exhaustive des ouvrages parus dans différentes langues à travers le monde (grâce à un réseau toujours plus grand de correspondants) et des recensions des livres les plus significatifs parus durant l’année écoulée[4].
Au fil du temps, nous avons conçu d’autres rubriques, pérennes pour certaines, épisodiques pour d’autres : « Panorama » rend compte de la réception, toujours différente et parfois surprenante, de l’œuvre de Levinas dans tel ou tel pays du monde[5] ; « Variations » propose à un écrivain ou un artiste d’intervenir sur le thème annuel par un texte, une nouvelle, un poème ou toute autre forme de son choix[6] ; « Face à face » permet à un auteur de discuter l’article d’un autre paru dans le même numéro ou un numéro précédent ; « Témoignages » recueillit, dans nos premiers numéros, le témoignage de ceux qui avaient côtoyé Lévinas et racontaient ce qu’avait été l’homme[7] ; enfin, pendant cinq numéros, la revue a accueilli une rubrique AILS (American Institute for Levinasian Studies) qui rendait compte des travaux de l’Institut créé par Christian Grusq à Los Angeles, en écho à l’Institut parisien.
Une place particulière échoit à la rubrique « Textes » dont l’objectif premier était de rendre accessibles des textes rares de Lévinas, généralement publiés dans des revues et non repris dans les nombreux recueils du philosophe. Plusieurs textes importants ou significatifs ont ainsi été exhumés et publiés par nos soins. Les premiers numéros de la revue comprenaient également une rubrique intitulée « Lettres carrées », dans laquelle nous publiions des textes de Lévinas que nous faisions traduire en hébreu[8] pour les diffuser en Israël où la pensée de Lévinas restait méconnue. Pour des raisons que chacun connaît, à partir d’une certaine date il n’a plus été possible de publier quelque texte de Lévinas que ce soit. À compter du numéro 10, nous avons donc choisi de traduire des textes, inédits en français, de Franz Rosenzweig dont on sait l’importance qu’il eut pour Lévinas. Ainsi la revue s’inscrit-elle aussi dans un patient travail de traduction, thème cher à Lévinas.
Pour l’essentiel, les Cahiers sont fabriqués par trois personnes, entre Paris et Jérusalem : son directeur, sa rédactrice en chef, Carine Brenner (philosophe qui fut, comme moi, l’élève de Benny Lévy), et sa ou son maquettiste, selon les années. Entourés d’un comité scientifique qui regroupe plusieurs des meilleurs spécialistes de la pensée de Lévinas, ils effectuent l’ensemble du travail de sollicitation et de collecte des contributions, leur relecture, leur correction et leur mise en page.
L’indépendance est une chance et procure une force particulière, bien qu’elle implique des décisions parfois délicates. Les Cahiers, fidèles en cela à leur créateur, ont choisi de ne publier que des textes qui associent rigueur de la pensée et indifférence aux travers académiques. Il a donc aussi fallu refuser des textes d’auteurs reconnus et leur préférer ceux de chercheurs moins en vue mais plus roboratifs, plus risqués et, de ce fait, plus intéressants. Ce n’est pas allé sans mal. Je garde le vif souvenir d’une conversation téléphonique avec Claude Lanzmann me racontant à quel point diriger une revue était une tâche ardue impliquant tact et diplomatie, et contraignant parfois à publier des textes indignes. Nous nous sommes efforcés pour notre part d’éviter cela, au risque de subir le mécontentement de certains auteurs, blessés à l’endroit le plus sensible : celui de l’amour-propre. Diriger une revue, c’est en effet faire l’expérience du rapport que les auteurs entretiennent avec leurs textes[9]. Pour simplifier, on distingue très rapidement deux sortes d’auteurs : les premiers (c’est le plus grand nombre) acceptent les suggestions de corrections visant à clarifier et à approfondir leur production. Les échanges sont alors féconds et chacun se réjouit d’aboutir à un texte plus précis, plus exact, plus juste. Les seconds regimbent et se ferment, convaincus que discuter leur texte c’est remettre en question leur légitimité. Ils ont publié dans « les revues les plus prestigieuses », ont « passé l’âge d’être examiné par un jury » et n’acceptent pas que quiconque trouve quoi que ce soit à redire à ce qu’ils écrivent. Certains intellectuels s’opposent donc à toute relecture, à toute discussion, certains que leur nom impose qu’on les publie. Notre position fut des plus claires : qu’ils publient ailleurs, là où un nom suffit à ouvrir les portes.
Au bout de dix numéros, notre existence semblait acquise et reconnue. Certes, nous n’étions plus la seule revue consacrée à la pensée de Lévinas, mais il y avait de la place pour bien d’autres approches que la nôtre. Prenant au sérieux l’adjectif « lévinassiennes » et le pluriel qu’il revêt dans notre titre, nous avons assumé l’idée que la revue ne soit pas exclusivement consacrée au philosophe mais que chaque thème développé soit inspiré par ses textes. La pensée de Lévinas constitue à nos yeux un point de départ, une stimulation à penser, sans limiter aucunement l’horizon de nos travaux de recherche. Convaincus que la vie de la pensée requiert une telle approche, nous demandons à ceux qui contribuent à la revue de s’efforcer de croiser en un point au moins les problématiques qui ont font naître les textes du philosophe. Chaque numéro constitue de la sorte comme une mosaïque (on sait l’importance que Walter Benjamin accordait à cette figure) dans laquelle les fragments consonent et esquissent la figure d’un ensemble qui ne fait disparaître aucun d’eux en tant que tel.
Pas de routine dans la publication d’un numéro annuel car d’une certaine façon tout est à reprendre à neuf chaque fois. Pour fêter les dix ans d’existence de la revue, nous avons mis sur pied, grâce à Christian Grusq, une collaboration avec un groupe d’élèves en quatrième année de Design graphique à l’ENSAD[10], groupe auquel, après lui avoir longuement présenté ce qu’était la revue, nous avons demandé d’imaginer une maquette s’éloignant autant que possible de l’image austère et sérieuse de nos dix premiers numéros (le sérieux de la revue n’était plus à démontrer). Nous avons récidivé l’année suivante avec un groupe d’élèves de l’École Estienne, en organisant une sorte de concours dont l’enjeu était de proposer une nouvelle maquette pour les numéros à venir. Plusieurs projets nous ont été présentés dont il a fallu retenir celui qui nous a semblé le plus réussi. Ainsi l’apparence de la revue a-t-elle été profondément transformée à partir du n° 12.
Il y a dans la vie d’une revue, par-delà le plaisir toujours renouvelé de tenir enfin entre ses mains un numéro dont la préparation fut si longue et si pleine d’imprévus, de grands moments, comme il y a de grands souvenirs dans une vie. Le fait qu’on s’en souvienne ne s’explique pas toujours rationnellement, mais ils jalonnent le souvenir et nourrissent le présent. En voici quelques-uns (bien d’autres pourraient être mis en avant) : la publication, dans le premier numéro, d’un texte passé inaperçu et pourtant décisif de Lévinas, « Être juif » (republié depuis aux éditions Rivages), qui constituait le cœur du premier séminaire de Benny Lévy ; les nombreux articles de Jean-Claude Milner, toujours inattendus et éclairants[11], qu’on peut relire plusieurs années après en restant frappé par leur pertinence et leur actualité ; la publication du magnifique texte de Sartre « Visages », datant de 1939, époque à laquelle le terme de visage n’était pas encore apparu chez Lévinas et dont plusieurs passages font écho de façon troublante aux thèmes lévinassiens encore à venir[12] ; la publication par Jean-Luc Evard de la traduction par Franz Rosenzweig d’un poème de chabbat, « Nishmat kol ‘ḥaï », accompagnée de sa traduction en français – quatre pages où se côtoient les lettres carrées de l’hébreu, leur traduction en allemand et la traduction de cette traduction en français ! Des numéros retardés, décalés (parfois d’une année !), dans lesquels se côtoient des auteurs reconnus et de jeunes penseurs en passe de devenir majeurs ou de développer dans la discrétion de la recherche leurs travaux stimulants.
Qu’en est-il aujourd’hui ? La revue poursuit son existence, vivant exclusivement de ses ventes et réalisée bénévolement par son équipe. Depuis trois numéros, sa couverture est illustrée par le peintre Christian Bonnefoi, chaque exemplaire devenant de la sorte de surcroît un beau livre. On peut se procurer les différents numéros en librairie ou sur le site de l’Institut d’études lévinassiennes (www.levinas.fr), mais aussi dans la plupart des grandes bibliothèques universitaires de France, de Suisse ou d’Italie qui y sont abonnées. Les Cahiers bénéficient du soutien d’acheteurs réguliers et parviennent de la sorte à s’autofinancer. Les trois prochains numéros sont prévus et en cours de réalisation à des degrés divers et des projets de numéros spéciaux s’esquissent. Il est donc plus que jamais temps de découvrir ces ouvrages qui ne fanent pas, dont la justesse et l’actualité restent entières.
Gilles Hanus, directeur des Cahiers d’Études Lévinassiennes.
[1] « Lévinas, le temps » (n° 1), « Le monothéisme » (n° 2), « Pensée du retour » (n° 3), « Messianisme », (n° 4), « Benny Lévy » (n° hors-série), « Lévinas-Sartre », (n° 5), « L’universel » (n° 6), « Le mal » (n° 7), « Lévinas-Rosenzweig » (n° 8), « Philosopher ? » (n° 9), « L’université » (n° 10), « Les nations » (n° 11), « La nature » (n° 12), « L’État de César » (n° 13), « La guerre » (n° 14), « La révolution » (n° 15), « Le travail » (n° 16), « La peur » (n° 17), « Le corps » (n° 18), « La mémoire » (n° 19), « Le nihilisme » (n° 20).
[2] Un beau volume de cinq cent pages intitulé « Le monothéisme ».
[3] Il a raconté la mutation de l’Institut de son point de vue dans Pièces détachées, Lausanne, L’âge d’homme, 2015.
[4] Les Cahiers, sous l’impulsion de Patrick Fabre, ont aussi publié une Bibliographie d’Emmanuel Lévinas –1929-2005, Institut d’études lévinassiennes, 2005.
[5] À ce jour, la rubrique a rendu compte de l’avancée des études lévinassiennes en Espagne, au Japon, en Pologne, en Russie, en Grèce, en Chine, en Amérique du Nord, en Italie et au Brésil.
[6] Parmi les auteurs publiés : Pascal Bacqué, Yann Moix, Éric Vuillard, Emmanuel Darley, Yves Ravey, Arno Bertina, Didier Daeninckx, Dominique Sigaud et Christian Bonnefoi.
[7] Parmi eux : Shmuel Wygoda à propos de Monsieur Chouchani, Jean Halpérin, François Poirié, Henri Atlan, Roger Burggraeve, Jean-Luc Marion, Jacob Ouanounou et Alain David.
[8] Traductions d’Eli Schonfeld, Yoram Ron et Elad Lapidot.
[9] Une centaine d’auteurs a contribué à nos Cahiers depuis leur création.
[10] École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs.
[11] Par exemple, dans le n° 4, « La bonne âme de Washington. Peut-on penser sérieusement les États-Unis ? »
[12] Là où Levinas parlait en 1935, dans De l’évasion, de la nausée – avant, donc, la publication du roman de Sartre. Ces chassés-croisés entre deux des plus grands philosophes français du XX° siècle esquissent une passionnante histoire du siècle.