Que disent, en ces temps troublés, les philosophes qui s’essaient au commentaire de l’actualité ? Leur parole se distingue-t-elle du concert de l’opinion ou s’y mêle-t-elle transformant alors la gent philosophique en « tourbe philosophesque » (j’emprunte l’expression à Rousseau). « Tourbe » dit d’une part le mélange des genres, de l’autre l’échec d’une tentative – celle de la parole philosophique – qui n’est pourtant pas un simple coup dans l’eau, mais produit des effets d’opacification, de densification ou de brouillage de notre réalité. Lisons : « Ce que nous apprend la situation que nous vivons c’est,semblent-ils dire, tout juste ce que nous vous enseignons depuis longtemps dans nos livres, nos conférences ou nos cours » : que, par exemple, « l’état d’exception est devenu la norme »[1] ou encore que « l’homme est profondément vulnérable qui se prend pourtant pour le sommet de la création et qu’il l’est en conséquence de ses péchés contre la nature »[2]

       On le voit : ces prétendues leçons de l’événement ne brillent pas par leur nouveauté. Rien de grave jusque-là : la répétition n’est a priori pas un péché capital et tous ceux qui font profession de penser savent bien qu’ils s’y exposent fréquemment – bien plus souvent qu’ils ne le souhaitent. Mais l’événement (celui-ci en particulier, ou tout autre) est censé faire rupture. Comment comprendre qu’il ne produise aucune rupture dans la pensée, ou plutôt aucune pensée, c’est-à-dire aucune rupture dans l’opinion, mais un simple agglutinement ?

       Revenons à nos exemples. Le second renvoie le lecteur aux Pensées : « L’homme est un roseau, le plus faible de la nature […] Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer[3]. » En remplaçant « vapeur » par « virus », « goutte d’eau » par « agrégat de matière génétique », on n’accomplit pas un geste d’une audace et d’une nouveauté inouïes – tout au plus une mise à jour, une actualisation au sens informatique, comme on « rafraîchit » une page.

       Quant à l’idée que l’exception, s’exceptant de son exceptionnalité, s’impose bien souvent comme norme, faisant alors de notre monde un monde inversé, on l’avait, je crois, déjà lue dans des styles différents chez La Boétie, Rousseau, Kant même, avant Marx. La plaquer sur ce qui se passe aujourd’hui consiste à ajouter une couche de sédimentation : on épaissit le feuilleté.

       Ce qui déçoit le lecteur, c’est le forçage : le fait de relier ces leçons, par ailleurs dignes d’être méditées, aux événements, comme si on les en tirait, alors qu’on les leur impose et le fait de rater ce faisant ce que l’on cherche à penser.

       Qu’attend-on en effet du philosophe ? Un éclair d’intelligence (ou d’intellection), un trait de lumière permettant à tout un chacun d’entrevoir nouvellement quelque chose. L’occasion, donc, de s’extraire du monde inversé (de la tourbe) grâce à un geste radical qui, attrapant les choses par la racine, fasse voir, un instant, ce qui se trouve là mais que personne ne distinguait. La « tourbe philosophesque » accomplit l’inverse qui semble tout ramener à soi, fût-ce le soi de la pensée, et paraît se contenter de recycler inlassablement l’ancien en criant cependant à la nouveauté. 

       C’est qu’à vouloir penser le présent, elle se soumet à l’actualité qu’elle confond avec l’actuel ; elle oublie que penser prend du temps, même si, bien sûr, l’acte de penser est toujours soudain et éruptif, intempestif. Pour elle, le « philosophe » doit faire ce qu’on attend de lui : philosopher, à tout prix, produire du discours. À toutes les situations, le « philosophe » doit s’adapter. Son action obéit à la maxime suivante : ne pas décevoir l’attente de l’opinion publique, nourrir ses commentaires, ses blogs et ses éditoriaux.

    Imagine-t-on Descartes déclarer à un journal du soir : « La propagation de la pandémie nous apprend que “cette proposition : Je suis, j’existe est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit.” » ? N’y aurait-il pas là quelque chose de ridicule ? Il convient donc de changer de maxime et de saisir l’occasion que nous offre l’événement d’échapper à un tel ridicule, fût-ce en décevant quelque peu l’opinion publique (ou l’idée que l’on s’en fait). Il est grand temps, autrement dit, de s’extraire de la tourbe, fût-elle celle de nos propres idées, pour tenter quelque chose de nouveau, par-delà tout commentaire convenu, de dé-confiner enfin la pensée ou mieux de l’affiner pour qu’à nouveau les paroles des sages soient comme des aiguillons perçant la tourbe pour en extraire des pépites.


[1]    Giorgio Agamben, dans de nombreux articles.

[2]    Emanuele Coccia, Le Monde, 4 avril 2020.

[3]    Blaise Pascal, Pensées, ed. Brunschvicg, 347, vers 1669 (je cite).

3 Commentaires

  1. Je me demande parfois si l’effet indésirable le plus nécrotique lié à l’intériorisation forcée, puis à la normalisation des institutions comme unités de soins palliatifs vers lesquelles nous transfère sur place un confinement récurrent et quasi unanime des populations, n’est pas cette sensation que le grand théâtre du monde s’est volatilisé avec son double, sensation qu’un individu est amené à éprouver alors même que la fresque opératique s’est brutalement désagrégée derrière les murs de son appartement ou de l’autre côté de la clôture de son jardin, ou bien plutôt fut balayée d’un geste méprisant devant l’impératif moral de sauvegarder une partie aléatoire de l’humanité, opération de sauvetage en basse et haute terre dont dépend mathématiquement notre salut.
    Où sont passés les états convulsifs inter-États à travers quoi nous prenions garde de ne point confondre la flamme du sémaphore avec la lampe-tempête des naufrageurs ?
    Que reste-t-il des désamours dus à nos divergences de conception du traitement multilatéral de ces grands défis planétaires, écologiques, socio-économiques, géostratégiques, tous éclipsés par la terreur de nous voir indistinctement réduits à néant ?
    Nous avions conservé dans un coin de nos têtes le paradigme science-fictionnel d’une invasion d’aliens et d’un programme d’extermination génomique plongeant l’Acommunauté dans la cuve des Destins en fusion, où l’apparente diversité des peuples irait se rassembler sous la bannière épidermique d’une seule et unique proie dont la riposte n’aurait aucune chance d’aboutir, sauf à ce que les nations mettent un instant leur rancœur de côté dans une perspective de victoire supranationale, universalisante, contre un envahisseur génocidaire capable de discerner, beaucoup plus rapidement que ne s’y échinent les spécimens du genre Homo sapiens, l’essence qui les caractérisent.
    Là encore, les prophéties bibliques l’emportent sur le millénarisme hippie car, dans tout scénario catastrophe induit par le réel, la confrontation finale entre bien et mal offre à chacun la liberté de choisir où, comment et avec qui il mènera sa guerre contre lui-même.
    Les esprits terroristes, fidèles à leur dénaturation, cherchent par tous les moyens à se venger du grand fléau qu’ils assimilent bêtement à l’immonde trahison que ce dernier inspire au pire de leur espèce, ne parvenant du coup qu’à en grossir les rangs.
    La dévotion du temps présent n’est pas moins adlérienne que celle du temps jadis, fonctionnant par sublimation lorsqu’elle se montre à autrui sous son plus beau visage en vue de desservir l’archipel du désir ; l’objet primitif lui demeure interdit, ce qui n’entame en rien ses qualités de cœur, j’entends par là cette part irréductible de bonté pure qui réside dans la main secourable.
    Elle nous soumet une série de recommandations avec lesquelles nous sommes invités à nous couler dans le moule instantanéiste de l’Histoire, qu’elle nous enjoint d’appréhender avec le même respect que nous ont enseigné nos sages antiques dans l’étude des mitsvot, pour l’examen délibératoire qu’elles requerront de notre part.
    M’ayant intimé l’ordre de rester prostré onze jours durant dans mon appartement non sans avoir renforcé a priori les modalités de survie de mes parents octogénaires, c’est pourtant lui, cet attachement sincère, dénotant un penchant prononcé pour la présentation d’effet, qui, décrochant son téléphone d’une main assignataire des tremblements du Maharal, m’arracherait à mon application pure et dure des consignes de distanciation sociale alors que mon père, souffrant d’un syndrome de DFT qui, deux semaines plus tôt, ne l’empêchait pas de se mouvoir de la chambre à coucher à la salle de musique où il faisait, certes déjà, tourner en boucle un accord hasardeusement arraché à ses cordes à vide, s’était soudainement pétrifié, la main incrustée dans la rampe d’escalier et les pieds aimantés à l’une des seize marches vis-à-vis desquelles il avait instauré un rituel d’énumération indissociable de leur gravissement.
    Ai-je mis en danger ma Normandie natale en m’y précipitant pour soutenir un vieil homme dont le médecin traitant me conseillera de lui réserver une place au mouroir, tandis qu’ensemble, nous l’aurons tenu à bouts de bras sans réussir à lui faire décoller un pied du sol — Dr M. : « Quand ça commence comme ça, vous savez, ça va très vite. » / Le fils : « Bien entendu, nous envisageons qu’il ne récupère pas ses facultés. » / Dr M. : « Ah, ce serait même plutôt l’inverse. La détérioration de son état est inévitable. » — et, n’écoutant que ma raison, que j’opterai pour l’installation d’un Ehpad à domicile, avec lit médicalisé au rez-de-chaussée, fauteuil releveur dans le salon, fauteuil roulant afin de transborder d’une pièce à l’autre la masse musculaire vaincue par KO d’un fan inconditionnel du jeu de jambes de Sugar Ray Robinson, en sorte que sa vaillante épouse lui porte la becquée en petits cubes de mémoire digeste humant les parfums culturellement et socialement mixtes d’une Algérie mythique*, et que ce fils d’un républicain de facture espagnole, autant dire viscérale, puisse être bercé au réveil, après qu’on eut desséché son palais de quelques gorgées d’eau, par le grand écart stylistique d’un spectre panthéonique ayant guidé sa vie depuis l’enfance prolétarienne à Bab el Oued jusqu’au conservatoire de Saint-Maur-des-Fossés où il aurait pour confrères de grandes pointures telles que Gaston Litaize ou Gérard Poulet ; * au risque d’en ressortir éclaboussé, mon évocation du scandale colonial ne gagnerait rien à ce que l’on pousse sous le boisseau ces 90 % d’indigènes dont les leaders révolutionnaires, pour 90 % d’entre eux, n’auraient consenti à partager la souveraineté avec les deux Églises qu’au prix d’un sabotage en règle des droits de l’homme, et tant pis pour les aspirations démocratiques d’une bonne moitié de ceux au nom desquels ils prétendirent porter le fer !
    Il y a trois jours, tandis qu’il s’exhumait de la sieste en agitant les mains à la manière d’un coléoptère affalé sur le dos, je redressai le lit de mon géniteur devant la transfiguration mozartienne du Mariage de Figaro ; au moment même où Hermann Prey surgit du téléviseur, il fut pris d’un fou rire, qui repartit de plus belle lors de l’apparition de Mirella Freni, — cela fait maintenant quelques années qu’il exprime ainsi, d’une façon qui ne frôle la démence que dans l’ornière catégorielle de la neurologie, les émotions telles qu’elles s’emparent de lui ; par exemple, quand, dans une série B, un personnage reçoit un coup de crosse derrière la tête et s’effondre sur le sol, il éclate de rire, — et soudain, je l’entendis murmurer entre ses dents, d’une voix anormalement aiguë rappelant les crissements éruptifs d’une plainte ; j’approchai mon oreille de son gémissement, dans un état d’inquiétude dont la constance a stabilisé ma fréquence cardiaque, et là, je m’aperçus qu’il ne se plaignait absolument pas, mais articulait chaque syllabe du Vedrò, mentr’io sospiro en embrassant les inflexions vocales de Fischer-Dieskau.
    Je ne permettrai pas au roi des fléaux d’anéantir ma part d’éternité ; j’ignore ce qu’il fera de moi, mais il y a une chose dont je suis sûr : mon être lui survivra.
    Je ne reproche pas au docteur M. de confondre l’effet avec la cause d’une décrépitude annoncée ; je le sais chevillé au serment hippocratique dès lors qu’il prend soin d’inciter son prochain à mettre tout en place avant que sa famille nucléaire ne soit totalement submergée par une charge bien trop lourde pour elle, ignorant que celle-ci se transmet le virus de la solidarité intergénérationnelle depuis plusieurs générations ; il a dû en voir, des patients du grand âge, condamnés à quitter leur entourage, déserter leur environnement et, en moins d’un semestre, passer l’arme à gauche ; il ne voit pas comme moi les neuf dernières années de mon arrière-grand-mère s’écouler dans un lit auquel l’avait cloué la cassure du col de son fémur lorsqu’il n’y eut plus que son gendre et la mère de ma mère pour supporter ses sautes d’humeur ; il ne possède pas les enregistrements hippocampiens de mes parents, gardant auprès d’eux leurs mère et belle-mère respectives jusqu’au bout d’une vie qui ne concevait pas, à leur époque qui sera toujours la mienne, de basculer dans un cauchemar tragicomique de Dino Risi.
    Vous me trouvez sévère, injuste envers l’Ehpad ? peut-être me suis-je laissé influencer par nos héroïnes de l’entre-deux-ères qui y ont travaillé avant qu’elles n’en vinssent à ne plus pouvoir se regarder en face du fait qu’on leur ordonnait de ramasser les plateaux-repas au bout d’un quart d’heure, que ces vieilles dames ou vieux messieurs y eussent touché ou non, puis de changer leurs couches toutes les quarante-huit heures ; oui, je sais, les prestataires d’enseignes travaillant auprès des personnes âgées ou handicapées à domicile ne sont pas tout à fait objectives lorsqu’elles égratignent la concurrence ; en revanche, et quand bien même il se pourrait qu’un jour, je voie dans ce type d’établissement une échappatoire à l’enfer inventif dont l’étreinte me poursuit, les appréciations négatives convergentes des assistantes sociales dépêchées par le Conseil départemental afin d’évaluer le GIR d’un citoyen français sont légitimes à nous interroger.
    Je suis parfaitement conscient de la chance que j’ai que mon sacerdoce puisse s’exercer aussi bien sous les ors d’un palais princier que sur le bouclier émaillé d’une table de bistrot, à la lisière d’un champ de bataille, au monastère comme au bordel, entre deux rancards avec Sipora, Dulcinea del Toboso ou Marguerite Gautier, l’une après l’autre ou toutes en une ; toutefois, je vous mentirais en vous disant que je ne panique pas à l’idée qu’au sortir des confins du monde, quand nous aurons enfin fait le deuil du surhomme, le passage quotidien des indispensables auxiliaires de vie se succédant pour la toilette du matin et le coucher du patriarche, ne procure pas un soutien suffisant pour que Jocaste souffre qu’Œdipe, se surmontant par la force infinie du pardon, ait la possibilité de se partager en deux et ne lui consacrer qu’une déchirure de soi, mais à chaque jour suffit sa peine, et je ne désespère pas de concilier les vies qui s’offrent à moi aussi longtemps qu’il me sera tolérable de leur sacrifier tout un pan de ma volonté de puissance.
    Depuis avant-hier soir, les techniques de massage apprises au Royal Free Hospital où, suite à une Whipple intervenue onze jours avant la naissance de son premier fils, mon frère avait perdu, fin 2016, année terrible, dix-sept kilos en neuf jours, paraissent enfin commencer de produire leurs effets. Après que je l’hélitreullai au bord de son lit, mon père leva de lui-même son pied droit au moment où ma mère s’apprêtait à le lui soulever pour enfiler la première jambe de pyjama.
    Ce matin, il prenait son petit déjeuner avec Atahualpa, poète brumeux, poète aride, protecteur bartokien du catalogue musical des dieux amérindiens qu’il aura toujours trop admiré pour le qualifier d’ami et qu’il ne cessera jamais de ranimer, sur scène ou hors-scène, jusqu’à ce que sa qualité de jeu ne soit à son tour victime de l’atrophie impitoyable de ses lobes frontaux et temporaux et n’atteigne un degré de radicalité dans la répétition que Steve Reich n’aurait jamais osé, — là, je feignis de lui demander si c’est bien sous Juan Perón que Yupanqui avait été emprisonné en raison de son engagement communiste ; il me corrigea d’un « Juan Domingo Perón ».
    Sommes-nous forcés de choisir entre nous occuper de nos proches et nous préoccuper du sort des autres ?
    Nous visionnons un concert du Taksim Trio capté lors du Jazz Fest Sarajevo et, en pleine embardée d’un Paco de Lucia turc aux faux airs de Frank Zappa, je franchis la porte du salon et demande à mon père : « Ça te plaît ? »
    Il couronne son rire d’un « Oui », puis, reprenant les mots que je viens de lui souffler, marque son émotion d’un sceau existentiel : « Ça me plaît. »

    • Mon expérience de la Whipple ne concerne pas la maladie éponyme, mais la duodéno-pancréatectomie céphalique, une opération chirurgicale d’une durée minimum de cinq heures qui, dans le cas de mon frère, dura huit heures et demie, et que je ne puis évoquer sans renouveler ma gratitude éternelle au Pr Brian Davidson, ainsi qu’à ses équipes, sans oublier tout un système de santé britannique, souvent décrié, n’ayant rien à envier au nôtre quant à la fertilité de sa science ou la distinction par laquelle brille son humanité.

  2. Intituler son article « Congestionner la pensée » quand on s’appelle Hanus, c’est prendre le risque de ne pas être pris au sérieux.