Mot de la fin, le 17 février 2016

Il m’échoit la tâche ingrate de prononcer le mot de la fin, qui plus est un hommage ; le mot de la fin, souvent un mot de trop. Peut-être aussi jetterai-je une note discordante. Mais que serait une harmonie sans une note discordante ?

Benny Lévy et BHL ont été, depuis la fondation de l’Institut d’Etudes levinassiennes en 2000, des compagnons – des havérim ; compagnons de nom, lévites tous deux ; compagnons de lutte pour la fondation de l’Institut, bravant l’hostilité de l’Université ; compagnons de lice, lors de grands débats à Jérusalem. Bernard l’a suffisamment évoqué ce soir. Ont-ils seulement été des compagnons d’Etude ?

Par delà l’élément factuel – ont-ils effectivement étudié ensemble ? – je pose la question de savoir si leur compagnonnage fut à l’épreuve des textes ; à l’épreuve des « traités vermoulus », suivant la très belle expression de Levinas ; s’il fut à l’épreuve des textes, et de la mort.

Je vous rappelle ce passage célèbre du Talmud dans Ta‘anit 23a : Après 70 ans d’un profond sommeil, Honi, le célèbre traceur de cercles, pénétrait dans un Beit ha-Midrach ; « Je suis Honi ». Les rabbis présents, qui ne le reconnurent pas, refusèrent de le croire. Pourtant ils se rappelaient et se racontaient encore sa vélocité dans l’Etude, et son invincible répondant. A Honi, connu, mais non reconnu, nul ne témoignait plus de déférence, tant il était différent de son image : cruelle distorsion de l’être dont le nom célébré n’a plus de visage ! Il en fut si vivement affecté qu’il demanda à mourir, et mourut. Rava, des siècles plus tard, citait à son intention l’adage : « L’amitié ou la mort ! ». Et Rachi, bien plus tard, d’ajouter : « Un homme qui n’a pas d’amis, mieux vaut qu’il meure ».

Car l’ami, c’est par excellence le compagnon d’Etude. Dans l’Etude, l’amitié s’éprouve, se creuse ; dans le face-à-face, l’esprit dressé l’un contre l’autre, les amis se font une guerre fraternelle et libératrice ; vivifiante. Disjointe de l’Etude, non éprouvée, l’amitié s’échoue sur les rivages de la mort.

Si Benny Lévy devait reparaître aujourd’hui, s’il devait entrer dans un Beit ha-Midrach, le reconnaîtrait-on ? Y aurait-il des gens pour l’aimer, lui, le disparu, non pas Benny Lévy dont on raconte à l’envi qu’il fut le secrétaire de Sartre, qu’il fut le chef gauchiste revenu à la loi de Moïse ? Y trouverait-il des amis, ou la mort ?

L’amitié n’est pas dans la célébration d’un homme, mais dans la reconnaissance d’un visage. Reconnaître un visage, c’est aimer ; et l’amitié comme l’amour, suscite le respect, la révérence ; la célébrité, elle, l’impose. La célébrité pèse, sur celui qu’elle célèbre et sur ceux qui la célèbrent. L’amitié vole sur le dos de l’aigle.

La gloire posthume, à laquelle pourtant tant d’hommes, grands et médiocres, aspirent, n’est jamais, sans la reconnaissance d’un visage, qu’une seconde mort.

Aussi, s’il faut rendre hommage à Benny Lévy, que ce soit à ce visage effilé, à ce peu de barbe maladroite, à ces yeux vibrants, cette bouche riante et sonore ; que ce soit, plus encore, à cette part invisible du visage qu’elle illumine, la parole ; que ce soit à sa parole, toujours ardente, vive, ondoyante, et généreuse.

Le Ciel fasse que nous soyons un jour, une heure peut-être, ses amis retrouvés !