Je vais commencer par parler du mot « antisémitisme ». On sait à peu près par qui et quand il a été inventé, et pourquoi. Au départ, c’est un euphémisme. Il s’agit de se débarrasser, dans la langue allemande, du mot « Judenhass » qui désignait la haine de la populace à l’égard des Juifs. Il fallait un mot nouveau qui tînt compte du fait qu’à la fin du XIXe siècle, on avait derrière soi un siècle qu’on peut appeler le siècle des clartés – on l’appelait aussi le siècle des Lumières. Il fallait un mot qui, si j’ose dire, permît au rejet à l’égard des Juifs de se dire en langue moderne.

L’antisémitisme à sa naissance se veut un exercice de l’entendement. On raisonne, on examine les faits sans préjugés, on les analyse et on en tire une conséquence : les Juifs font ceci et cela, les Juifs sont ceci et cela, donc les Juifs sont à rejeter. Cet antisémitisme a longtemps existé. En France, un écrivain que tout le monde respectait, qui s’appelait Charles Maurras, s’en était fait le représentant. Pour autant, le Judenhass, de son nom allemand, la haine à l’encontre des Juifs, existait aussi en France et elle a continué d’y exister souterrainement. Elle n’avait pas de nom. Je vais lui donner un nom – ce n’est pas moi qui l’ai inventé : la judéophobie. Pendant une longue période, il y avait donc deux faces : l’antisémitisme et la judéophobie. L’antisémitisme vient du raisonnement ; la judéophobie est une passion. 

Bien entendu, c’est extrêmement poreux. Je pourrais citer des gens qui ont commencé par raisonner en antisémites nouveau style et qui ont fini judéophobes. Je pourrais citer le cas d’un judéophobe passionné, délirant de passion, qui a pris le pouvoir dans un pays où l’antisémitisme d’entendement était extraordinairement répandu : je parle de Hitler et je parle de l’Allemagne, l’Allemagne savante, l’Allemagne musicale. Toute cette Allemagne regorgeait d’antisémites qui disaient qu’ils raisonnaient à partir des faits, à partir de leur expérience. Ils avaient devant eux un délirant qui, lui, était judéophobe, non par entendement mais par passion – même si, évidemment, il avait écrit un livre qui s’appelait Mein KampfMon combat, où cette passion se déguisait d’un vêtement fait de raisonnements. Et l’on a vu tous ces antisémites d’entendement savants et distingués se trouver comme emportés par la passion de cette étrange voix. Finalement, certains d’entre eux se sont retrouvés à agir passionnément, cruellement : des médecins savants torturaient des corps, des philosophes écrivaient en cachette dans leurs journaux personnels des monstruosités contre les Juifs… 

Il faut avoir en tête ces deux voix : la voix de l’entendement et la voix de la passion. J’ai toujours une crainte quand je vois des imprécations sur les murs ou lorsque j’en entends. « Taxer les riches » : oui, certes – mais aussitôt je me dis qu’on peut en faire la majeure d’un syllogisme : « taxer les riches », or « les Juifs sont riches », donc « taxer les Juifs ». « Mort aux massacreurs » : oui, mais « les Juifs sont des massacreurs », donc « mort aux Juifs ». On l’a entendue récemment : la prémisse « à bas le génocide » – qui ne peut adhérer à cela ? Oui, mais cela peut devenir une majeure, la majeure d’un syllogisme – et ce syllogisme a fonctionné dans les universités américaines où l’on raisonne, mais où la passion peut se masquer sous le raisonnement. On a également raisonné ainsi dans des universités ou des établissements universitaires français. 

J’aimerais que nous gardions en tête ces deux faces : l’antisémitisme d’entendement d’une part, et d’autre part la judéophobie de passion – j’emploie le mot « judéophobie » pour ne pas avoir à dire « l’antisémitisme de passion », ce qui brouillerait la terminologie.

Dans l’antisémitisme d’entendement, à la fin, on peut en arriver à cette forme en quelque sorte épurée qui dit – j’ai trouvé cela sous une plume « autorisée », « respectée » : « Il faut bien que les Juifs aient fait quelque chose pour qu’on les rejette de la sorte. » Comment être plus neutre dans le raisonnement ? On n’accuse pas, on induit. Effectivement, quand quelqu’un est aussi détesté, il faut bien qu’il y ait une raison, les êtres humains ne détestent jamais sans raison ; pas plus qu’ils n’aiment sans raison, ils ne haïssent sans raison. Donc, puisque les Juifs ne sont pas aimés, il doit y avoir une raison pour qu’ils ne le soient pas ; puisqu’ils sont haïs, il faut qu’il y ait une raison pour qu’ils le soient. Quelle raison ? Ou bien c’est de l’ordre du faire – ils ont dû faire quelque chose –, ou bien c’est de l’ordre de l’être – il faut qu’ils soient quelque chose. Et là, vous avez le choix des adjectifs : ils sont menteurs, ils sont efféminés… À une certaine époque, ce n’était pas bien vu d’être efféminé. Je plaisante, mais en même temps il y a quelque chose de sérieux dans mon propos. Quand vous lisez sur un mur ou lorsque vous entendez « mort aux Juifs », cela peut être une injonction adressée aux antisémites d’entendement : « Vous avez vu ce qu’ils font, vous avez vu ce qu’ils sont, vous avez tiré votre conclusion : ne pensez-vous pas qu’ils méritent la mort ? Si vous êtes logique, vous ne pouvez répondre que oui ». L’antisémite d’entendement, comme le corbeau de la fable, ne se tient plus de joie ; « Vous êtes le plus intelligent des volatiles de la forêt », lui dit-on. Il ouvre large le bec et laisse tomber le fromage sous les fusils des autres auxquels il s’associe. Il a obéi à l’injonction « mort aux Juifs ». 

Mais « mort aux Juifs », cela peut vouloir dire autre chose quand cela s’adresse aux judéophobes de passion. Le judéophobe de passion se souvient de Shylock qui dit à un Vénitien : « Si vous nous empoisonnez, est-ce que nous ne mourrons pas ? » Si le Vénitien est antisémite, il répondra : « Bien sûr que vous mourrez ! Et alors ? Vous êtes un homme comme un autre, tous les hommes sont mortels, donc les Juifs sont mortels. Pas de quoi en faire une histoire. » Le judéophobe entend quelque chose d’autre : « Oui, c’est votre crime. Pour que vous n’existiez plus, il faut qu’on vous tue. Votre crime, c’est que tant que vous existez, nous avons une tâche inhumaine à accomplir parce que vous êtes l’inhumanité même. Tant que l’inhumanité existe, nous, êtres humains judéophobes, animés de passion, n’avons pas achevé notre devoir à notre propre égard si nous ne vous avons pas mis à mort. » C’est alors cela que signifie « mort aux Juifs ».

Nous savons qu’il est des contrées dans le monde où la judéophobie de passion existe presque depuis toujours ; elle est en tout cas attestée par les textes depuis au moins l’Empire romain, peut-être remonte-t-elle plus haut encore, au début même de l’Histoire, et n’a-t-elle jamais cessé. Les polythéismes antiques, la religion romaine, le christianisme, l’islam, toutes les religions qui se sont succédé ont embrassé dans leur enseignement la cause de la judéophobie. Il y a des pays où la judéophobie est ancestrale, où la passion est en quelque sorte sucée avec le lait maternel ; c’est une donnée, c’est un fait. Les migrations mondiales sont aussi un fait, et il n’y a aucune raison pour que, lorsque l’on n’a pas d’autre horizon que la judéophobie ancestrale, on s’en débarrasse. Je ne dis pas que c’est impossible, mais il faut de fortes raisons, c’est un travail sur soi-même, et si on le fait tout seul, il est encore plus difficile. Mais c’est aussi un travail qu’on peut ne pas vouloir faire.

En France, pendant une longue période, l’antisémitisme d’entendement a vécu souterrainement, parce qu’après 1945, les petits faits qu’auparavant on alignait pour raisonner et conclure que les Juifs étaient ceci ou cela, étaient écrasés par un fait majeur qui empêchait tout raisonnement. L’antisémitisme d’entendement ne pouvait donc que se cacher ou se déguiser. Il y avait une institution – je ne sais pas si elle existe toujours – qui portait un très joli nom pour désigner cela : La Vieille Taupe. Effectivement, c’était plein de vieilles taupes – certains avaient mon âge, or à l’époque j’étais jeune. Leur esprit était plein de vieilleries, ils existaient et ils arrivaient à avoir de l’écho – enfin, un écho étouffé, car la voix qui sort d’un terrier s’entend moins bien que celle qui se fait entendre du haut d’une montagne. En 1995, un livre a paru qui vaudrait la peine d’être relu parce que c’est une des premières tentatives massives d’injection de l’élixir de jouvence dans les veines de la vieille taupe. Son auteur était Roger Garaudy et son titre Les Mythes fondateurs de la politique israélienne. Je l’ai relu récemment : c’est quelque chose de tout à fait extraordinaire, car on y trouve tous les arguments qui, aujourd’hui, nouent ensemble l’antisémitisme d’entendement et la judéophobie de passion. Et tous ces arguments ont une source : c’est la judéophobie ancestrale que Garaudy avait rencontrée dans les années 80, auprès du salafisme saoudien. Ce qui est intéressant, dans ce rappel, c’est, d’une part, l’existence de ce livre, et d’autre part, le fait que l’affaire Garaudy a occupé l’actualité – mais qui s’en souvient ? À ce moment-là, en 1995, cette entreprise massive de rajeunissement de l’antisémitisme d’entendement vétuste, cette entreprise d’injection de sang qui fait que Nosferatu se lève de son cercueil et va dévorer toute une ville, on l’a combattue, elle a été écrasée ; et l’on peut dire, comme Spinoza le dit dans d’autres circonstances, dans un autre contexte, qu’il n’en reste plus rien, pas même le souvenir. Pourtant, quand j’entends les propos qui sont tenus dans certains meetings, dans certaines grandes écoles, sur certains campus, c’est le même discours, moyennant les différences dues au temps qui passe.

Bernard-Henri Lévy a rappelé – et je m’associe entièrement à ce rappel – les conditions de la fondation de l’Europe. Mais je voudrais procéder à un autre rappel, qui remonte en fait à l’affaire Dreyfus. On peut dire que c’est à ce moment-là qu’a commencé ce qu’on peut appeler une « guerre idéologique » dont le but était d’empêcher que la protestation sociale entre en coalescence avec l’antisémitisme. La partie n’était pas simple. À l’époque, en France notamment, il a fallu que Jaurès – il n’y en a pas eu beaucoup d’autres au sein du mouvement socialiste français – prenne des positions d’une clarté absolue pour que la protestation sociale ne s’associe pas à ceux qui criaient « mort aux Juifs » contre le capitaine Dreyfus. Bien entendu, il y en a eu d’autres que Jaurès, mais à l’extérieur du mouvement socialiste français. Cette bataille-là, ou cette guerre, plus exactement, cette guerre idéologique, parallèlement à la construction progressive – d’abord sa destruction, et ensuite sa construction progressive – de l’Europe, a commencé à la fin du XIXe siècle et elle a accompagné le développement, ou plus exactement les vicissitudes, de l’Europe. Je dirais qu’aujourd’hui, une phase de la guerre se clôt, et elle se clôt sur une défaite. Il y a encore deux ans, nous pouvions dire qu’il n’y aurait pas de coalescence entre la protestation sociale et l’antisémitisme ; mais je crois qu’aujourd’hui nous ne pouvons plus dire cela. 

Aujourd’hui, je dirais que dans cette coalescence, un troisième terme est arrivé, qui est justement la judéophobie de passion , légitimée par le fait qu’une grande partie de la population pauvre est travaillée de l’intérieur de son âme par une judéophobie ancestrale. Nous n’avons pas, nous, gouvernants, intellectuels, pris la mesure des conséquences que cela pouvait avoir et nous n’avons pas mené le combat qu’il fallait au moment où il le fallait. Nous avons argumenté contre l’antisémitisme d’entendement avec Sartre. Nous avons argumenté, plus exactement opposé à la judéophobie de passion les passions tragiques, la terreur et la pitié, avec Claude Lanzmann et Shoah. Mais aujourd’hui, les arguments ne suffisent plus face à la judéophobie ancestrale, et les passions tragiques fléchissent devant la passion sucée dès la première enfance, entretenue par des lectures, par des propos, par une sorte de naturalité d’une passion ancestrale qui, comme toute passion ancestrale, devient naturelle à ceux qui en sont nourris. C’est pourquoi je dirais que la première phase de la guerre, qui a commencé à la fin du XIXe siècle, se clôt sur une défaite. Désormais, il est à chaque instant possible que la protestation sociale tende vers la haine à l’encontre des Juifs. 

Pour combattre cela, il nous faut de nouvelles armes, parce que c’est une nouvelle guerre. Tout doit être réexaminé : nos arguments, les exemples que nous prenons, les conséquences que nous opposons aux paralogismes, les images que nous opposons aux images – tout doit être recommencé. Et je dramatiserai la chose en disant que tout doit être recommencé à zéro, parce que nous sommes le jour d’après, parce qu’il nous faut changer de moyens pour combattre. Puisqu’il le faut, nous le pouvons.


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