L’intelligence artificielle est aujourd’hui entrée dans nos vies. Elle nous aide dans notre profession ou dans nos études, et nous sauve par, entre autres, l’exploration des big data appliquée à la recherche médicale. Elle fait peur et éblouit, pétrifie et enchante. Nous en attendons beaucoup, et nous demandons si nous allons garder notre préséance humaine. Benjamín Labatut se penche sur la genèse de l’intelligence artificielle, en explorant les vies et démarches de deux génies scientifiques du XXe siècle, et en pénétrant le fonctionnement d’une machine mise au point au XXIe siècle. L’ensemble donne une histoire de la pensée physique et mathématique, une fresque historique, et un magnifique ouvrage au souffle romanesque indéniable. 

MANIAC, titre énigmatique, renvoie au nom d’une machine mise au point par Johnny von Neumann et Julian Bigelow, aux USA, immédiatement après la fin de la deuxième guerre mondiale : Mathematical Analyzer, Numerical Integrator and Computer. L’acronyme MANIAC résume à lui seul la personnalité de Von Neumann et les prolongements de Los Alamos. Von Neumann, d’ailleurs, avait travaillé avec Oppenheimer au Nouveau-Mexique à l’élaboration des « gadgets » – il était interdit de prononcer le mot « bombe » sur le site. La finalité première de MANIAC devait être de réaliser rapidement des calculs complexes afin de réaliser une bombe à hydrogène. Il s’agissait de concrétiser, ni plus ni moins, la machine de Turing. Bigelow avait déjà mis au point un calculateur – ENIAC – capable d’exécuter en trente secondes vingt heures de travail humain. MANIAC est une commande de l’armée, bien entendu. Von Neumann négocie et obtient de pouvoir utiliser la machine pour ses recherches personnelles en dehors du temps dévolu aux calculs de la conception de la bombe. Et, dans le roman de Labatut, c’est à partir de ce point précis que tout devient véritablement romanesque, et incroyable. 

Depuis la publication de la biographie d’Oppenheimer, et depuis le succès du film qu’en a tiré Christopher Nolan, le grand public sait à quel point les recherches en physique fondamentale du début du siècle dernier ont changé le monde. Non seulement le monde politique et universitaire, mais le monde mental, l’idée même d’abstraction et celle d’application. Nous savons aussi que les scientifiques qui ont travaillé sur des problèmes inaccessibles à des cerveaux lambda – on n’en comprend même pas le sujet, le but, les intrications – sont des personnalités exceptionnelles. Tous les scientifiques du XXsiècle sont les maîtres de la théorie, de l’abstraction et de l’application, et leurs vies ne sont pas linéaires, calmes et paisibles. Cela tient, bien entendu, à la situation politique du monde, à l’irruption du nazisme qui bouscule les chercheurs et les invités des universités allemandes et oblige une grande partie d’entre eux à émigrer, aux USA principalement. Les savants de l’époque sont en grande majorité juifs, et en grand danger. Dans MANIAC, l’accent est mis sur la situation des scientifiques hongrois, autour de la figure centrale de von Neumann. Mais ce n’est pas lui qui ouvre le roman. Dans une première partie terrifiante, Labatut nous montre concrètement ce que le nazisme fait à la science : l’Autrichien Paul Ehrenfest met fin à ses jours en 1933 après avoir tué son fils handicapé quand il comprend ce que les nazis vont faire aux juifs et aux malades mentaux. Ehrenfest, ami proche d’Einstein, spécialiste de mécanique statistique et de mécanique quantique, inaugure, dans MANIAC, la longue série des savants non pas fous, mais devenus fous, ou désespérés, ou perdus. C’est un malheur que de savoir envisager le monde, ses fondements et ses prolongements. Une malédiction que d’avoir raison sur l’incompréhensible, et le décrypter. Tous les scientifiques du roman de Labatut, parfaitement réels, sont des personnages extraordinaires. 

Revenons à von Neumann. Enfant, il démonte et remonte un métier à tisser à cartes perforées, pour en comprendre le mécanisme. Étudiant, il stupéfie ses professeurs en résolvant au tableau des équations inintelligibles. Jeune chercheur, il est convaincu que le monde peut s’expliquer à partir d’un seul et unique ensemble d’axiomes. Il écrit à Gödel qu’il a « réussi à démontrer que la cohérence des mathématiques est indémontrable ». Il publie une Théorie des jeux qui ne prend pas en compte le côté psychologique du joueur alors que, selon son ami Eugène Wigner, ce qui lui importait c’était de « capturer une partie de l’âme humaine avec les mathématiques ». C’est tout cela, et plus encore, en passant par les figures de Cantor, de Russel, et de bien d’autres, que nous raconte Benjamín Labatut. Sans jamais submerger son lecteur sous des flots d’équations indéchiffrables ou de théories complexes, mais au contraire en l’emmenant sur le terrain romanesque, en mettant en lumière les péripéties, en difractant les points de vue – ce n’est jamais von Neumann qui s’exprime, ce sont ses proches qui prennent la parole et dressent un portrait en mosaïque – et en créant un suspens paradoxal, par l’analepse et la prolepse. Un épisode du parcours du von Neumann est particulièrement saisissant : il autorise le mathématicien Nils Aall Barricelli à utiliser le MANIAC pour ses recherches sur la vie artificielle, et Barricelli se met à créer un monde de nombres qui s’organisent tout seuls, se reproduisent, meurent… Absolument fascinant. 

C’est à 53 ans que Paul Ehrenfest se suicide après le meurtre de son fils. C’est à 53 ans que l’on diagnostique un cancer très avancé à von Neumann. Les autorités américaines, de peur qu’il perde la tête et ne dévoile des secrets militaires, l’enferment pendant son agonie. Lewis Strauss est chargé de sa séquestration, le même Lewis Strauss qui s’est acharné sur Oppenheimer. 

Von Neumann est la figure centrale du roman de Benjamín Labatut. Les cent-quarante dernières pages sont consacrées au combat de l’homme contre la machine, au combat du Coréen Lee Sedol, maître de Go 9e dan, contre l’intelligence artificielle AlphaGo, de la société DeepMind. Le jeu de Go, on y jouait à Los Alamos – les scientifiques le préféraient au jeu d’échecs. Lorsque Little Boy tombe sur Hiroshima, un tournoi de Go se déroule à 4 km de l’épicentre de la déflagration. Le créateur de DeepMind, Demis Hassabis, apprend à jouer aux échecs à 4 ans et gagne son premier tournoi à 5 ans. Puis il apprend à coder et crée le jeu Theme Park, qui lui permettra de financer ses études universitaires. Hassabis est obnubilé par deux manuscrits inachevés de von Neumann : Les Machines à calculer et le cerveau et Théorie des automates auto-réplicatifs. Voilà comment Benjamín Labatut tisse la trame de son roman : en suivant un fil tortueux, parfois invisible, qui tout à coup met à jour une généalogie de la pensée scientifique, une parentèle de la Recherche, une filiation de l’intuition et du rêve démiurgique. Nous avons changé de siècle. C’est dans la tête d’Ehrenfest et de von Neumann que Labatut avait fouillé. A présent, c’est bien dans les circuits et les algorithmes d’AlphaGo que nous sommes entraînés. Oh, bien sûr, la figure humaine de Lee Sedol est centrale dans cet épisode, avec sa psychologie et son environnement culturel. Mais c’est bien le fonctionnement de la machine qui nous fascine. Un ordinateur a déjà battu Kasparov aux échecs, mais cela, c’est déjà du passé. Le jeu de Go est autrement plus complexe : si l’on considère toutes les parties possibles en théorie, le nombre total de coups « défie l’entendement : il dépasse un gogolpex, 10(10100), nombre si grand qu’il est impossible à écrire en entier sous sa forme décimale car il faudrait pour cela plus d’espace qu’il n’y en a de disponible dans l’ensemble de l’univers connu. » On comprend là qu’il y a un monde – des mondes, des gouffres – entre faire avaler à un ordinateur toutes les parties jouées aux échecs, et tous les coups possibles au Go, un jeu vieux de plus de 3000 ans. Benjamín Labatut parvient à nous faire comprendre que le « cerveau » d’AlphaGo fonctionne autrement. Il ne s’agit plus de calculer, il s’agit pour la machine d’apprendre, de penser, de déduire : « Quand les futurs historiens se pencheront sur notre époque et s’efforceront de localiser la première lueur d’une authentique intelligence artificielle, ils la trouveront peut-être dans un coup de la deuxième manche opposant Lee Sedol à AlphaGo, disputée le 10 mars 2006 : le 37e. »

A bien y regarder, MANIAC est l’histoire de l’évolution. De l’évolution de la pensée du siècle dernier, de l’abstraction couplée à la physique théorique, puis appliquée, pour aboutir aux algorithmes. C’est, pour le moins, vertigineux. Et c’est, à la fois, réjouissant et angoissant. Dans Vie et Destin, Vassili Grossman écrivait qu’il y avait une relation hideuse entre les principes du fascisme et les principes de la physique moderne. Espérons que les principes algorithmiques post-modernes préfigurent des jours meilleurs. 

Benjamín Labatut nous avait déjà éblouis avec son recueil Lumières aveugles, et notamment par son évocation du mathématicien Alexandre Grothendieck. Il y a du Borges chez Labatut, cette minutie apportée au récit, cette capacité à relier entre eux des événements, des personnages, qui à première vue nous semblent éloignés. Un art du labyrinthe, peut-être. Mais il y a aussi, et surtout, chez Labatut, un sens du romanesque, et une alacrité certaine à aller débusquer dans le réel de l’Histoire quelque chose qui dévie, qui bouscule la pensée, qui force à envisager d’autres angles de lecture. Quelque chose de très humain. A dire vrai, MANIAC est le roman le plus intéressant, et le plus surprenant, que j’ai lu depuis des années. 


Benjamín Labatut, MANIAC, traduction de David Fauquemberg, éd. Grasset, septembre 2024, 448 p.

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