Ce texte est une note de bas de page, ou note à moi-même. Il relève de la paperolle qui tombe là, ici et maintenant, sans raison apparente, n’ayant d’autre justification que celle de son auteur, votre serviteur, qui entend ajuster (rendre plus juste) quelques phrases du passé. Il ne s’agit pas de rétablir la vérité, mais de se mettre à la page. Tel est mon ordre du jour : écrire mon Erratum.

Ce qui était vrai hier, ne l’est plus aujourd’hui.

Je me souviens avoir développé dans le no75 de La Règle du jeu, intitulé « Comment lisez-vous ? », toute une série de réflexions personnelles sur le rangement de ma bibliothèque. Les livres étaient classés par ordre de lecture. Ainsi apparaissait, dans cet empilement, toute une sédimentation d’instants vécus, de temps qu’il fait et de temps qui passe, une météo intime. Presque un journal. Il m’est impossible à présent de me rendre compte de la part de manipulation que j’organisais alors à mon égard : était-ce la vie qui faisait le classement ? était-ce l’inverse ?

Plus de deux années sont passées. C’est peu, et c’est un océan.

J’avais cinq minutes à perdre, et me suis rendu compte que tout avait changé.

*

Le modèle de bibliothèque « Billy » proposé par IKEA a quelque chose de houellebecquien. Si le narrateur d’Extension du domaine de la lutte eut été un lecteur, il n’aurait pu choisir un autre modèle que celui-ci, rationnel, efficace, et un peu laid.

Ma « Billy » – comme on dirait ma Mustang, ma Rolex, ou ma femme, ce qui n’arrivera pour aucune de ces mentions, n’ayant que peu l’instinct du propriétaire – a opéré, non sans mal, un changement d’adresse. Cause : déménagement.

Elle fait désormais le siège de mon bureau, et me regarde au moment où j’écris ces lignes. C’est son côté napoléonien, très quarante-siècles-d’Histoire-vous-contemplent. Mais j’ai rabattu son caquet en la surplombant du Grand Masturbateur de Dali ; parce que tout ça, ça reste quand même de la branlette pour cerveaux neurasthéniques.

*

Où en suis-je de mon classement ?

La chronologie de mes lectures était une obsession. Je photographiais chacune des étagères une fois remplies, pour qu’en cas de déménagement, incendie, tremblement de terre qui aurait fait valdinguer cette précieuse suite narcissique, je puisse recomposer, recoller, raccrocher, en disciple de Frankenstein, ces morceaux de moi-même en papier.

J’ai quitté mon appartement.

Tout a volé en éclats.

*

Quand votre vie déborde, qu’elle perce des trous d’inconnu de toutes parts, et ne suit plus une ligne droite mais une variable, la bibliothèque, tout réceptacle de vivant qu’elle est, se morcelle.

Elle hésite : partir en biberine ou partir en javelle ?

La vrille est devenue son état naturel.

Le meuble demeure, mais les livres sont dispersés.

Il y a des livres dans mon bureau, dont le rangement a suivi l’ordre aléatoire de leur déballage.

Il y a des livres chez moi, disposés de la même manière, c’est-à-dire dans l’ordre du désordre, classés selon leur déclassement.

Et puis il y a des livres ailleurs. Un père s’évapore dans un nuage de poudre perlimpimpesque qui n’aurait pas fait rougir Houdini ? Vite ! Il est urgent de ramener des livres chez ma mère, comme pour être là, près d’elle.

Il y a un livre, comme un seul homme, sur la table basse de celui qui partage ma vie (dont je partage la sienne ? dans quel ordre ça marche ? toujours les mêmes questions, qu’il s’agisse d’un livre ou d’un homme…), chez lui qui n’est pas encore chez moi. C’est, là aussi, une présence qui veut s’affirmer par le biais d’un objet. Penser, classer ? Non : aimer, déranger.

Une bibliothèque fragmentée, des livres éparpillés chez les uns et les autres, permet d’être présent et absent, et inversement. C’est un bon baromètre pour mesurer la stabilité d’un homme, où il en est de son état de nomadisme ? Je suis passé de la race des sédentaires, à celle des squatteurs.

Finalement, le rangement ou le dérangement, sont aussi biographiques l’un que l’autre.

Ma bibliothèque comme un miroir.