Ma mère me l’avait dit, j’étais son seul fils, mais non le premier. Elle me disait tout… Non, sûrement pas tout. Quelle mère dit tout à son fils ? Mais elle me disait beaucoup, parce que nous étions seuls au monde. Elle n’avait que moi, je n’avais qu’elle. Notre solitude m’effraie, quand j’y pense. Le gouffre de l’absence de mon père résonnait de tout ce que ma mère y jetait de pierres.

   Naître, c’est naufrager ; ma mère était une île. Quand elle avait perdu les eaux de l’océan amniotique, j’avais nagé de son ventre à ses bras. L’île-mère avait un Robinson tangible en ma personne, et un Vendredi immatériel, l’enfant dont elle avait avorté deux ans avant ma naissance.

   Par quels mots me fit-elle cet aveu ? Elle commença, je crois l’entendre, par « Tu sais… » L’étrange formulation ! Je ne savais pas, je ne savais rien, je n’avais pas idée qu’il y eût quelque chose de cet ordre à savoir. Ce Tu sais signifiait Tu vas savoir, ou Tu dois savoir… En quel honneur devais-je être averti ? Quel âge avais-je ? Sept ans ? Huit ans ? Ou dix ? J’aurais pu me passer de cette révélation. D’ailleurs, je l’ai presque aussitôt oubliée. Ni dans les jours, ni dans les mois, ni dans les premières années qui suivirent, je ne me revois m’en soucier. Elle s’était envasée en moi comme un cadavre lesté au fond d’un étang.

   Et puis, vers la fin de l’enfance, la répétition d’un certain rêve m’a intrigué. Ce n’était pas un cauchemar. Il n’avait rien d’explicite. C’était moins qu’un rêve en soi, seulement un détail énigmatique réitéré d’un rêve à l’autre. Une silhouette, une présence, un témoin sans nom ni visage, assistait en retrait aux banales mésaventures de mon double endormi. D’après sa stature, l’indiscret pouvait avoir mon âge, ou un peu plus, deux ans peut-être ? Du temps passa encore, puis la confidence maternelle me revint en mémoire ; le cadavre libéré remonta à la surface.

   Qui donc, s’il avait vécu, aurait eu aujourd’hui deux ans de plus que moi ? Et si… Liés l’un à l’autre, ces deux mots si petits ont le pouvoir d’ouvrir des univers. Et si celui qui m’espionnait la nuit n’était autre que mon frère non-né ?

   Je n’y croyais pas, bien sûr, mais j’y pensais malgré moi, en m’éveillant d’un rêve où je l’avais deviné ou entraperçu, silhouette ou profil perdu dans la semi-pénombre des barres d’HLM sixties en ruines, mangées de lierre, que je hantais le plus souvent.

   Une nuit, nous nous croisâmes, et je le vis de face : un imparfait inconnu, car nous avions un air de famille indéniable. Je crus un instant qu’il venait enfin à ma rencontre intentionnellement, dans un but que je ne pouvais imaginer. Il parut hésiter, se ravisa, passa son chemin sans s’arrêter.

   Je le guettai les nuits suivantes, dans l’idée qu’après qu’il eut mis du temps à se montrer à visage découvert, il s’en écoulerait encore avant que j’entende sa voix. Rien de tel ne se produisit. Je l’oubliai presque à nouveau. Après tout, rien n’avait eu lieu qu’en moi-même. Je me persuadai que sur la scène de ce théâtre dans la tête où se jouent nos rêves, nul acteur n’esquissait un geste, ni ne prononçait un mot que le rêveur ne lui ait dictés. De tout ce qui s’y déroulait, s’y déclamait ou s’y chuchotait, nous étions à la fois l’auteur, le metteur en scène, le public, et peut-être tous les personnages sous des masques… Etudes, métier, amours, enfants, plaisirs et chagrins, je me suis attelé à vivre à mon seul compte, sans m’inquiéter de ce figurant engendré en moi par la confession de ma mère.

   A l’âge des regards en arrière, la taxe des déceptions, des douleurs et des deuils pour l’essentiel acquittée, sont venues les années grises, les joies dorénavant mesurées au plus juste et les renoncements successifs, la conscience du coup de vent que dure une vie.

   Voilà peu, alors que le sommeil se dérobait, on a frappé à ma porte. J’étais seul. Bien qu’on eût frappé et non sonné, le chien n’aboya pas. Je me levai et allai voir. Je reconnus le visage que je distinguai à travers l’oeilleton. Je rabattis l’opercule, ouvris et priai le visiteur d’entrer.

   Il y eut un instant d’embarras réciproque. Le chien m’avait suivi et nous regardait tour à tour en poussant de petits gémissements affolés. Je pris le parti de l’enfermer dans la cuisine, et invitai mon aîné à prendre place sur le canapé du salon. Nous étions tous deux des vieillards. Les années qui nous séparaient théoriquement s’êtaient comme effacées. Il paraissait même plus jeune que moi. Et pour cause : je n’avais pas existé impunément. Alors que le temps avait apposé sur moi ses coups de tampon innombrables, lui ne s’y était pas affronté. Il avait vieilli hors d’atteinte. Ni pluie ni vent, ni le froid de l’hiver ni la brûlure des étés, n’avaient effleuré sa peau. Lisse, pareil à un nouveau-né octogénaire, il était parfaitement indemne… Son destin escamoté lui avait épargné toute cicatrice.

   Nous restâmes d’abord muets, à nous observer. Enfin, il ouvrit la bouche.

   – Je suis venu… murmura-t-il.

   Jamais venu au monde, il n’était venu qu’à moi. Je me contentai d’acquiescer, espérant ainsi l’encourager à poursuivre, mais après ce début il se tut. L’idée me traversa l’esprit que nous n’avions peut-être rien de particulier à nous dire ! Je me refusai à le croire.

   La question jaillit de mes lèvres :

   – Pourquoi?

   – Pour te demander… diverses choses ! répondit-il. Je ne sais par quoi commencer. Tout est si vague, si nébuleux ! Je n’ai jamais vécu qu’en toi, à travers ce qui transparaissait de ta vie diurne dans tes rêves. Les tenants et aboutissants des péripéties auxquelles j’assistais dans ton dos m’échappaient. Chaque nuit, j’émergeais du néant, spectateur sur tes pas d’intrigues confuses, dans des décors inquiétants.

   Dans sa voix, dont la jeunesse me surprit, je crus reconnaître la mienne autrefois, pas encore cassée par tant de paroles vaines.

   – Tapi dans l’ombre, poursuivit-il, je t’épiais et je m’interrogeais. Dès l’abyssale origine, j’avais identifié notre mère parmi les ombres qui t’entouraient. Tu peux imaginer comme je la dévorais du regard à chacune de ses apparitions ! J’ai parfois hanté son sommeil à elle aussi, car il lui est arrivé de rêver d’un être qui ne pouvait être que moi, à peine esquissé, tout juste signifié à l’arrière-plan de sa mémoire.

   – Et moi ? Dans ses rêves, tu m’as reconnu ?

   – Toi ? Tu y trônais en gloire, forcément ! me lança-t-il, non sans amertume.

   Moi-le-vif, embryon, foetus puis nouveau-né viable, enfant puis homme, au long cours d’une vie j’avais bien entendu occupé dans l’esprit de notre génitrice la place refusée à mon frère déshérité de tout. Mais une autre question me brûlait les lèvres :

   – Et…

   – Et quoi ? Lui ? devina-t-il. Tu n’as sans doute pas encombré ses nuits plus que moi. Il jetait sa semence à tous les vents, sans plus s’en soucier que d’un crachat.

   – Mais moi ce n’est pas pareil, je suis né, il l’a su, je porte son nom ! protestai-je.

   – Quel chançard tu fais, grinça le non-né : la vie, et un nom par-dessus le marché… Et tous ces êtres qui t’ont habité, dont certains t’habitent encore, tes épouses successives, tes enfants, quelques amis, quelques maîtresses inoubliées, peut-être inoubliables… Tous et toutes me sont devenus familiers, ils m’ont un peu appartenu, à moi aussi.

   Soudain, il pointa un doigt en direction de son visage.

   – Une chose qu’il faut me dire… On se ressemble, toi et moi ? Il y a si longtemps que je me pose la question ! Tu comprends, je ne me suis jamais vu. Est-ce que j’ai seulement des traits ? Souvent, dans tes rêves, quand par hasard j’aperçois un miroir, mais aussi bien dans la vitrine d’une boutique, ou dans une flaque d’eau sous un reverbère, je cherche en vain mon reflet.

   Bien sûr, nous n’étions pas jumeaux, ni en aucune façon « le même homme ». Rien que frères, en principe au moins demi-frères, car ma mère n’avait rien précisé quant à ça, mais très objectivement, hors les différences d’usure auxquelles j’ai fait allusion plus haut, nous nous ressemblions. Pour le lui prouver, je le tirai du canapé et l’entraînai devant le miroir sur pied du dressing. Nous demeurâmes quelques instants à nous dévisager dans la glace, moi surtout sensible à l’étrangeté de la situation, lui fasciné, soulagé.

   Nous regagnâmes le salon. Il reprit place sur le canapé. Je remarquai qu’il laissait errer son regard autour de lui. Il examina avec curiosité meubles et bibelots, et les quelques tableaux qui ornent les murs de ce qui sera probablement mon dernier appartement.

   – Je reconnais cette grève ! s’exclama-t-il en désignant un tableautin dont j’étais l’auteur.

   Il se releva, s’en approcha, se pencha pour mieux l’observer. Il en effleura la surface du bout des doigts avec une sorte d’émerveillement enfantin.

   – Où était-ce ? souffla-t-il.

   Je le lui dis.

   – Ah… C’était donc là…

   Là quoi ? Nulle révélation charnelle ou acmé sentimentale ne nimbait à mes yeux cette croûte dont j’étais l’auteur. Il ne s’agissait que d’une brise chargée de fines gouttes de pluie, de rayons lumineux filtrant à travers les coutures d’un dais de nuages, sur une côte alors édénique… Enfant, en short et chemisette, j’y avais été heureux sans m’en douter, sans l’éteignoir des mots, sans autres causes que le vent ébouriffant mes cheveux et l’avrillée qui m’ondoyait en passant. Le souvenir m’en était revenu longtemps après. Dès lors, il m’avait si bien poursuivi que je n’avais eu de cesse d’en fixer maladroitement le décor. J’aurais peut-être fait mieux d’après nature, mais l’idée de retourner là-bas m’effarouchait. Ce lieu avait dû changer, s’avilir comme tout au monde, alors que je le retrouvais souvent intact en moi, la nuit. Sans doute était-ce la raison de l’intérêt que mon barbouillage avait suscité chez mon interlocuteur.

   Il hocha la tête, se détourna de la toile. Son attention se porta sur le dessus de la cheminée, où s’alignaient des sous-verre et photos encadrées qu’il passa en revue. Les sourcils froncés, il scrutait chaque image. Celle qu’il cherchait aurait aussi bien pu ne pas exister, pensai-je.

   – Elle n’est pas là, dis-je.

   Je le laissai seul un instant pour aller la prendre dans le tiroir de mon bureau où je la conservais. A mon retour, il s’en saisit, mais ferma les yeux une seconde avant de les rouvrir pour la contempler avec une sorte de crainte. Nos parents étaient là tous deux, côte à côte, plus exactement joue contre joue, tempe contre tempe. Sur cette photo, la seule ensemble, prise en plan poitrine dans un studio de photographe professionnel, ils regardaient dans la même direction. Le non-né tressaillit, comme je l’avais fait moi-même en découvrant ce cliché. C’était lui aujourd’hui, ainsi que moi naguère, que le couple semblait fixer du regard.

   Il m’avait attendu debout. Il recula jusqu’au canapé et se rassit, penché sur la photo qu’il tenait à deux mains. Il la détailla longuement puis me la rendit.

   – Etais-tu déjà né?

   – Je ne sais pas, dis-je.

   – Et moi, déjà non souhaité, éconduit ?

   – Je ne sais pas, répétai-je.

   J’avais trouvé cette photo dans les papiers de ma mère, après son décès. Je la retournai pour en montrer le verso vierge de toute date.

   Il s’anima soudain :

   – As-tu vu comme ils ont l’air heureux?

   Je baissai les yeux sur la photo, seule trace d’un bonheur bientôt fané.

   – Tu ne les as jamais, jamais vus ensemble ? continua-t-il, suivant son idée.

   – Si, sûrement. Mais j’étais tout petit, je ne m’en souviens pas, répondis-je.

   Il sembla choqué, pensant qu’à ma place il aurait gardé en mémoire le moindre détail, la plus infime bribe de ce passé dont l’ignorance le torturait !

   – Raconte quant même ! m’adjura-t-il. Sinon eux, elle et toi : comme elle t’a allaité, langé, bercé, promené au bois, vêtu, coiffé, soigné, grondé parfois, et d’autres fois porté aux nues, chéri plus que tout au monde, comme j’aurais pu, comme j’aurais dû l’être avant toi… Comme elle était attentive, aux aguets, comme elle s’inquiétait à ton sujet pour un rien, un renvoi, un hoquet, une toux, un pet de travers, comme elle se réveillait la nuit pour écouter ton souffle… Raconte !

   Touché, je lui parlai de la façon dont ma mère avait jadis palpé mon front quand j’étais tombé malade, dont elle me savonnait debout dans le tub le dimanche soir, ou prenait mes mesures en vue d’un tricot… Quand je me tus, je lus dans ses yeux qu’il était déçu. Il s’était attendu à plus de conviction, d’émotion ! Les accidents de santé comme la routine heureuse de l’enfance, la tentation devait être grande, en lui, d’estimer qu’il aurait vécu tout ça avec infiniment plus d’intensité que moi.

   – Je raconte mal, m’excusai-je.

   Il ne me contredit pas, eut un geste un peu vague, un peu las, pour dire tant pis.

   – Et maintenant ? demandai-je.

   – Tu dois t’en douter, nous sommes au bout du chemin.

   Je le savais. A mon âge, cette idée ne se laisse oublier que par intermittence.

   – Figure-toi, reprit-il, que j’ai eu peur pour toi, pour nous deux, chaque fois que tu paraissais inquiet, peut-être sous le coup d’une menace renvoyant à ta vie réelle… Ma présence au monde, si inconsistante, ne tient qu’à la tienne. Meurs, et je meurs à la même seconde, sans avoir jamais vécu que par-dessus ton épaule.

   Le tour que prenait notre conversation n’avait rien d’attrayant. Du moins étais-je si conscient de la proximité de l’échéance que j’avais d’ores et déjà « réglé mes affaires ». Je le lui dis.

   – Avoir eu des affaires à régler, voilà bien ce que je t’envie, murmura-t-il. Tu t’en iras sereinement, comme le client d’un palace qui a acquitté sa note et distribué des pourboires rend sa clé au desk…

   Je lui objectai que ma vie près de s’achever n’avait guère ressemblé à ça. Il m’opposa que j’avais toujours bénéficié d’un corps pour domicile, tandis qu’il n’avait eu d’autre pied-à-terre que mon sommeil.

   – Du moins me sera-t-il plus facile qu’à toi de m’éteindre : je nais quand tu t’endors, et meurs sans douleur ni regret à la seconde où tu t’éveilles. Ainsi irons-nous ensemble quelque temps encore, soupira-t-il.

   Combien de temps ? Que pouvait-il en savoir ? Il se leva, engloba une dernière fois la pièce dans un regard circulaire avant de prendre congé comme à la hâte. A quelles civilités aurions-nous sacrifié sans ridicule ? Je le raccompagnai sur le palier. Sans même allumer la minuterie, il disparut dans l’escalier obscur. Je rentrai, refermai derrière lui. Le chien qui était resté silencieux durant l’essentiel de cette visite recommença à gémir et à gratter derrière la porte de la cuisine. Quand je lui ouvris, il me fit fête, éperdument.

Palaiseau, mars-mai 2023

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