Une jeune femme meurt, à vingt ans, dans les bras de son amant. Il ne l’a pas tuée intentionnellement, mais la mort survenue durant un acte d’amour avec strangulation volontaire fait de lui son meurtrier. C’est ce que pensent Liam et Béatrix, le frère et la meilleure amie de la jeune morte. Les parents, bien entendu, sont effondrés. Medusa est aussi le roman du deuil et de la reconstruction – mais tout est dans ce « aussi ». On connaît Isabelle Sorente : une autrice sensible qui pousse ses personnages au-delà de la sociologie et ses histoires au-delà de la contemporanéité. Sorente est une exploratrice. Dans Medusa, elle poursuit une réflexion philosophique, mystique et ontologique sur la généalogie des femmes et sur la pérennité de leur sort. Sorente se penche ici sur les monstres.

La source souterraine et néanmoins affirmée de l’œuvre littéraire d’Isabelle Sorente est la mythologie. Dans ce mot-là, mythologie, entrent aussi les contes et légendes, les croyances ancestrales et les mystiques modernes ou ressurgies. Que l’on se souvienne du Complexe de la sorcière (2020), de L’instruction (2023) ou, plus en amont, de Panique (2006), roman dans lequel le grand Pan faisait des siennes le long des berges de la Seine. Medusa est un texte qui part à la recherche de Marianne, la jeune morte, une fille que l’on croyait cousue de fil blanc. Mais les filles, les femmes portent sur leurs épaules un poids plus grave que leur seule individualité. Voilà ce que dit Medusa

Pourtant, dans les premiers temps du texte, c’est du frère, Liam, qu’il est question. Marianne et lui ont quatre ans d’écart mais ils se comportent comme des jumeaux. Il a seize ans lorsqu’il se retrouve seul, et la brutalité de l’insupportable nouvelle le jette dans une quête : il veut savoir quelle a été la dernière pensée de sa sœur avant de mourir, il lui semble que lorsqu’il l’aura découverte, l’univers reprendra son cours normal – parce que la seule pensée qu’il peut formuler face au drame est : « l’univers a basculé ». D’ailleurs, il entreprendra des études de physique théorique, pour comprendre comment marche l’univers. Cette intrication du macrocosme et de l’intime est une des marques du socle littéraire et philosophique d’Isabelle Sorente. Dans Medusa, elle se met elle-même intimement en scène, comme pour suivre au plus près ses personnages et la trajectoire qu’elle leur invente.

Qu’elle leur invente ou qu’elle transcrit… Car tandis que le lecteur assiste à la marche du texte, il entend, comme la narratrice, les interventions de la Muse, qui est à la fois un personnage perturbant et le moteur de l’écriture. Ce recours à la Muse est intéressant à plus d’un titre. La Muse est une résurgence du romantisme, généralement réservée aux hommes poètes. La Muse de Sorente est une sorte d’affirmation de la ligne qu’elle veut donner à son roman. Muse/Méduse : on entend dès avant la résolution finale l’euphonie de l’allusion, d’autant plus que tout au long du texte, on insiste sur les chevelures abondantes, longues, magnifiques, de Marianne et de sa meilleure amie, Béatrix. Sorente choisit la version mythologique dans laquelle Méduse la Gorgone est violée par Poséidon et punie par Athéna qui la condamne à voir sa chevelure transformée en serpents et à posséder le regard qui, littéralement, pétrifie, tue. Persée lui tranche la gorge et brandit sa tête sur laquelle les serpents s’agitent encore – l’imagerie est connue.

Méduse devient un monstre par double punition : le viol et la métamorphose imposée par Athéna. C’est ce versant-là qu’Isabelle Sorente va explorer, principalement à travers le personnage de Marianne. Dès ses onze ans, celle-ci gagne un concours de nouvelles à La Ciotat, ex æquo avec Béatrix. Marianne écrit sur les monstres, à cause d’un traumatisme récent avec un garçon un peu plus âgé qu’elle. Béatrix, elle, rédige une lettre à sa mère qui l’a abandonnée. Béatrix est une fille splendide, elle le sait et en souffre. Marianne se trouve moche, et son agresseur a bien insisté sur le fait qu’elle n’avait pas à se plaindre qu’il s’intéresse à elle, vu la tête qu’elle a. Les deux fillettes, à partir de ce concours de nouvelles, vont devenir inséparables. Les figures maternelles, dans ce roman, sont traitées presque en creux, parce que si elles « expliquent », d’une certaine façon, l’interrogation sur le féminin des deux jeunes femmes, elles ne l’incarnent pas vraiment. Les deux mères sont absentes, l’une au quotidien, l’autre enfuie. Dans les deux cas, elles sont perçues par leurs filles comme démissionnaires. 

Ce qui est souligné dans Medusa, c’est avant tout l’interrogation sur ce que c’est qu’être une femme – non pas sur le féminin, mais bien sur l’incarnation biologique et historique de la femme. Et pour cela, il faut remonter aux mythes, en les dépouillant d’un carcan psychologique, voire psychanalytique, et en leur rendant leur fonction d’exemple et de symbolisme. Voilà pourquoi Méduse prend la parole, comme conseillère et révélatrice du texte. 

Un fil mystérieux, affirme Isabelle Sorente, relie toutes les femmes entre elles. L’amitié entre filles est très différente de l’amitié entre garçons : Marianne et Béatrix représentent quelque chose d’autre que Liam et son meilleur ami Alex. Il existe entre femmes une alliance sous-jacente, perpétuelle, effective, même entre mère et fille. C’est ce que va comprendre Vanessa, la mère de Marianne, après la mort de sa fille, Vanessa qui représente le dialogue impossible entre mère et fille, et qui incarne tout ce que les mères cachent aux filles. Ne parlons pas ici de « condition », terme trop réducteur. Si les mères cachent tant de choses aux filles, et notamment ce que c’est qu’être une fille, tout simplement, c’est sans doute parce que le révéler reviendrait à anéantir le monde, et peut-être l’univers. C’est l’interrogation de Liam qui cherche à déchiffrer la marche de l’univers. Tout se tient. 

Le style d’Isabelle Sorente est une scansion. On y sent battre une urgence, qui n’est pas l’urgence de dire mais celle, peut-être, de révéler. Si une certaine revendication féministe est à l’œuvre dans Medusa, notamment avec le personnage de Marianne qui appartient à un groupe de colleuses d’affiches, elle n’est pas au centre du propos. Il ne s’agit pas ici de démontrer, mais de montrer, et pour cela, symboliquement et étymologiquement, d’en passer par la figure du monstre.

La majeure partie du roman se situe au bord de la Méditerranée, lieu de nos mythologies par antonomase. La narratrice décide de louer une maison dans la pinède, pour écrire. La propriétaire lui confie la tâche de nourrir un serval et un sanglier, deux animaux sauvages[1] qui font pendant, d’une certaine façon, à la présence incertaine de la Muse qui vient interrompre le fil du roman en train de s’écrire. Les terres méditerranéennes sont des terres à la fois sauvages et hautement civilisées, des creusets de nature et de culture, de violence et de réflexion ; c’est aussi cela que nous dit Medusa

Courez lire ce roman ! Vous y découvrirez un texte d’une puissance inouïe, regorgeant de correspondances et d’allusions : un petit frère qui passe son temps à nager, une amie somptueuse, balafrée, au regard impitoyable et qui souffre de paralysie nocturne – Méduse la pétrificatrice ! –, un père faisant pousser des tomates en forme de cœurs, un amoureux perdu d’avoir tué son amoureuse, une grand-mère sachant élaborer des chignons d’impératrice… Medusa est un roman d’une beauté formelle fracassante, et d’une remarquable puissance réflexive. 

Isabelle Sorente, Medusa, éd. JC Lattès, août 2024, 405 p.


[1] Signalons ici qu’Isabelle Sorente dirige la collection Bestial chez JC Lattès, dans laquelle des auteurs font leur autoportrait en animal. Voir par exemple l’extraordinaire Devenir lionne de Wendy Delorme.