Comment se réalisèrent les liens qui unissaient Isabelle d’Espagne et Christophe Colomb, Santa Fe, janvier 1492.

Colomb, un étranger, suit pas-à-pas la reine Isabelle depuis une éternité, sans jamais perdre espoir.

Quelle est exactement son attitude ?

Fière et cependant implorante ! Tête haute mais le genou ployé, servile mais intrépide, impertinent jusqu’à la vulgarité, il se tire de toutes les situations grâce à une confiance illimitée en son charme et en sa virilité. Pourtant, au fur et à mesure que le temps passe, quémander sans cesse lui pèse de plus en plus. La canaillerie libertine du vieux loup de mer s’use soudain, tout comme ses souliers.

Ses espoirs, quels sont-ils ?

D’abord, recevoir des réponses claires. Il veut de l’avancement et surtout attacher les faveurs de la reine à la pointe de son casque, comme un preux chevalier dans un roman d’amour. (Mais il n’a pas de casque !) Son vœu le plus cher est de recevoir de l’argent et trois grands vaisseaux : le Nina, le Pinta et le Santa Maria, pour voguer à pleines voiles sur l’azur de l’océan, en cette année 1492. Pourtant, à son arrivée à la cour, lorsque la reine lui demanda ce qu’il désirait, il s’inclina sur la main olivâtre et, les lèvres à quelques millimètres de l’anneau royal – symbole de pouvoir – il murmura un seul mot, mais combien dangereux :

« L’accomplissement. »

Ah ces étrangers ! Incroyables, non ? Quel toupet ! L’accomplissement ! Et le voilà qui se met à poursuivre la reine, mois après mois, comme s’il avait la moindre chance d’obtenir quoi que ce soit. Il lui envoie des épîtres ridicules, vient chanter des sérénades discordantes sous ses fenêtres ; elle les referme violemment et perd ainsi les bienfaits de la brise rafraîchissante. Qu’a-t-elle à faire de ces sornettes, elle qui a un monde à conquérir, des actions d’éclat à accomplir ? Pour qui se prend-il ? Vraiment, ces étrangers, quelle obstination ! Et on ne comprend rien à ce qu’ils disent à cause de la barrière du langage ! On les chasserait bien s’il n’était de bon ton d’en accueillir quelques-uns à la cour pour lui donner un petit air cosmopolite. Souvent pauvres et de ce fait disposés à exécuter des tâches nécessaires mais ingrates, ils sont les garde-fous contre une certaine suffisance, un certain contentement de soi, et rappellent constamment à chacun de nous, de par leur présence même, qu’en bien des endroits sur terre nous-mêmes pourrions être considérés comme des étrangers. Voilà qui est difficile à admettre ! Mais tout de même ! S’adresser directement à la reine ! Vraiment, ces étrangers ne savent pas rester à leur place ! (Il est vrai qu’ils l’ont laissée derrière eux, leur place !) Petit à petit, ils en viennent à se considérer comme nos égaux. On n’y échappe pas ! Ils instillent leurs flagorneries italianisantes dans nos mœurs austères. On a beau faire la sourde oreille, détourner la tête, rien n’y fait. Non qu’ils nous veuillent du mal ou qu’ils poussent trop loin leurs petites manigances ! Non ! D’ailleurs, soyez certains que la reine sait s’occuper de ses affaires.

À la cour de la reine Isabelle, on considère bientôt Colomb comme un dingue. Il porte des vêtements aux couleurs vives et boit beaucoup. Lorsqu’Isabelle remporte une victoire, elle célèbre l’événement en faisant chanter, pendant onze jours, des psaumes par des prêtres aux mines patibulaires. Pendant ce temps, lui, titube joyeusement devant la porte de la cathédrale en agitant une outre pleine de vin. C’est le seul débauché à mille lieues à la ronde.

Regardez-le, cet ivrogne ! Son énorme tête hirsute est pleine d’absurdités. C’est un fou dont l’œil brille à la vision d’un paradis scintillant au-delà de la frontière occidentale du monde.

« L’accomplissement. »

La reine se moque de lui.

Au déjeuner, elle lui promet tout ce qu’il veut. L’après-midi même, son regard passe à travers lui sans le voir, comme à travers un voile.

Le jour de sa fête – la Saint-Christophe – elle l’invite dans son boudoir, renvoie ses suivantes, lui permet de natter ses cheveux et de caresser ses seins. Et soudain, elle appelle ses gardes et le fait mener aux étables ou à la porcherie où il demeure quarante jours. Écroulé, comme un enfant abandonné, sur la litière souillée des bêtes, ses pensées volent vers un lointain Eden doré. Il rêve des parfums de la reine et se réveille avec un haut-le-cœur dans une soue.

Se jouer de Colomb amuse la reine.

« Plaire à la reine, songe Colomb, peut m’aider à réaliser mes rêves. » À ses pieds grognent les porcs. Il grince des dents. « Plaire à la reine est une bonne chose. »

Le tourmente-t-elle uniquement par jeu ?

Ou : parce qu’il est étranger et qu’elle n’a pas l’habitude de sa façon de se comporter et de penser.

Ou : parce que son annulaire – qui porte l’anneau royal – brûle encore au souvenir du contact des lèvres, de l’haleine chaude de ce grand fou ? A-t-elle été – comment dire – touchée ? Des ondes de chaleur refluent comme des tentacules de son doigt vers son cou. Une turbulence s’élève en elle.

Ou : parce qu’elle est déchirée entre la possibilité d’embrasser ses desseins avec tout l’abandon d’une amoureuse et celle – tout aussi agréable mais combien plus vicieuse – de le détruire en se moquant ouvertement de lui et de ses ridicules courbettes de quémandeur.

Colomb se console avec des « peut-être ». Mais les « peut-être » ne sont guère réconfortants.

Isabelle est une monarque absolue (son mari est un zéro absolu, plus froid que le néant. N’en parlons pas davantage). On baise souvent l’anneau qu’elle porte au doigt. Cela ne l’émeut guère ; voilà bien longtemps qu’elle a fait le tour de tous les flatteurs et sait résister à toutes leurs tentatives. Despotique, elle compte au nombre de ses biens une ménagerie personnelle de quatre cent dix-neuf bouffons dont certains sont grotesquement difformes et d’autres, beaux comme l’aube d’un matin ensoleillé. Colomb n’est jamais que son quatre cent vingtième pitre, son clown, son singe savant. Ce scénario-là est plausible, lui aussi.

Ou bien elle le comprend, lui et ses rêves fous d’un monde inconnu au-delà du bout du monde, si profondément qu’elle en a la chair de poule ; ou bien elle ne le comprend pas et ne cherche pas à le faire.

À vous de décider.

Ce qui est certain en tout cas, c’est que lui ne la comprend pas. Seuls les faits sont clairs : elle est Isabelle, la reine conquérante. Lui est son homme invisible, bien que grossier, haut en couleurs et ivrogne.

« L’accomplissement. »

Les appétits sexuels des hommes s’émoussent avec l’âge alors que ceux des femmes grandissent. Isabelle est le dernier espoir de Colomb. II commence à manquer de protecteurs, de baratin, d’amourettes, de cheveux, d’énergie. Le temps se traîne et passe. Isabelle galope, gagne des batailles, chasse les Maures de leurs places-fortes, voit croître ses appétits de semaine en semaine. Plus elle avale de territoires et engloutit de guerriers, plus elle se sent affamée. Colomb, conscient d’un lent rétrécissement intérieur, se réprimande. Il devrait revenir à la réalité, au bon sens. Quelles chances a-t-il de réussir ici ? La reine ne lui fait-elle pas parfois nettoyer les latrines et laver ses guerriers au retour des batailles ? Quand on sait la saleté que cela représente ! Car les soldats portent des couches taillées pour adultes en prévision de cette peur de la mort qui relâche les boyaux et les vide chaque fois que la terreur vous étreint. Colomb n’est pas taillé pour ce genre de tâche. Accepter de l’accomplir ne le mène nulle part. Vraiment, il lui faut quitter Isabelle une fois pour toutes.

Mais cela pose des problèmes, celui de l’âge d’abord : il vieillit inexorablement. Celui de l’absence de protecteur ensuite. S’il quitte la cour d’Espagne, il lui faudra renoncer à tout rêve de voyage vers l’Ouest. Jamais il n’a adhéré à la théorie philosophique selon laquelle la vie n’est qu’un tissu d’absurdités. Il se sent homme d’action, capable de hauts faits.

Se mettre dans l’impossibilité d’accomplir ce voyage, c’est accepter l’insignifiance de la vie. Encore une défaite ! Alors, invisible dans son halo bariolé de couleurs vives et tropicales, serviable sans jamais être payé de retour, il continue de suivre la reine comme un chien, espérant toujours l’aumône d’un regard qui le jetterait dans l’extase.

« Courir après l’argent, après un protecteur, ressemble fort à la quête de l’amour », dit Colomb.

Elle est omnipotente. Les forteresses s’écroulent devant elle. Les Maures préparent leur ultime reddition. La reine est à Grenade et galope à la tête de son armée. Elle règne. Tout ce qu’elle demande lui est accordé. Ses rêves sont des prophéties dont elle suit les directives pour établir ses incontournables plans de bataille, déjouer les complots des assassins, et apprendre  de la bouche même de ses loyaux sujets auprès desquels elle n’hésite pas à faire du chantage (pour s’assurer de leurs voix) et de ses opposants (pour s’assurer des leurs)  toutes les infidélités, les corruptions qui se trament dans l’ombre. Ses rêves lui permettent de prédire le temps qu’il fera, de négocier les traités, d’investir habilement dans le commerce. Elle mange comme un ogre et ne grossit pas d’un gramme. La terre entière vénère la trace de ses pas. L’ombre fuit devant le scintillement de son regard. Son visage est une luxuriante péninsule au milieu d’un océan de boucles soyeuses. Ses seins renferment des trésors inépuisables. Ses oreilles sont deux points d’interrogation qui font naître un doute délicieux. Quant à ses jambes… eh bien non, vraiment, ses jambes n’ont rien de bien formidable. Elle n’est jamais contente.

Aucune conquête ne la satisfait, aucune extase n’est assez forte. Voyez : là, devant les grilles de l’Alhambra se tient Boabdil le Malchanceux, dernier sultan de l’ultime bastion resté debout après des siècles de domination arabe sur l’Espagne. Regardez ! En ce moment même, il remet entre les mains d’Isabelle les clés de la citadelle. Voilà, c’est fait ! Et à l’instant où les lourdes clés glissent des mains du sultan dans celles de la reine, que fait-elle ? Elle bâille.

Colomb abandonne tout espoir. Tandis qu’Isabelle pénètre dans l’Alhambra et semble indifférente à son propre triomphe, il selle sa mule. Pendant qu’elle flâne dans la cour des Lions, il part dans un grand fracas de sabots de cheval et de coups de cravache. Un nuage de poussière le dissimule bientôt aux regards. L’invisibilité l’attire, il s’y abandonne, sachant parfaitement qu’il renonce ainsi à son destin. Il s’éloigne d’Isabelle au galop, furieux et désespéré, chevauche nuit et jour ; quand sa mule crève sous lui, il jette sur son épaule sa ridicule besace de Gitan aux couleurs flétries par la poussière du chemin et marche, marche, marche.

Autour de lui s’étend la luxuriante plaine que les armées de la reine ont conquise. Il n’en voit aucun détail, ni la beauté, ni la fertilité, ni le soudain dénuement des forteresses démantelées qui la surplombent piteusement. Les spectres des civilisations vaincues glissent, invisibles, le long des rives des fleuves dont les noms – Guadalceci, Guadalcela – gardent comme l’écho d’un passé anéanti. Là-haut, dans le ciel, les oiseaux de proie décrivent leurs arabesques sinueuses. De longues colonnes de juifs croisent Colomb, mais la tragédie de leur expulsion ne l’atteint pas. L’un d’eux cherche à lui vendre une épée de Tolède ; il le repousse d’un geste de la main. Ayant renoncé à ses propres rêves de vaisseaux cinglant vers l’horizon, Colomb abandonne les juifs aux bateaux qui les emmèneront en exil et qui les attendent dans le port de Cadix, prêts à appareiller. L’épuisement lui ôte la faculté de réagir. Le Vieux Monde est vraiment trop vieux… et le Nouveau est encore à découvrir.

« Perdre à la fois argent et protecteur est aussi amer qu’aimer sans espoir de retour », songe Colomb.

Il marche au-delà de la fatigue, au-delà des limites de l’endurance, au-delà de lui-même ; et, le long de ce dur chemin, il perd soudain l’équilibre, tombe dans la déraison ; et là, au-delà des frontières du bon sens, il a, pour la première et la seule fois de sa vie, une vision.

C’est le rêve d’un rêve. Il voit Isabelle explorer paresseusement les jardins de l’Alhambra, ce superbe joyau qu’elle a arraché à Boabdil, le dernier des Nasrides : elle plonge le regard dans une coupe de pierre remplie de sang que soutiennent deux lions de pierre ; son visage se reflète dans le liquide immonde (il la voit s’y mirer dans son rêve !)

Que lit-elle encore dans cette coupe ? Que le monde entier, tel qu’on le connaît, lui appartient désormais ; elle règne sur tous ses habitants, en dispose comme elle veut. Mais dès qu’elle comprend cela – Colomb rêve toujours – le sang se fige et devient une boue épaisse, grouillant de vermine. Alors cette Isabelle, née de l’épuisement et de l’esprit de vengeance de Colomb, est secouée d’un violent frisson. Elle se rend compte tout à coup que jamais, au grand jamais, elle ne pourra se contenter de ne posséder que la partie connue du monde. Il lui faut la part inconnue, inconnaissable peut-être. Aussitôt elle se rappelle Colomb (il la voit se souvenir de lui), cet homme invisible qui rêve de pénétrer dans le monde invisible, inconnu et peut-être même inconnaissable qui s’étend au-delà de la frontière des choses, au-delà de la coupe de pierre – image du quotidien – au-delà du sang épais de la mer. Dans ce rêve cruel, Colomb oblige la reine à regarder enfin la vérité en face, à accepter l’idée qu’elle a besoin de lui autant que lui d’elle. Oui ! Elle le sait maintenant. Il faut – oui – il faut absolument qu’elle lui donne l’argent, les navires, tout ! Et lui doit – oui – doit absolument –porter son drapeau et sa gloire au-delà des frontières du bout du monde, jusqu’à l’ultime délire, jusqu’à l’immortalité qui les unira enfin pour l’éternité par des liens plus forts que ceux forgés par l’amour mortel : ceux de l’Histoire qui vous rendent l’égal des dieux.

« L’accomplissement. »

Dans son rêve fou, Colomb voit la reine s’arracher les cheveux, s’enfuir de la cour des Lions, appeler ses hérauts et leur ordonner : « Trouvez-le. » Et, dans son rêve encore, Colomb refuse de se laisser trouver. Il se drape dans la cape poussiéreuse de son invisibilité et les hérauts galopent en vain à sa recherche. En vain Isabelle crie, supplie, implore.

« Garce ! Garce ! Qu’en dis-tu maintenant ? es-tu satisfaite ? », ricane Colomb. En s’enfuyant loin d’elle, en se voilant dans une invisibilité suicidaire, il lui a refusé ce qu’en son for intérieur elle désire le plus au monde. Bien fait pour elle ! Garce ! N’a-t-elle pas anéanti tous ses espoirs, à lui ? Ce faisant, elle s’est rabaissée elle-même. Justice poétique, en somme ! Ce qui est équitable reste équitable.

Mais le rêve s’achève et Colomb permet enfin aux messagers de le trouver : bruits de sabots de chevaux, grands gestes. On le cajole, on essaie de le convaincre, on lui offre des pots-de-vin. Mais il est trop tard. Seule survit dans l’amertume de son cœur la douce consolation d’étouffer dans l’œuf toute possibilité de retour. D’un signe de tête il donne aux hérauts sa réponse inéluctable. Non !

Soudain il reprend ses esprits et revient à lui. À genoux au milieu de la plaine luxuriante, il attend la mort. Dans le lointain il entend grandir le bruit de sabots des chevaux, lève les yeux, espérant voir surgir, comme un conquérant, l’ange exterminateur, avec ses ailes noires et son visage fatigué.

Les hérauts d’Isabelle l’entourent, lui offrent à boire et à manger. Ils lui ont même amené un cheval.

« Bonnes nouvelles – crient-ils – la reine vous fait mander. Et pour votre voyage, il y a du nouveau. Du fantastique ! Elle a fait un rêve qui l’a effrayée. »

Tous ses rêves sont des prophéties.

« Elle a quitté la cour des Lions en courant, vous a appelé à cor et à cri – poursuivent les hérauts. Son dessein est de vous envoyer au-delà de la coupe de pierre du monde connu, au-delà du sang épais de la mer. Elle vous attend à Santa Fe. Il faut nous suivre immédiatement. »

Il se lève, comme un amant enfin payé de retour, comme un jeune marié au matin de ses noces, ouvre la bouche d’où jaillit presque le flot amer d’un dernier refus : Non !

« Oui, dit-il enfin. Oui. Je viens. »


Traduit de l’anglais par Dominique Rueff.
Un texte publié dans La Règle du jeu, No7, Mai 1992.

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