Carole Mathieu : Malgré les années, quels souvenirs vous gardez de cette aventure ?

Alain Delon : Je garde un très bon souvenir de cette aventure. D’abord parce qu’il faut que vous sachiez que je n’ai jamais rien fait dans ma carrière contre mes envies et contre mes idées. Donc j’ai fait ce film en plein agrément avec moi-même, en plein accord avec moi-même. Donc je ne regrette jamais ce que je fais, parce que j’ai le temps d’y penser avant, si je vais regretter ou pas.

Carole Mathieu : Comment vous vous êtes retrouvé sur ce film ? Est-ce que c’est Bernard-Henri Lévy…

Alain Delon : Je connais Bernard depuis des tas d’années. On a souvent parlé de cinéma ensemble. Et j’avais un grand rêve… Bernard me disait souvent : « J’ai envie de faire un film. J’ai envie de faire un bon premier film. » Et je disais à Bernard : « Écoute Bernard… » – ou plutôt “Écoutez”, on se vouvoie toujours, il m’appelle maestro, je l’appelle maestro, chacun dans notre domaine, m’a-t-il dit. Je lui disais : « Écoutez Bernard, si jamais vous faites du cinéma, il y a un film que j’aurais envie de faire avec vous, c’est un film avec Brando. » Et il m’a dit : « Ça c’est une idée formidable, je vais y penser. Je vais m’arranger pour contacter Marlon. Ce serait formidable ». « Si vous arrivez à faire ça, je fais le film avec vous, pour faire le film avec Brando. » Malheureusement ça ne s’est jamais fait. Brando est mort il n’y a pas longtemps, vous le savez. Et puis voilà… Un jour il est arrivé en me proposant – c’était au Fouquet’s, je m’en souviens très bien –, il m’a dit : « Voilà, j’ai une idée que j’ai écrite, le scénario d’un film que je voudrais faire, avec Arielle, bien sûr, et vous, comme couple. » J’ai répondu : « Oui, pourquoi pas ! De quoi s’agit-il ? » Il m’a raconté l’histoire, et puis partant de là j’ai répondu « Un film avec vous : quand vous voulez. » Parce que j’y croyais. Le problème ce n’est pas que monsieur Dupont ou Durand vienne me proposer un film, le problème c’est d’avoir confiance en quelqu’un, quel que soit le domaine dont il vous parle. Et moi, avec Bernard, j’ai toute confiance. Parce que Bernard est quelqu’un de supérieurement intelligent, très capable dans beaucoup beaucoup de domaines. Et je savais qu’avec son envie et ma connaissance de ce métier, on arriverait tous les deux à faire quelque chose. Donc, c’est parti comme ça.

Carole Mathieu : Qu’est-ce qui vous a le plus séduit : de faire ce film, ou de vivre cette aventure avec lui ?

Alain Delon : Pour être franc, c’est de vivre l’aventure avec lui. D’abord parce que c’était une aventure avec lui et Arielle. Il m’avait déjà parlé aussi d’un mythe extraordinaire du cinéma que j’aime depuis longtemps, même avant de commencer ma carrière, qui était Lauren Bacall. Il m’a dit : « Je crois que j’ai l’accord de Lauren Bacall. » Moi, Lauren Bacall… Il me dit qu’on va tourner ça au Mexique, etc. Avant de voir le film j’ai vu l’aventure, l’aventure en général. Un film, au Mexique, Lauren Bacall, BHL, Arielle, etc. C’est ça, il faut le dire franchement, qui m’a le plus attiré, fasciné. Quoique le personnage pour moi était intéressant. J’étais très heureux de ce personnage – je ne sais pas si vous l’avez vu, ou si vous vous en souvenez –, j’ai quand même un personnage assez fascinant.

Carole Mathieu : Dans cette aventure, par rapport à vous, votre expérience, et le fait que ce soit le premier film de Bernard-Henri Lévy, comment ça s’est passé ? Est-ce qu’il vous dirigeait ? Est-ce que, vous-même, vous lui donniez des conseils ?

Alain Delon : Vous savez il y a deux phases dans la réalisation, la conception d’un film. Il y a la partie technique, et puis l’autre partie. Donc je me suis permis, de temps en temps, de conseiller, d’aider Bernard, sur la partie technique. L’autre partie, il la possède : son idée, le scénario, le travail des acteurs, ce qu’il souhaitait de mon personnage, ce qu’il souhaitait du personnage d’Arielle, de nos rapports, Lauren Bacall, etc. Par moments je me suis permis, parce que ça lui échappait, je ne voulais pas qu’il passe à côté, de lui dire : « Là, par contre, Bernard, on glisserait sur un gros plan comme ça… Ou un petit panneau sur la gauche… Ce serait formidable. » Ça c’est la partie technique. Comme j’ai une telle connaissance de cette partie depuis, vous le savez, quelques années, surtout avec les êtres exceptionnels avec qui j’ai tourné, je pouvais me permettre de lui donner quelques petits conseils techniques. Mais sur l’histoire, l’écriture, le dialogue, la direction d’acteurs, ce qu’il attendait de ses acteurs, ce qu’il attendait de ses personnages : rien.

Carole Mathieu : Quel directeur d’acteurs il était avec vous justement ? On sait qu’il vous admire beaucoup.

Alain Delon : Il a été un directeur d’acteurs comme je les aime. C’est-à-dire me demandant exactement ce qu’il souhaitait. Souvent, aussi, comme certains metteurs en scène, me le montrant, « j’aimerais qu’à ce moment-là vous fassiez, etc. » Ce sont des choses qui me vont : dans le fond j’aime qu’on me dise exactement ce que l’on veut. Je peux effectivement improviser ou me laisser aller. Mais j’aime bien : « Vous voulez quoi exactement ? Dites-moi ce que vous voulez, je vais vous le faire. » C’est ça les rapports qu’on avait avec Bernard.

Carole Mathieu : Est-ce que parfois il y a eu des petites frictions ?

Alain Delon : Entre nous, jamais. Il y en a eu quelques-unes sur le film. Je ne peux plus vous dire à quel moment, ni avec qui. Vous allez peut-être m’aider. Il y avait un acteur merveilleux, que j’adorais, espagnol, qui est mort depuis.

Carole Mathieu : Francisco Rabal.

Alain Delon : Francisco Rabal ! Il y a eu, des petits moments, deux-trois accrochages avec Francisco – parce que lui parlait comme ça (Il prend un accent espagnol) – de mésentente ou d’incompréhension. On était au Mexique. L’espagnol, n’est pas le fort de BHL (rires), et Francisco était plus à l’aise, disons. Mais entre nous il n’y a jamais eu l’ombre d’une discussion, jamais l’ombre d’une mésentente, ou d’une altercation, jamais, jamais, jamais. D’abord parce que… Vous savez, c’est un problème, je crois, d’admiration réciproque. J’admire Bernard pour ce qu’il est, pour ce qu’il fait, depuis longtemps, bien que nous ne soyons pas toujours d’accord sur les mêmes choses. Il m’admire aussi, depuis longtemps, dans mon travail. Donc ça n’a jamais cloché, ça n’a jamais accroché. C’était formidable.

Carole Mathieu : Dans quelles conditions vous avez vu le film ?

(Un téléphone sonne)

Alain Delon : On va couper, heureusement que j’avais dit qu’on faisait couper le téléphone. (Le téléphone s’arrête de sonner). Merci. Allez-y.

Carole Mathieu : Est-ce que vous vous souvenez, justement, du moment où vous avez vu le film pour la première fois ?

Alain Delon : Le film, je ne me souviens plus où c’était. C’était à Paris. Mais où ? Dans quelle salle ? C’était une projection privée. Si vous me rappelez, parce que j’ai oublié tout cela, si vous me rappelez les producteurs du film je vous dirai peut-être où ça s’est passé. Vous ne savez plus qui étaient les producteurs ?

Carole Mathieu : Il y avait Lazennec, Stéphane Célérier.

Alain Delon : Ça ne me dit rien.

Carole Mathieu : C’était peut-être à Neuilly…

Alain Delon : Peut-être. Enfin c’était une projection privée, avec quelques invités, d’ailleurs, triés sur le tas. Moi, le film correspondait exactement à ce que j’attendais. J’avais vu toutes les projections, bien sûr. Il correspondait exactement à ce que je souhaitais, à ce que je pensais. Fidèle à l’écriture. Fidèle à ce que souhaitait BHL. Avec des images superbes, dans un paysage magnifique. Je n’ai pas été surpris, ni étonné, ni déçu.

Carole Mathieu : Ce qui est un peu étonnant dans ce film – nous l’avons vu, et ce que nous voulons montrer c’est que c’est un film qui est vraiment intéressant, qu’il y a des choses positives dans ce film – mais c’est vrai que la critique a été un petit peu assassine. Vous vous rappelez de ça ?

Alain Delon : Oui. J’en ai souffert pour lui. Je lui ai dit – on a eu une conversation là-dessus –, je lui ai dit que c’était un peu de sa faute. Parce qu’il a fait personnellement – comme il sait le faire, et comme il sait souvent pas toujours exactement bien le faire, mais à côté de la plaque des fois –, il a fait donc une telle promotion personnelle avant la sortie du film, qu’il a braqué un petit peu tout le monde contre lui. Je lui avais dit : « Attention Bernard, n’en rajoutez pas, ils vont vous assassiner. » Et ça a été exactement ça. Dans le style, il a trop vanté les qualités de son film, il a trop vanté l’aventure de son film, il a trop vanté, « vous allez voir ce que vous allez voir ». J’ai dit : « Bernard, attention. Ils vont vous massacrer. C’est comme ça. C’est des hyènes, c’est des rats, c’est des chiens. » Et ça n’a pas raté. Il l’a trop promu, autopromu lui-même, avant, en disant « C’est mon premier film, vous allez voir la huitième merveille du monde », etc. Je l’ai beaucoup regretté, j’en ai beaucoup souffert pour lui, parce que je le lui avais dit, je le savais, je le sentais, je les connais un peu. Et ils l’ont pas raté. En plus, le fait qu’il ait voulu se jeter dans cette aventure, pour eux, c’était sortir de ses ornières, sortir de ce qu’il était, etc. Ils n’ont pas aimé ça. Ils n’aiment jamais ça. Si demain je me mettais à chanter, ils n’aimeraient pas. Il ne faut surtout pas sortir…Ça c’est un peu français, très franco-français : il faut pas sortir de son ornière. Si vous bougez un peu « Ahahaha ! » (Prononcé sur le ton de la moquerie, en pointant du doigt.) Classique !

Carole Mathieu : Malgré cette promotion, c’est vrai qu’en même temps, vu les acteurs qu’il avait, la musique…

Alain Delon : Mais il avait des acteurs exceptionnels ! Je ne peux pas parler pour moi mais… Excusez-moi, quand même ! Rabal ! Il y avait Bacall ! Il y avait Arielle ! Il y avait moi. Il y avait même l’apparition de Zéro. Comment il s’appelle ? Karl Zéro. Vraiment des acteurs exceptionnels. La distribution était inattaquable.

Carole Mathieu : C’est vrai que votre seul nom – à cette époque vous ne tourniez plus beaucoup –, c’est vrai que tous les magazines ont eu envie de vous.

Alain Delon : Envie de ?

Carole Mathieu : De vous ! De vous avoir en couverture !

Alain Delon : J’ai vu, je me souviens de photos exceptionnelles, très belles, dans par exemple… je crois que c’était Le Point, la photo avec la casquette, vous voyez ce que je veux dire. Arielle sur la plage, magnifique. Mais magnifique, vraiment ! De toute façon j’étais l’élément principal du film. C’était en 1996. C’était pas hier, mais ce n’était pas non plus il y a cinquante ans, donc j’étais vraiment l’attraction du film. Parce que, surtout, c’était le premier film de Bernard-Henri Lévy, avec Alain Delon. Comment ? Qu’est-ce que ça va être ? Pourquoi Alain Delon ? Comment Alain Delon a-t-il accepté de tourner avec Bernard-Henri ? Bah oui, voilà. J’ai accepté de tourner avec Bernard-Henri. J’en ai fait d’autres…

Carole Mathieu : Pour terminer : parfois c’est vrai que lui, justement, il aime son film comme un… père aime son enfant.

Alain Delon : Mais il a raison. Je referai un film avec lui s’il me le proposait… malheureusement sans Brando. Mais c’est le premier, et vous vous rendez compte que je lui avais dit : « Bernard, un film avec vous et Brando… » Parce que moi, mon rêve… C’est trop tard maintenant. J’avais déclaré d’ailleurs : « Le jour où Marlon partira, je serai cliniquement mort. » Mais moi j’ai toute ma vie rêvé de rentrer dans une scène et dire à Brando, le matin, avec un petit-déjeuner : « Monsieur est servi ! » (Rires) Bernard m’avait dit : « Je vais m’en occuper, on va le faire ensemble »… On peut refaire quelque chose, mais malheureusement sans Brando.

Carole Mathieu : Vous seriez prêt à retenter l’aventure ?

Alain Delon : Absolument ! Absolument. Absolument, parce que, vous savez, c’est quelqu’un de tellement exceptionnel… Et c’est un métier, comme je vous l’ai dit, qui s’apprend, avant tout techniquement. Mais la technique c’est une chose, seulement, quand on sait ce qu’on veut, quand on écrit une belle histoire, quand on sait qu’on va faire une belle histoire alors on prend des techniciens et on se contente d’être le directeur : le directeur d’acteurs, le metteur en scène, celui qui dit que… qui veut que… Et puis on a des techniciens pour faire le reste. J’ai connu ça. À ses débuts, si voulez – c’est un parallèle que je vous donne comme ça – un grandissimo metteur en scène qui sortait de l’opéra et du théâtre, s’appelait Visconti. Oui, c’était le plus grand metteur en scène de théâtre, le plus grand metteur en scène d’opéra qu’on avait en Italie. Je l’ai connu à ses débuts. Il n’était pas un grand technicien, il a appris la technique. Mais il savait, en dehors de la technique, ce qu’il voulait. Il avait des techniciens autour de lui qui l’entouraient pour lui donner ce qu’il voulait. Voilà ce que ça a donné. Revoyez Senso, vous allez comprendre.

Carole Mathieu : Pour terminer, quelle place tient aujourd’hui ce film dans votre carrière, avec le recul, et dans votre cœur ?

Alain Delon : Dans mon cœur il tient une grande place, et dans ma carrière il tient la même place. Parce que, comme je vous l’ai dit, et je vous le répète, dans ce métier j’ai eu la chance de faire tout ce que je voulais, quand je voulais, avec qui je voulais, où je voulais. Je n’ai jamais fait un film pour manger. J’ai eu cette chance. J’ai toujours choisi. Je me suis quelques fois trompé… Pas celle-ci, mais d’autres fois. Je ne dirai pas lesquelles. Mais j’ai toujours sciemment fait ce que j’avais envie de faire. Donc je ne regrette jamais.

Carole Mathieu : Et pour vous, par rapport à Bernard-Henri Lévy – parce que lui a été très atteint par les critiques – on a l’impression, quand je vous parle, que le plus important c’est l’aventure, et peu importe ce qui est dit à côté.

Alain Delon : Vous savez, vous n’allez pas apprendre et je ne vais pas apprendre à Bernard ce que sont les critiques, dans tous les domaines. Il vient encore de l’expérimenter il n’y a pas longtemps. Il fait partie de ces gens, un peu comme moi dans un autre domaine, qui dès qu’ils ouvrent la bouche : Boum ! Bernard c’est ça. Bernard dans son domaine, c’est moi dans le mien. Dès qu’il l’ouvre, faut la fermer. C’est clair ?

Carole Mathieu : Vous avez revu le film depuis ?

Alain Delon : Je l’ai revu une fois, avec plaisir. Et je me souviens d’un autre détail. On avait fait une projection – je ne sais plus si c’était le Festival de Berlin, ou je ne sais quoi –, ça a été houleux. Ça a été un tollé. Je me suis levé à la fin, je leur ai dit ce que je pensais, en français malheureusement, je ne possédais pas la langue allemande. C’était parce que d’un seul coup, il y avait quelque chose qui défrisait, quelque chose qui dérangeait. Je leur ai dit : « Écoutez, allez faire autre chose. Restez critique, moi je resterai acteur. »

Carole Mathieu : À aucun moment on vous a attaqué ? C’était plus Bernard-Henri ?

Alain Delon : Non, ça n’a jamais été moi. Moi, j’ai eu des critiques correctes, normales. Il y en a peut-être un – pas à cause de moi, mais à cause de Bernard – qui a dit : « Mais qu’est-ce que Delon est allé faire dans cette galère ? » C’était une attaque pour Bernard, sur Bernard. Professionnellement on m’a rarement attaqué. On ne peut pas m’attaquer. Alors on le tourne à sa façon, en disant : « Mais qu’est-ce que Delon va faire dans cette galère ? ». Mais c’était contre Bernard, c’était pas contre moi. Parce que finalement ça dérangeait tout le monde que monsieur BHL, du jour au lendemain, fasse un film avec Delon, et avec Lauren Bacall, et avec d’autres, et puis voilà, c’est ça. S’il recommence l’année prochaine, ce sera pareil.

Carole Mathieu : En tout cas ce qui est formidable c’est qu’on a vraiment l’impression que pour l’équipe du film, c’est quand même une aventure qu’ils n’oublieront jamais.

Alain Delon : Belle aventure. Grande aventure, croyez-moi ! C’est pas un reproche mais on n’a pas tourné à Sarcelles, on a tourné au Mexique à Cuernavaca, on a passé trois, quatre mois là-bas. C’est pas Sarcelles (rires). Pardonnez-moi les habitants de Sarcelles, excusez-moi.

Carole Mathieu : Vous voulez ajouter quelque chose ?

Alain Delon : Mais non Carole, rien du tout. Je ne renierai jamais ce film. Et si demain Bernard m’en propose un autre, si l’histoire me plaît, je le ferai. Voilà.

Carole Mathieu : Merci.

Alain Delon : Je vous en prie.