Vingt ans déjà que Françoise Sagan a tiré sa révérence au monde, après une vie menée à belle allure, des années 1950 aux lendemains des années Mitterrand. Un temps que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître, à peine imaginer, et que Denis Westhoff, le fils de ce « charmant petit monstre » – ainsi que Mauriac la baptisa à la parution de Bonjour tristesse –, s’emploie pieusement à nous faire revivre dans Les années Sagan. Non sans, trop zélé gardien du temple maternel, s’accorder quelques libertés ni forclore le côté perdu et bouleversant de Sagan, prise entre drogue, persécution fiscale, disparition des proches et solitude, les quinze dernières années avant sa mort, en 2004, à soixante-neuf ans.
Denis Westhoff exhumera à grand bruit, en 2011, un manuscrit posthume de Sagan, pâle brouillon d’un roman qu’elle avait elle-même laissé tomber pour cause d’incohérence. Ce revival fut un échec.
Ici, plus que le texte d’une prose souvent laborieuse, ce livre-album vaut par les photographies qui nous restituent cette icône existentialiste et son parfum d’insouciante liberté, sa vitesse de vie, sa fraîcheur de sentiments, sa langueur enfantine jamais éteinte, sa générosité de caractère, ses engagements d’idées, ses amitiés en arc-en-ciel, sa quête sans fin des mystères et des fêlures de l’amour.
Revit sous nos yeux la merveilleuse et douce personne que fut Sagan, femme de cœur, écrivaine buissonnière, peintre des bleus à l’âme, petite sœur fragile du Genre humain. Une histoire racontée en images tout au long de ces années qui portent son beau nom de Sagan.
Comme autant de repères en noir et blanc, dressons l’éphéméride de ce joyeux pêle-mêle qu’allait devenir la vie de l’espiègle Lili, jeune bourgeoise des beaux quartiers en rupture de ban, qui commence son entrée en société par ce météorite que fut Bonjour tristesse, en 1954. Cela lui valut un Himalaya de gloire à dix-huit ans, qui eut enseveli tout autre postulant dans la carrière des Lettres. Pas elle. Noctambule germanopratine dès sa plus jeune adolescence, elle fréquente les caves de jazz de la Rive gauche, ses penseurs et ses danseurs, avant, petite frenchie so chic, de partir conquérir New-York, courant chaque nuit de Harlem au Carnegie Hall s’étourdir de musique noire, parce que « le jazz, c’est comme les bananes, ça se consomme sur place », ainsi que l’énonçait Sartre en 1947 dans la revue America.
Sagan découvre au printemps 1955, au bout de la Nationale 7, qu’elle dévale pieds nus au plancher et au volant de sa Jaguar XK, un charmant petit port (Saint-Tropez) ; croise Brigitte Bardot à L’Esquinade, une boîte de nuit voisine de la Ponche ; écrit des chansons sulfureuses pour Juliette Gréco et d’autres pour Mouloudji ; se crashe, printemps 1957, au volant de son Aston Martin à 160 kilomètres à l’heure du côté de Milly-la-Forêt ; s’en sort par miracle au prix d’une addiction aux opiacé ; épouse en 1958 Guy Schoeller, éditeur aussi génial qu’imbu de lui-même et de vingt ans son aîné, dont elle divorce bientôt pour épouser en 1962 un jeune Américain, Bob Westhoff, et donner naissance à son fils Denis. Entre-temps, elle a découvert le jeu, gagne un soir de l’été 1959 au Casino de Trouville en misant sur le « 8 » à répétition, une fortune qu’elle abandonne le lendemain matin à son propriétaire, pour acquérir séance tenante un petit manoir normand foutraque dont elle fera son havre de paix et d’amitiés jusqu’à sa fin.
Dans la foulée d’Aimez-vous Brahms, elle passe du roman au théâtre et triomphe en 1960, avec Un Château en Suède.
1960. Elle signe le Manifeste des 121 qui, contre la guerre en Algérie, appelle à l’insoumission des appelés du Contingent. En représailles, un attentat au plastic, signé de l’OAS, frappe le domicile paternel.
1971. Onze ans plus tard, elle est des « 343 Salopes » du monde des Lettres et des Arts, qui pétitionnent dans Le Nouvel Observateur pour le droit à l’avortement.
1979. Au pic de ces années Sagan, l’icône qu’elle est devenue partout préside le jury du Festival de Cannes. Dans un premier temps, les jurés attribuent la palme d’or au Tambour de Volker Schlöndorff, puis, sous la pression de la Direction du Festival acquise aux Majors américaines, couronnent Apocalypse Now de Coppola… avant, devant le tollé, de couronner les deux films à la fois. Sagan, rebelle au diktat des puissants, s’est battue comme une lionne. Elle racontera la chose quelques mois plus tard. Ce fut un beau charivari.
1984. Avec mon meilleur souvenir est un magnifique exercice d’admiration. Sagan rend hommage à quelques-uns de ses grands contemporains et aînés d’élection. Elle y jouera à la perfection de sa fameuse petite musique, son écriture champagnisée. Nostalgie, enchantements, empathie, lucidité, humilité, compassion nourrissent sa galerie de portraits. C’est Billie Holiday aux bras piquetés de drogue, que Sagan poursuit nuit après nuit, dans une Suite new-yorkaise incessante. Ce sont Orson Welles, Noureev, Carson McCullers (Le cœur est un chasseur solitaire ; Reflets dans un œil d’or), Tennessee Williams (Un tramway nommé désir ; La chatte sur un toit brûlant), qu’elle campe en autant de figures de légende du siècle pour une meilleure éternité.
L’évocation émue de ses déjeuners chaque semaine dans un bistro à Montparnasse avec Sartre devenu aveugle, est passée à la postérité : « Nous parlions comme des voyageurs sur le quai d’une gare. J’aimais le tenir par la main et qu’il me tint par l’esprit. »
« Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur. » Ainsi s’ouvrent Les Nourritures terrestres, de Gide, à qui Sagan rend hommage en ouverture à son tour d’Avec mon meilleur souvenir. Ce Manifeste gidien d’intensité aura été, avec Les Illuminations de Rimbaud et A la recherche du temps perdu, son passeport pour la vie, « la première de ces bibles écrites de toute évidence pour moi, le premier livre qui m’indiquât ce que j’étais profondément et ce que je voulais être, ce qu’il m’était possible d’être. »
1985. Invitée en Colombie en voyage officiel par François Mitterrand dont elle est devenue fan, elle manque mourir d’une overdose de cocaïne.
1988. Sagan est inculpée pour usage et transport de stupéfiants.
1990. La disparition à répétition de ses proches, à commencer par son amante et protectrice de quinze ans, la modiste Peggy Roche avec qui elle vivait, puis de Jacques Chazot, ce mondain à la Charlus qui la faisait tant rire, la laissent désemparée. La bande de noctambules faussement désœuvrés, artistes fitzgéraldiens experts en fêlures d’eux-mêmes, se dissout. Bernard Frank, grognard littéraire de profession, auteur des Rats et d’Un siècle débordé et grand amateur de bordeaux, s’éloigne.
1998. Sagan, ce feu follet, rédige son Épitaphe : « Fit son apparition en 1954 avec un mince roman, Bonjour tristesse, qui fut un scandale mondial. Sa disparition, après une vie et une œuvre également agréables et bâclées, ne fut un scandale que pour elle-même. »
2002. L’affaire Elf éclate, sombre affaire de pots de vin et de commissions occultes, où Sagan, éternel panier percé et ne comprenant rien à l’argent, se retrouve mêlée pour être intervenue dix ans plus tôt auprès de François Mitterrand, à la demande d’un intermédiaire douteux. Ayant omis de déclarer les quatre millions qu’il lui alloue pour la rénovation de son manoir au-dessus de Trouville, elle est l’objet d’un redressement fiscal, qui la laissera exsangue jusqu’à sa mort.
2004. Fin de partie. Recueillie les douze dernières années de son existence cabossée par une riche admiratrice avenue Foch, Sagan s’étiole à petit feu. Elle n’écrit plus. Elle ne pèse plus que 48 kilos. Elle s’éteint à l’hôpital de Honfleur, d’une embolie pulmonaire.
Françoise Sagan, cet « accident qui dure », selon sa propre définition, va-t-elle, vingt ans après sa mort, sortir du purgatoire ? La bohémienne de luxe, dont les frasques bien élevées, l’apparente légèreté, ont occulté l’écrivaine qu’elle était et son exploration du cœur humain, va-t-elle enfin partager la place avec dame Littérature ?
Il serait juste, comme Cocteau le plaidait pour lui-même dans son discours de réception à l’Académie française, qu’après l’avoir dévisagée, on envisage enfin Françoise Sagan.