Dans sa nouvelle « L’Aleph » l’écrivain argentin Jorge Luis Borges raconte la découverte de l’Aleph[1] par un protagoniste innommé. L’Aleph est simplement un point de l’espace qui contient tous les points ; le lieu où se trouvent, sans se confondre, sans superposition et sans transparence, tous les lieux de l’univers, vus de tous les angles. « Je vis », écrit Borges, « tous les miroirs de la planète et aucun ne me refléta ».

Jusqu’au 7 octobre 2023 j’avais considéré cette nouvelle comme une ingénieuse élucubration de son imagination nourrie par une culture sans frontières. Mon avis a changé depuis. Avec stupéfaction et une intime frayeur j’ai découvert qu’il y avait bien un Aleph sur terre, réel et tangible, et que non seulement moi je pouvais le voir mais qu’il était visible de partout. Oui, il y a bien sur terre un point qui résume tous les points, un point qui paraît représenter toutes les injustices et toute la justice ; tout le mal et tout le bien ; toute l’horreur et toute la compassion ; toute la détestation et tout l’amour. Et ce point est apparemment Gaza : 0.00007% de la surface de la terre concentrant, à croire mes contemporains, toute la douleur que le monde peut contenir à l’exclusion de tout autre point. À les en croire, Gaza symbolise toute la souffrance du monde. Gaza et seulement Gaza. Une souffrance d’une telle intensité que seule une solution radicale paraît susceptible de la supprimer. Dès le 7 octobre 2023, avant même qu’Israël ne riposte aux tueries et aux viols, la joie souleva à l’unisson les foules de Gaza et de la plupart des grandes métropoles mondiales. Tous purent enfin (!) crier au ciel l’allégresse et le bonheur de voir les Israéliens écrasés et leurs frères en diaspora ébranlés. Et puis après, quand la riposte submergea Gaza, alors là, la haine empathique, compassionnelle put se donner à cœur joie, des Etats-Unis à la Chine, du Chili à l’Équateur, de l’Espagne à la Norvège, de l’Algérie à l’Afrique du Sud. Partout des foules, des jeunes et des vieux, des femmes et des hommes, des hétéros et des transgenres se sont accordés sur la cause du Mal universel : les sionistes ! Tous les malheurs du monde, celui du Soudan, de l’Éthiopie et de l’Érythrée, de la Syrie, du Nicaragua et du Venezuela se sont condensés dans Gaza, d’Aleph universelle. Ainsi Gaza centre de la souffrance du monde mérite, seule, toute la compassion, mieux, exige l’ultime solution en guise de réparation : la disparition de l’entité honnie, l’entité sioniste, Israël et son remplacement par une Palestine glorieuse. Ainsi, comme par magie, la responsabilité du Hamas dans les événements du 7 octobre fut effacée. La seule question fut bien celle de la disparition d’Israël, pourtant la première nation à reconnaître la Palestine en 1947, et ce contrairement aux nations arabes et aux autorités palestiniennes qui refusèrent le plan de partage voté aux Nations Unies. L’idée : expulser du monde politique, économique, artistique, littéraire, académique, de toutes les instances, de tous les forums, de toutes les institutions, les Israéliens. Les exclure de la vie comme le furent naguère les Juifs.

Que cette justice implique d’éliminer les sept millions de Juifs israéliens qui ont eu l’idée étonnante de retourner vivre dans leur patrie d’origine n’est pour l’instant qu’un inconvénient mineur dans un avenir encore brumeux. On avisera le moment venu. Se débarrasser de sept millions de personnes, selon la formule consacrée « la valise ou le cercueil », n’est pas un problème insoluble. Demandez aux Turcs ! Ce qui compte c’est d’offrir à Gaza, à la Palestine, Aleph de la souffrance du monde, la terre qui s’étend du fleuve à la mer.

Après, peut-être, une fois la solution finale du peuple israélien acquise, s’intéressera-t-on aux douze millions de déplacés du Soudan ; aux millions de réfugiés syriens et afghans, etc. Entretemps, tout cela peut, doit attendre. L’Aleph de Gaza passe en premier.  

Cependant, contrairement à la perfection de l’Aleph littéraire, il y a une faille dans l’Aleph gazaoui. Après 9 mois de guerre et de destructions, il se trouve des habitants de Gaza qui désignent le Hamas comme co-responsable de leur malheur.[2][3] Pourquoi ? Par son refus de négocier réellement une fin honorable des hostilités. Par sa jouissance à peine dissimulée à leur souffrance qui fait avancer sa cause. Par son souci à assurer la sécurité de ses membres mais pas des civils, livrés à eux-mêmes.

Bruxelles, 7 juillet 2024.


Daniel Rodenstein, membre de l’Institut Jonathas. Professeur émérite, Université catholique de Louvain.


[1] Borges J.L. Œuvres complètes. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Lonrai, 2013.

[2] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-revue-de-presse-internationale/la-revue-de-presse-internationale-emission-du-vendredi-05-juillet-2024-2977490

[3] Hamas faces growing public dissent as Gaza war erodes support (bbc.com)

3 Commentaires

  1. Moi je crois que cette « Alephisation » mondial de Gaza est une culmination du mal des Underdogs (les subjectivement défavorisés) du monde contre les Topdogs (les plus « favorisés », « couronnés de succès ») du monde. La plus grande majorité de ces Underdogs ne sais rien des Juifs, et les systematiquement indoctrinés contre les Juifs non plus. C’est pourquoi je ne veux pas croire que cette hostilité soit vraiment une révanche mondiale contre les Juifs – à cause d’une guerre mondialement télévisée qui pour ces défavorisés du monde peut sembler comme une parfaite occasion pour protester tout simplement en prendrant les Juifs comme un symbole de l’injustice que l’Underdog et ses camarades et protégés rencontrent …

    Amicalement de la Suède –
    Maja

  2. Ne serait-il pas temps de reconnaître enfin un État palestinien viable afin que cesse cette lutte fratricide entre les enfants d’Abraham ?

    • « Un État palestinien viable »? Comment? Par lui donner un gouvernement viable, just, moderne, pacifique? Comment? C’est ce que l’on s’est demandé dès le départ, dès la fondation de l’état d’Israël …