Il y a un siècle et plus que les pères et les mères ne sont plus ce qu’ils étaient. Il en va de même, de leur progéniture. Gide, dans Les Nourritures terrestres, avait lancé son cri fameux : « Familles, je vous hais ».

L’aura-t-elle entendu, ce cri vengeur jeté à la face des pères tout puissants et des mères castratrices de jadis ? Florence Malraux, fille d’un héros de légende et d’une mère aussi peu commune, s’est employée sa vie durant à déjouer les pièges de sa glorieuse hérédité, menant sa barque à bonne distance d’un trop grand homme trop occupé à graver sa geste dans le haut marbre de l’éternité, pour s’encombrer d’une famille au quotidien ou se soucier d’une transmission aux siens.

Clôturant le numéro spécial de La Règle du Jeu, intitulé L’anti destin dAndré Malraux, un intitulé en apparence infidèle au vaticinateur tous azimuts que fut le hérault de La Condition humaine, la politologue Janine Mossuz-Lavau, une proche de Florence Malraux, a réuni les témoignages des amis sans nombre que compta, dans le Paris des Lettres et des Arts de la seconde moitié du siècle dernier, cette femme menue, au charme évanescent, à l’esprit funambule, amoureuse du genre humain, des intellectuels de gauche et des écrivains de la NRF, adepte des voyages au long cours et des enterrements à Montparnasse et ailleurs.

Ce florilège émouvant, ces témoignages et hommages posthumes, dressent de Florence Malraux presque trait pour trait un anti-portrait en creux de l’auteur des Anti-Mémoires. Face à ce père aventurier, ce père volant au secours de l’Espagne, ce père maquisard, ce père colonel de la Brigade Alsace-Lorraine, ce père qui, retrouvant sa fille de douze ans au sortir de la guerre, lui demande, sans même l’embrasser, ce qu’elle lit (« Les frères Karamazov »), et lui rétorque : « On aura au moins un sujet de conversation », face à ce même père devenu gaulliste, passé Ministre de la Culture, inventant un Musée imaginaire bousculant siècles et civilisations, qui être et que faire pour un jour être soi, ni clone ni dynamite  ? La vie mode d’emploi de Florence Malraux répond à cette question.

Face à tous ces anti-pères, lointains, altiers, indifférents, sa fille, continûment délaissée, se voulut, en retour, libre de tout attachement, de toute reconnaissance, de toute gratitude. Pour bien marquer les frontières, en 1960, en pleine guerre d’Algérie, elle signera le Manifeste des 121 contre la torture, au grand dam du chantre en majesté de l’homme du 18 juin qui occupait alors l’Élysée.

Même si la fière rebelle et femme de gauche qu’était Florence Malraux finit par se rapprocher de lui sur le tard et acquiescera à sa panthéonisation, Malraux, dédaignant d’être un père, aura été un roi sans Antigone. 

Florence Malraux n’eut pas davantage de chance et d’amour du côté de sa mère, Clara Malraux, qui ne pardonnera jamais à son vibrionnant mari de l’avoir quittée quelque temps après la naissance de leur fille, et tiendra celle-ci pour responsable : « Si tu n’étais pas là, disait-elle à la petite Florence, ton père y serait encore. » Après la mort accidentelle à l’été 44, les jambes écrasées sous les roues d’un train, de Josette Clotis qui lui avait succédée auprès de Malraux, elle y verra justice. Seize ans plus tard, après l’accident de la route qui coûte la vie aux deux jeunes demi-frères de Florence Malraux, sa mégère de mère aura ce mot biblique en guise d’oraison funèbre : « Le père s’est mal conduit et les enfants du péché ont été repris. »

De quoi s’étonner encore aujourd’hui avec Alain Malraux, son demi-frère par alliance et son ami Bernard-Henri Lévy, que Florence Malraux, issue de deux monstres sacrés aussi narcissiques et peu faits l’un que l’autre pour avoir des descendants, ait été ce miracle d’empathie, une aussi belle personne, aussi équilibrée.

Le fruit, dieu merci, ne tombe pas toujours au pied de l’arbre qui l’a engendré.

Parfois, comme c’est ici le cas, c’est heureux et il faut se réjouir. Parfois, l’inverse eût mieux valu. Mais ceci est une autre histoire.