Il y a quatre ans, les Rendez-vous de Blois (le festival et le salon du livre consacrés chaque année à l’Histoire) m’ont proposé de présider l’édition qui, cette année-là, avait pour thème l’Italie. J’ai accepté avec joie. J’avais, quand même, ressenti une vague inquiétude en apprenant que la tradition imposait une conférence de clôture, mais l’assurance que je pouvais écrire et lire un texte personnel m’avait redonné courage. Quand je suis arrivée à Blois, la ville était pavoisée par les affiches du programme, un ensemble très riche de rencontres d’historiens, d’intellectuels français et italiens. Sur toutes, l’image joyeuse qui résumait le thème de l’année : la Fontana di Trevi à Rome avec deux bonnes sœurs au premier plan. Soleil, voiles blancs, la joue fraîche et rose d’une jeune religieuse et, en fond d’image, les traces de la glorieuse Histoire culturelle de l’Italie. C’était gai et coloré. Même moi je n’ai absolument pas tiqué, j’ai trouvé cette photo normale…

Le sursaut vint le lendemain, par un universitaire italien. Prostré dans un fauteuil du hall de notre hôtel commun, recroquevillé dans sa résignation. « J’en ai marre des clichés ! Personne ne regarde, personne n’écoute ! » Il parlait bas, comme si les évidences étaient désormais hors sujet : « Il n’y a presque plus de bonnes sœurs dans les rues de Rome, la religion n’est plus au centre de la vie culturelle et politique du pays, il est impossible de photographier la Fontana di Trevi sans touristes et sans transenne (les barrières anti-foules placées dans tous les sens). » Il avait insisté : « L’Italie n’est pas représentée par La dolce vita, chef-d’œuvre du cinéma des années 1960 ; Rome a pu l’être un fugace instant mais pas le pays dans sa diversité. Ni à l’époque ni maintenant ».

Il avait mille fois raison.

Grâce à lui, ma conférence de clôture a pris un autre ton. Et le texte qui suit s’en est inspiré.

Diversité

Diversité ! C’est une notion que les Français qui aiment l’Italie ne prennent pas suffisamment en compte. Ils croient que tout pays a sa diversité, que c’est comme cela partout, qu’au Nord on n’est pas tout à fait comme au Sud, que vivre à Lille ou à Marseille marque un tempérament, que naître à Bordeaux ou à Strasbourg signifie quelque chose et que donc en Italie c’est pareil. Naples n’est pas Venise et ainsi de suite : tout le monde sait que les différences géographiques influent sur la population de chaque nation.

Sauf qu’en Italie c’est différent, c’est beaucoup plus marqué — et dans beaucoup plus de domaines —, c’est infiniment plus profond. Un souvenir personnel à ce propos : quand, à la fin des années 1950, nous débarquions à Naples en provenance d’un port d’Orient, on ne remarquait pas de grands changements — et, même, le port de départ apparaissait plus ordonné et fonctionnel, mieux adapté aux nouveaux trafics de l’après-guerre. Les cris des marins, des porteurs, des marchands de toute sorte qui vous accueillaient à Naples ne ressemblaient à rien de connu même pour les passagers qui comprenaient la langue italienne.

Deux cents kilomètres plus loin, en remontant la Péninsule par des routes nationales encombrées (l’Autostrada del Sole qui a eu tant d’importance pour l’unité du pays n’était pas encore construite), on se retrouvait à Rome et les mots, l’accent, les gestes… tout était différent. C’est encore aujourd’hui une expérience merveilleuse propre à l’Italie : le voyage en voiture. Tous les trente kilomètres, une ville ou un bourg fascinant de beauté ou d’intérêt historique, des signes tout à fait visibles du passage du temps, une langue qui s’adapte, se diversifie.

Mais dans l’après-guerre (l’époque Fellini, à laquelle faisait référence l’affiche des « Rendez-vous de l’Histoire »), le morcellement apparaissait inouï : le pays était constitué de petits bouts de terre qui n’avaient que peu en commun avec les petits bouts d’à-côté. On racontait que pendant la Première Guerre mondiale, dans les tranchées où tant de jeunes soldats vécurent des mois affreux, les officiers eurent un problème supplémentaire : ces jeunes hommes ne parlaient pas la même langue, ne comprenaient pas toujours les ordres qui leur étaient donnés. Des films ont raconté ce terrible dépaysement de l’intérieur. Une nation trop jeune n’était pas en mesure d’assumer le rôle de figure maternelle et protectrice pour sa population qui avait vécu pendant des siècles dans un puzzle. Un puzzle façonné par des logiques historiques contradictoires et presque inexplicables.

Des films comiques racontaient le désarroi, le sentiment d’estraneità, d’exil. Totò e Peppino a Milano, par exemple. Une scène tordante vaut symbole : les deux grands acteurs populaires débarquent du train à la Stazione Centrale (à l’époque le voyage durait presque une journée), c’est leur premier voyage à Milan et ils en attendent beaucoup, ils se sont préparés psychologiquement pour ce grand voyage, ils se sont habillés pour la ville du Nord : en plein été, ils descendent sur le quai, enveloppés dans des manteaux et des écharpes. Sans compter leurs gracieuses toques en fourrure. Comme s’ils devaient affronter un hiver moscovite.

Bref, je résume : on était en exil si, né Sicilien on devait travailler à Florence, si, parlant le vénitien on émigrait à Rome, si Milanais ou Turinois on descendait en dessous d’une ligne imaginaire qui se situait entre la Toscane et le Latium.

On disait aussi dans les douces années de l’après-guerre que la télévision naissante avait joué un rôle très important pour construire l’unité linguistique de l’Italie. C’étaient des programmes populaires, un peu naïfs et bon enfant, extrêmement aimés dans toutes les classes sociales. Peu de familles avaient leur propre appareil. Dans les petites villes, les cafés s’étaient équipés, on sortait le jeudi soir pour voir Lascia o Raddoppia ?, on traînait au bar jusqu’à l’heure du journal télévisé. Une langue claire et simplifiée devint fédératrice, ceux qui gardaient leurs inflexions et leurs dialectes apprenaient sans douleur à parler aussi la langue du pays qui était en plein boom économique. Ils arrivaient — finalement et surtout — à la comprendre.

Ces anecdotes, ces références au cinéma aussi bien grand public que d’auteur, je ne les évoque que pour faire sentir à quel point l’Italie est marquée par son histoire morcelée. À quel point le citoyen d’une nation centralisée comme la France doit se dépouiller d’idées toutes faites pour comprendre un pays qui s’est fait à partir d’éléments assemblés il n’y a pas si longtemps.

Deux terribles guerres mondiales ont ébranlé le plancher de la maison Italie alors que la construction de la nation n’était pas encore consolidée.

« Un pays sans »

Ma vie d’éditeur est divisée en deux : première moitié en Italie, deuxième moitié en France. En 1986, je travaillais chez Garzanti et j’ai eu la chance de m’occuper des livres d’Alberto Arbasino. Un jour il m’apporta un livre très personnel et inspiré, dont le sujet était l’Italie et dont le titre était frappant : Un paese senza.

Il n’y avait pas de complément. Il n’y avait pas de points de suspension. C’était trois mots abrupts à la sonorité tranchante. Comme une falaise qui tombe dans la mer. Après les pages de garde et de titre, à l’intérieur, en ouverture du texte, s’inscrivait une longue comptine, plutôt une litanie, une mélopée désespérée et peut-être ironique. Je vous la transcris en italien, vous comprendrez sans difficulté. Et l’italien adoucira un peu le propos :

Un paese senza memoria
Un paese senza storia
Un paese senza passato
Un paese senza esperienza
Un paese senza grandezza
Un paese senza dignità
Un paese senza realtà
Un paese senza motivazioni
Un paese senza programmi
Un paese senza progetti
Un paese senza testa
Un paese senza gambe
Un paese senza conoscenze
Un paese senza senso
Un paese senza sapere
Un paese senza sapersi vedere
Un paese senza guardarsi
Un paese senza capirsi
Un paese senza avvenire ?

Et la litanie finissait avec un point d’interrogation. Un paese senza avvenire ?

L’espoir, le petit espoir, le seul espoir reposait dans ce point d’interrogation.

J’avais demandé à Alberto Arbasino s’il ne trouvait pas ce long cri exagéré, il m’avait répondu que c’était un cri de patriote, qu’il fallait regarder les choses comme elles étaient pour tenter d’y remédier. Plus tard il s’engagea en politique dans un parti centriste qui n’existe plus depuis belle lurette, le Partito Repubblicano. Claudio Magris fit la même chose avec conviction et énergie. Le désir de ces deux grands intellectuels de servir leur pays ne fut ni remarqué ni applaudi. Et leur expérience n’eut qu’un temps très bref.

Ils avaient eu un prédécesseur en la personne de Pier Paolo Pasolini. Pasolini a écrit avec assiduité un éditorial qui trouvait sa place en première page du Corriere della Sera ; ces textes ont ensuite formé un livre acerbe et combatif sous le titre si beau de Scritti corsari — Écrits corsaires. Et dans ces textes, avec cette fureur et cette indignation qui caractérisaient son ton, il fustigeait la vie sociale et politique italienne. Il se moquait de sa bourgeoisie qui, tout juste sortie des brumes de l’histoire, donnait des leçons de maintien au peuple. À ce petit peuple qui, d’après lui, était le cœur vaillant du pays.

Il y a une dépression italienne qui étreint le cœur des élites, une dépression si particulière à laquelle je trouve des racines anciennes.

Le génie italien, tant célébré dans toutes ses facettes, ne produit pas l’effet d’une consolation éternelle. La littérature et l’histoire ont consigné les tourments des fils les plus talentueux de ce pays. Ceux qui l’aimaient et l’aiment profondément, mais lui en veulent d’être comme il est. Ceux qui parfois, en lisant les actualités, en ont honte. Mais qui savent qu’éprouver de la gêne, de l’énervement ou — même — de la honte pour un être aimé, c’est tout simplement l’aimer. Malgré tout et malgré certaines réalités.

Le vers le plus terrible de la comptine d’Arbasino est à mon avis le premier :

Un paese senza memoria
Un pays sans mémoire

J’y vois et j’y lis l’inévitable épilogue d’une longue, interminable série de siècles de divisions, de drames historiques, de précarité. Cette Italie parcourue par des armées étrangères, dévastée par les maladies, mise à genoux par la famine et la pauvreté dans les campagnes. « Même les chiens aboyaient à la lune en pensant que c’était un plat de polenta », dit Cesare Pavese dans La luna e i falò.

Et on comprend certains traits du caractère national, affligé mais joyeux, mélancolique mais volontiers hilare. Le caractère de ceux qui doivent se débrouiller comme ils peuvent, accepter les misères de la vie de tous les jours. Sans projets à long terme. Et donc sans regarder au-delà de la journée et de ses plaisirs. C’est là, je pense, qu’est la source de l’absence revendiquée de principes affirmés. À chaque jour sa peine. Ne venez pas me dire comment il faut vivre. On profite du moment, on embrasse son prochain, on rit tant que cela est possible, on ruse avec la vérité, on pratique une politique personnelle de l’autruche. Les problèmes, eh bien, on les renvoie au lendemain. Si problème il y a d’ailleurs, c’est probablement la faute de ceux qui ne nous aiment pas.

Cette mélancolie est chassée tous les jours par un goût du comique appuyé et souvent vulgaire qui fait les belles soirées de la télévision aussi bien publique que privée. La dépression est cachée au fond de l’âme italienne. Elle s’exprime parfois avec une certaine dureté, mais elle se dissimule, anesthésiée et niée dans la vie de tous les jours.

Il le faut bien.

D’après Philippe Ridet, qui a écrit un livre tendre et profond sur son expérience de correspondant à Rome pour Le Monde, « elle est composée d’un fond de mélancolie et de fatalisme, peut-être propre aux vieux pays déclassés ». Je le cite encore : « Rien ne peut se passer à Rome qui ne soit déjà advenu. La fin du monde a déjà eu lieu, et plusieurs fois. On s’en remet. »

Résistance et adaptabilité

Mais on vit bien en Italie. Il y a un goût tout particulier pour les belles choses et une gentillesse inventive, une créativité linguistique populaire charmante et une population d’artistes et d’érudits — un peu isolés dans leur propre pays, mais si originaux. Cette qualité humaine survit et surnage. Dans des mares de vulgarité sans complexe, fleurissent souvent des plantes uniques et précieuses.

Elles ont bien du mérite.

Les tremblements de terre se succèdent, suivis de glissements de terrain, les ponts routiers s’écroulent sur les quartiers urbains, les bateaux de croisière se défoncent sur les récifs, les récits de scandales et de corruption prennent à la gorge, la mafia conquiert de nouveaux territoires et son chiffre d’affaires augmente d’année en année, les jeunes diplômés s’en vont à l’étranger et ne reviennent plus, la population vieillit, sur les trottoirs les poussettes sont remplacées par des déambulateurs… On pourrait continuer longtemps comme cela et pas un seul citoyen italien ne pourrait nous contredire.

Mais — et c’est étrange, tout à fait miraculeux : la vitalité de ce pays saute aux yeux. Ses îlots de solidarité, sa force de résistance sont ahurissants. Une capacité d’adaptation très remarquable permet des rétablissements spectaculaires. Et cela dans la plupart des domaines. Un domaine que je connais de près est celui de l’édition. Dans un pays qui lit peu (l’Italie a à peu près la même population que la France, 65 millions d’habitants, mais le chiffre d’affaires global de son édition représente la moitié du chiffre d’affaires global de l’édition française : 3,5/4 milliards d’un côté des Alpes contre 2 de l’autre), dans un pays donc où les librairies au sud de Rome sont très peu nombreuses, où le travail de l’écrivain n’est pas du tout valorisé comme en France, subsistent et prospèrent des maisons d’édition au catalogue très exigeant. Graphiquement les livres italiens sont parmi les plus beaux au monde et la littérature mondiale y est accueillie avec des traductions d’une qualité toujours excellente.

C’est vrai que c’est un secteur culturel où l’investissement est relativement « pauvre », il n’est pas nécessaire de mobiliser d’énormes capitaux pour faire de bons livres. Ce n’est pas le cas pour les secteurs où il faut vraiment investir comme le cinéma. Adieu donc Cinecittà, adieu les trois mille films tournés dans la banlieue de Rome qui ont donné au pays un rayonnement mondial et ont été pendant des années de tous les palmarès. Les jupettes et les casques des soldats romains, les gladiateurs en chaînes qui prenaient leur espresso costumés et maquillés au bar du coin, Audrey Hepburn en motorino dans les rues de Rome… tout cela ne se retrouve plus qu’en carte postale.

Ces dons d’adaptabilité ont été pendant des siècles un capital précieux pour ceux qui étaient contraints d’émigrer, ils le sont pour les jeunes gens qui partent aujourd’hui faire leur vie ailleurs.

Il y a comme une aptitude italienne à partir. Et à s’installer sans trop de casse humaine dans d’autres pays. Marco Polo serait fier de ces jeunes gens qui partent un ordi dans le sac à dos et beaucoup de détermination dans leur cœur. Partout, dans les multinationales, la restauration, la mode, les universités, les cabinets d’avocats ou de médecins, vous rencontrerez des Italiens qui vivent ailleurs mais se sentent comme chez eux. Et qui la plupart du temps ne rentrent en Italie que pour les vacances.

Cet esprit Marco Polo a donné des résultats uniques dans les petites et moyennes entreprises. Des petits patrons ont occupé pendant des décennies des niches de produits très spécialisés et les ont exportés dans le monde entier. Ils partaient, leurs valises chargées de dessins et de documents, de l’autre côté de la planète — souvent sans aide aucune de leur environnement local et toujours sans encouragement de la part des autorités nationales. Ils inventaient des marchés, créaient des produits uniques et bien conçus, les adaptaient au pays acheteur. Il leur fallait de l’esprit d’initiative et du courage. Ce sont deux qualités qui ne manquent pas aux entrepreneurs italiens. Braudel a fait un portrait admiratif de ce « marchand italien » dans Le Modèle italien : « On ne cesse, au hasard de n’importe quelle lecture ou recherche d’archives, de découvrir cet étrange, ce tenace, cet intelligent personnage, détesté souvent, suspect toujours et indispensable. »

Mais ce modèle qui a traversé les siècles, si loué à l’étranger, qui faisait la fierté en particulier des régions du Nord, vacille aujourd’hui.

Sans soutien dans les périodes de crise (et l’arrivée de l’euro avait provoqué la première d’une série), les unités de production deviennent trop petites devant la concurrence en particulier asiatique. Ces PME souffrent, attaquées de toute part et non protégées par leur propre pays, presque 30 % d’entre elles ont disparu en vingt ans.

Quel miroir ?

Être italien n’est pas facile. Vous l’avez compris. Tout Italien qui aime et observe la vie politique de son pays, passe à travers plusieurs phases contradictoires dans la même journée. Il se réveille parfois guilleret, content et fier ; il sombre dans la mélancolie à la mi-journée ; pour finir en colère dans la soirée. Difficile de se définir collectivement, difficile d’adhérer aux définitions des autres.

Si les autres sont des Français, cela prend des allures de tragi-comédie. Les journaux italiens sont plus que friands des opinions françaises sur leur société et sur leur vie politique. Pour ensuite trouver qu’elles sont vraiment à côté de la plaque, que ce qui se passe n’est pas du tout ce qu’analysent Le Monde ou Le Figaro. Il faut dire que peu de pays sur cette planète sont aussi difficiles à cerner. Il suffit parfois de s’absenter un mois, un mois sans journaux en faisant autre chose au loin, pour ne plus vraiment comprendre ce qui s’y passe. Tel qui avait 42 % des suffrages a disparu du panorama, les même 42 % se sont reportés ailleurs, mais dans douze mois les 42 % se diviseront en deux : 21 %. d’un côté et 21 % d’un autre. Et la ronde va continuer.

Même les mots ne seront plus les mêmes, entre-temps des néologismes auront envahi les journaux télévisés dont après une brève absence, on ne comprendra plus les motifs d’excitation.

Pour ne pas y perdre son latin, il faut raisonner à partir de données solides, se fier à la géographie et aux statistiques. Si vous voulez vous détacher des clichés mandoline et pizza, renoncer finalement aux stéréotypes, il y a des instruments pour cela : donnez un coup d’œil de temps en temps aux unes des grands journaux italiens. Ou procurez-vous un livre comme l’Atlas de l’Italie contemporaine (éditions Autrement). Page après page, vous verrez se révéler une photographie de ce puzzle si complexe. Il n’y a ni sentiment ni parti pris dans ce livre : cela repose et instruit. C’est un instantané à facettes : se dessinera sous vos yeux un pays berceau de l’héritage occidental piétiné par des siècles d’histoire tumultueuse, des occupations espagnoles, françaises, autrichiennes et autres. Un pays dont les institutions subissent une défiance généralisée et qui de temps en temps — dans un grand soupir — paraît renoncer à exister dans le paysage géopolitique mondial. Nous n’avons pas d’ENA, vous diront les Italiens, pour bien faire remarquer à quel point l’Administration est absente ou écrasée par une bureaucratie tatillonne et paralysante.

Les Italiens se sentent incompris. Ils constatent qu’ils sont aimés (et en particulier des Français qui, à plus de 60 % selon des sondages récents, les trouvent sympathiques). Mais ils savent qu’ils sont moins aimés pour ce qu’ils sont que pour ce que l’on imagine qu’ils sont — à partir de stéréotypes qu’ils trouvent lassants et humiliants.

Cela provoque une colère ironique et réveille un syndrome à la Calimero, dont je parlais plus haut. Des historiens italiens et français (et Braudel, encore lui) tentent de refuser l’équation automatique : déclin politique et économique = décadence culturelle et repli du rayonnement artistique et culturel. Je ne vais pas essayer de les contredire sur ce terrain. Il est vrai qu’il n’y a probablement pas de corrélation immédiate entre le pouvoir politique et l’éclat des artistes et hommes de culture d’un pays. Mais aujourd’hui, le handicap d’une économie en équilibre précaire, la place réduite offerte aux chercheurs, la faiblesse des universités scientifiques, l’abandon de talents naturels qui s’expatrient, le retrait d’une langue qui devient tout à fait mineure, les investissements culturels (pour l’archéologie, le cinéma, etc.) qui se réduisent… tout cela justifie l’angoisse.

Quant aux rapports et aux échanges avec la France et les autres pays européens, comment ne pas adhérer à une réaction d’agacement quand on voit célébrer des qualités ou des défauts qui ne correspondent pas à la réalité ?

Je termine sur une supplique : regardez l’Italie avec des yeux neufs. Et je termine aussi avec un espoir : essayez d’écouter les Italiens, c’est souvent déstabilisant mais vous les comprendrez mieux.

Il n’est pas bon d’être aimé pour ce que l’on n’est pas.

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