Reiner Stach publie cet hiver en France, dix ans après l’édition originale en langue allemande, le deuxième tome de sa confondante biographie Kafka. Une parution qui nous arrive l’année de la célébration de son centenaire, en juin 2024.
Le présent volume s’intitule Le Temps de la connaissance, alors que le premier s’intitulait Le Temps des décisions[1]. Saluons l’admirable traduction de Régis Quatresous.
L’exergue d’Imre Kertész retenue par l’éditeur, est celle-ci : « Ce que le genre biographique peut produire de meilleur. Un roman à part entière. »
Le premier tome nous laissait sur le déclenchement de la Grande Guerre, la rupture de ses fiançailles avec Felice Bauer, et l’abandon du Procès. Reiner Stach analyse avec brio le silence assourdissant de l’écrivain au déclenchement de la guerre comme à toutes ses horreurs, alors que Felice rompait définitivement, parlant de « catastrophes de solitude ». La solitude est un des maîtres mots du livre. Comme si, en approfondissant la solitude de Kafka mais aussi son culte de la rupture amoureuse, et laissant aussi livres ou récits inachevés, on touchait au mystère même de l’homme. En 1915, Kafka avait-il vraiment l’intention de s’engager ? Il fit tout pour, jusqu’à son passage en conseil de révision. De facto, Stach opte, comme jamais biographe ne fit à ce point pour un Kafka si peu écrivain « historique », une lecture en trois temps : la temporalité historique, le temps intime et celui propre à sa force créatrice. C’est seulement à l’aune de ces trois temps que l’œuvre nous apparaît dans toute sa dimension métaphysique.
Peut-être que la rupture chez Kafka demeure l’axe infrangible de toute sa vie. La seule femme dont il ne se sépara pas, sinon par la mort, fut Dora Dymant, celle avec qui il vécut ses derniers mois. Au milieu de ces trois femmes et d’autres encore, la figure d’Ottla, sa sœur la plus proche, irradie.
Ces « catastrophes de solitude » sont hurlantes dans Le Procès et dans les grands récits de cette époque charnière au sein de la création de Kafka. Le grand talent de Stach est de lire une lettre, une page du Journal, en nous faisant voir ce que nous n’avions peut-être pas senti avec assez de prégnance.
A la date du 19 septembre 1917, Kafka écrit sur la souffrance et le malheur de l’écrivain, une pensée majeure. Pour une fois, laissons la parole au commentateur : « Kafka parle de l’écrivain en général, et il laisse échapper une tautologie : on ne peut pas savoir si tous ceux (ou presque) qui savent écrire sont par là même capables de parler du fond du malheur, car ceux qui ne le peuvent pas ne laissent aucune trace » (p. 320). Les chapitres sur Milena sont incandescents, l’un d’eux est intitulé « Feux vivants ». Si la question juive est fort importante dans ces pages, l’analyse de la relation Milena Pollak – Frantz (c’est ainsi qu’elle l’écrivait) Kafka, au plus intime, est admirablement analysée ici. Milena était déjà « l’amante et l’épouse d’un Juif ». Si Milena fut pour Kafka « un miracle », à qui il écrivit le 12 juin 1920 « Tu fais partie de moi », il rompit toute relation avec elle le jour où il comprit qu’elle ne se séparerait pas de son mari, Ernst Pollak – dont elle finit par divorcer en 1925. Résistante au nazisme, elle fut déportée à Ravensbrück, où elle mourut le 17 mai 1944, après des mois de tortures, de cachots, de maladies. Elle avait compris Kafka bien mieux certes que Max Brod.
Nous avons dit solitude, rupture, mais un mot capital manque, auquel Reiner Stach donne toute sa puissance reconsidérée : Juif. Les pages, voire le chapitre, sur l’hassidisme sont également centrales dans le travail de Stach autant que dans l’œuvre de Kafka. Stach montre également combien Brod a pu se tromper dans son interprétation souvent fausse de l’œuvre de son ami génial. Brod se définissait avant tout comme sioniste au tournant de la Première Guerre mondiale, quand Kafka s’interrogeait d’une façon qu’il faut bien dire paradoxale, en 1914, dans son Journal : « Qu’ai-je de commun avec les Juifs ? ». Le dialogue avec Brod prend encore une autre dimension à partir de 1920, lorsqu’il considéra la sexualité au plus haut degré dans les catégories juives kabbalistiques. Dans une lecture percutante du Château, Reiner Stach écrit : « Un des mystères les plus insondables du grand-œuvre de Kafka – et, dans l’art du roman, un tour de force qui l’élève au-dessus du Disparu et même du Procès – est cette façon dont il fait fusionner un mythe personnel et un mythe collectif du féminin tout en ménageant la singularité et la crédibilité de ses personnages, au sein d’un univers entièrement fictif » (p. 643). Pour lui, Kafka idéalisait là encore Milena sans oublier ses défauts.
Puis Kafka s’attaque aux fantômes, remarque Stach, dans une analyse, là aussi, prégnante, qui lui a fait relire autrement ces pages du Journal datées des 24, 28 et 29 janvier 1922 :
« Je suis ailleurs, seulement la force d’attraction du monde humain est immense, elle peut faire tout oublier en un instant. Mais la force d’attraction de mon monde est grande elle aussi, ceux qui m’aiment m’aiment parce que je suis “abandonné”, […] parce qu’ils sentent que la liberté de mouvement qui me manque entièrement ici, je l’ai à un autre niveau dans des périodes heureuses. » Stach y voit un « instant rare, instant précieux », où Kafka révèle « un orgueil fondamental, la dignité de la puissance créatrice qui se passe de justification et trace sa propre voie » (p. 651).
La figure tutélaire de Dora Diamant apparaît à la fin du volume comme la seule femme avec laquelle Kafka ait jamais vécu, enfin réconcilié avec lui-même, avec son corps, avec l’amour, avec son rapport aux femmes. Un mariage était même souhaité par les deux amoureux si l’orthodoxie des pères de Dora ne l’empêcha. Après Milena, Dora est celle qui comprit le mieux Kafka : « Quand il était question de littérature, il devenait intraitable et n’acceptait pas de compromis, car elle concernait tout son être. Il ne voulait pas seulement aller au fond des choses – il était au fond de lui-même » (745). Dans ses derniers jours de cauchemar, ne pouvant plus parler, il écrivit à son médecin : « Tuez-moi si vous n’êtes pas un assassin ! ». Parole qui résonne en nous à l’heure où la question d’un projet de loi sur la fin de vie doit être débattue au parlement.
Stach évoque dans ses dernières pages le meurtre dans les camps de la mort des trois sœurs de Kafka, Elli et Valli à Chelmno, Ottla à Auschwitz, et celui de deux femmes qu’il aima Julie Wohryzek à Auschwitz et Milena à Ravensbrück. Felice Bauer émigra aux Etats-Unis avec son mari et ses enfants et Dora Diamant fuit d’abord en Union soviétique avec son mari, avant de parvenir à fuir à nouveau, lors de la condamnation de celui-ci aux travaux forcés, pour la Grande Bretagne. Le couple Brod réussit à partir pour la Palestine.
Il est possible que l’on ne lise plus Kafka de la même manière après s’être immergé dans ce grand-œuvre biographique de l’un des écrivains prophètes, visionnaires, les plus hantés du XXème siècle.
[1] Traduit de l’allemand par Régis Quatresous, Le Cherche midi éditions, 2023.
Ce qui est difficile à déterminer n’est pas interdit d’existence à la condition que l’univers ne soit pas limité, mais infini.
C’est ce qui est conséquent à l’indicibilité de Gödel, à l’incomplétude et au doute, et, dans un autre domaine, à la théorie des champs quantiques.
C’est la bibliothèque de Borges.
Un tableau de Kafka peint avec la pâte à modeler du Pérou et des couleurs à l’huile d’olive tibétaine est peut-être difficile à trouver, mais il devrait exister quelque part dans l’univers, si on se donne des milliards d’années pour le retrouver. N’importe quel livre qui contient une permutation finie de symboles doit pouvoir exister dans la grande bibliothèque. Son volume dépasse l’univers entier, ce qui n’est encore rien par rapport au nombre infini de permutations et donc d’une bibliothèque sans limite, l’univers infini même.
Dans la nouvelle Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, Borges avance l’hypothèse métaphysique que l’histoire de l’univers se soit bifurquée en deux univers parallèles. C’est une possibilité, une brique seulement, pour comprendre l’univers, pas le monde, de Kafka, ce qui met fin à toute idée d’un positivisme philosophique.
Celui qui vit sur un sentier dira naturellement que les choses sont allées comme lui les a vues et vécues. Il ira différemment, mais sans que rien ne l’impose, sur une autre diramation où on pourra penser que les êtres étranges et éphémères sommes nous.
Les deux sentiers sont un raccourci si on imagine le Big Bang et la fraction du temps pendant laquelle les choses les plus incroyables se sont passées, peut-être même que des civilisations plus évoluées sont apparues et puis disparues.
C’est la théologie de l’incomplétude et du doute, de l’indéchiffrable, de l’occulte dans l’imaginaire kafkaïen, que le XXe siècle en la traitant d’absurde a détruite en faisant de l’être qui se dévoile une nécessité, culminée par la séparation et les crimes de masse.
Appréhender l’univers de Franz Kafka, de ses écrits, par images, comme pensait Borges et bien d’autres, ne peut pas saisir cette voie intérieure qui appelle, cette ligne étroite, comme la définissait Gershom Scholem, entre le néant et la mystique juive, dont la Kabbale en est la formulation.
L’œuvre de Reiner Stach en anglais, édition Princeton Press, en trois volumes, nous donne non pas l’accès à l’univers de Franz Kafka mais à une réflexion de « what it was like to be Kafka ».