Une odeur de mort enveloppe les lieux. Nous sommes dans les cuisines communautaires de Nir Oz, un des nombreux kibboutz attaqués, à proximité de la bande de Gaza dans le Sud d’Israël. Là où, il y a deux mois, étaient entassés les corps des suppliciés de l’attaque du 7 octobre par les hordes du Hamas.

Avi, un octogénaire au regard triste, nous guide dans la communauté agricole devenue un village fantôme, figé et calciné. Derrière les portes éventrées des maisons semblent résonner les cris et le supplice des victimes. Les stigmates de l’horreur sont partout : murs criblés, pièces brûlées, projections de sang.

Miraculeusement quelques habitations restent intactes. Au détour du chemin la vision devient toute autre avec des massifs de fleurs, des dessins sur les murs, des ballons de baudruches, des arbres refuges d’oiseaux qui piaillent : l’évocation d’un éden devenu enfer.

Après une alerte au missile durant laquelle tout le monde se jette au sol, Avi évoque sa trajectoire de vie, pacifique et laïque. Tous les habitants travaillaient la terre et « les rapports étaient étroits avec les Gazaouis que l’on conduisait aux consultations médicales dans les hôpitaux israéliens, ou qui étaient employés sur le site depuis de nombreuses années ». Encore sidéré, Avi détaille que certains d’entre eux ont participé au massacre, en fournissant des informations-clés pour faciliter l’invasion du kibboutz aux miliciens du Hamas ou en s’impliquant dans leur sillage, en assassinant et kidnappant des familles qu’ils connaissaient personnellement. Des militaires précisent que si toutes les maisons comptaient un abri de sécurité pour se protéger des bombardements, leurs issues n’étaient pas blindées et ne fermaient pas à clé pour permettre aux secouristes d’accéder plus facilement aux survivants. Ceux qui ont été épargnés ont réussi à bloquer la poignée, à la force du bras ou avec une barre de fer. Parfois les terroristes tiraient sur la porte jusqu’à la faire céder ou incendiaient la maison en enflammant le tuyau de gaz sectionné de la cuisine, brûlant vif les résidents. 

La désolation et les ruines calcinées évoquent pour nous Français le martyr d’Oradour-sur-Glane, dévasté par les SS en juin 1944. Les mêmes images, la même sauvagerie, la même dévastation. 

Avi parle de reconstruire et de faire redémarrer l’activité du kibboutz « dès que la sécurité sera revenue ».

Sderot est une cité vidée de ses habitants depuis l’attaque des islamistes gazaouis. Ses habitants ont été évacués vers le centre du pays pour les préserver des tirs de missiles reçus quotidiennement. Ronen Garbaï est resté. En uniforme, le bras en écharpe, le chef de la sécurité s’exprime, le visage déformé par la douleur et la lassitude : « j’ai combattu face à des terroristes en grand nombre durant plusieurs heures. Je suis parvenu à secourir un collègue blessé ainsi que deux enfants devenus orphelins en un instant après l’attaque de la voiture familiale. J’aurais tant voulu en sauver plus… » Maintenant Ronen a peur de se doucher seul, peur de rester dans son appartement, peur tout le temps. Dépasser son trauma, dit-il, c’est pouvoir parler à des gens pour qu’ils comprennent ce qui est arrivé ici. « Merci d’être venu nous voir. Nous sommes condamnés à vaincre ».

Héros aussi les membres bénévoles de l’association Zaka, Israéliens arabes, juifs et druzes, qui ramassent les corps, chaque morceau de corps, parce qu’il faut rendre leur dignité aux morts. Ils disent « reprendre et corriger ce que les assassins ont commis, en recueillant jusqu’au moindre éclat de chair, jusqu’aux petits blocs noirs de chair carbonisée, de ce qui reste de ces corps trouvés, attachés et brûlés ensemble. Des archéologues, parfois, aident à identifier le peu de restes humains. Les équipes de Zaka témoignent du pire ; comme ce père dont les deux très jeunes enfants ont été ligotés à chacune de ses jambes avant qu’ils soient les trois brûlés vifs. Ou cette autre famille de quatre ou cinq membres attachés et incendiés vivants ; on le sait compte tenu des traces retrouvées dans les œsophages. Les récits des bénévoles de Zaka dépassent l’entendement en termes de violences, de mutilations et de crimes sexuels. Leur courage, leur douceur et leur bonté nous obligent.

Que dire encore de ces Israéliens, bédouins ou juifs, qui, durant 48h, ont multiplié les sauvetages de jeunes fuyant la rave party. Ainsi Rami Davidian a sorti plusieurs dizaines de personnes de l’immense scène de crime, ces jeunes qu’il appelle « des enfants ». Il tombe nez à nez avec six terroristes qui traquent une jeune fille. Ceux-ci s’apprêtent à les abattre. Alors Rami s’adresse à eux en arabe, leur annonce que la police va bientôt arriver, qu’ils seront tués et lui aussi, confondu avec eux. « Pourquoi ne pas lui confier cette jeune qu’ils s’apprêtent à exécuter ? » Avec ces mots, il parvient miraculeusement à la récupérer. Il verra d’autres terroristes à l’affût dans un champs voisin progressant d’un pas lent pour rabattre des jeunes fuyant éperdument, comme on abat méthodiquement du gibier pris au piège d’une battue. Ce qu’a fait cet homme seul durant deux jours dépasse tout ce qu’un scénariste pourrait imaginer.  

La place est noire de monde malgré l’heure tardive. Les photos des otages souriants, toujours détenus à Gaza, nous accueillent. Plus loin des petits groupes de familles, les traits tirés, habités par l’angoisse, bavardent avec les visiteurs. La supplique est chaque fois identique : « parlez d’eux, ne les oubliez pas ». A quelques pas de là se tient le forum. L’ambassadeur Dany Shek explique, recommande, comment faire du bruit autour des kidnappés. Le frère d’Elia Tolédano, un citoyen franco-israélien, brosse le portrait de ce musicien, capturé par les Islamistes au festival de Nova. Quelques jours après notre passage, l’armée a retrouvé son corps sans vie…

« Se battre en étant dévastées par le chagrin, la colère et le ressentiment », ainsi se présentent Hila, Ravid et Sylvie, des féministes israéliennes. Elles expriment leur courroux envers l’ONU et les organisations féministes internationales qui ont d’abord refusé de reconnaître que le Hamas avait violé et commis des crimes sexuels effroyables envers les femmes. Il a fallu deux mois pour que certains admettent enfin l’ampleur et la brutalité de l’horreur. Vertigineux abandon, odieux désintérêt. Que vaut un droit universel si certaines en sont exclues ? Quels sont les ressorts de ce déni ? Ces manquements graves de la part d’acteurs de référence habituellement toujours mobilisés en faveur des droits humains méritent d’être questionnés. 

Une Commission Civile israélienne présidée par Cochav Elyakam-Levy s’attelle au travail de compilation des femmes victimes. Des autopsies complètes de chaque personne manquent, les autorités ayant été dépassées par l’ampleur des événements y compris sur cet aspect du drame. Les terroristes ont filmé ces scènes abominables et les films ont été récupérés par les soldats. Des témoins ont survécu, des clichés des corps ont été pris notamment par des membres de Zaka. Ces femmes exigent la vérité et la justice.

Israël est contesté parce qu’il fait ce que n’importe quel État ferait : riposter durement pour défaire un ennemi agissant sans règles ni morale, y compris vis-à-vis de la cause qu’il prétend défendre en camouflant son projet génocidaire. 

Ne pas entendre la détermination des Israéliens « à aller jusqu’au bout » est une erreur d’analyse. Aujourd’hui les civils gazaouis paient un immense tribut et leur avenir est pris au piège des objectifs funestes de leurs dirigeants. Si le Hamas dépose les armes et restitue les otages, alors la guerre sera terminée. Il faudrait pour cela que les Islamistes révèlent plus d’amour pour leur peuple que de haine pour Israël.


Jacky Mamou, ancien président de Médecins du monde.

Pierre Ramel, militant associatif, ancien directeur général de l’Aide Médicale Internationale.

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