En l’espace de quelques mois, elle est devenue la personnalité politique principale de l’opposition à Giorgia Meloni et au gouvernement des trois droites. Sa présence dans les médias transalpins est désormais quotidienne.

On guette le moindre de ses gestes, la plus ténue de ses paroles. Elly Schlein est le nouveau phénomène de la vie politique italienne. Force est de constater que malgré son âge — elle est née en 1985 —, son enthousiasme, sa pugnacité, son endurance aussi — elle ne cesse de parcourir le pays, intervient en d’innombrables circonstances — et son aptitude à résister, à faire front aux insatisfactions, mouvements d’humeur et critiques émanant du parti dont elle est devenue la secrétaire le 12 mars 2023, impressionnent. Certains, dans son propre camp, jugent qu’elle porte trop attention aux minorités et non suffisamment aux classes populaires dans leur globalité, d’autres lui reprochent une forme d’ostracisme dans la direction du Parti démocrate, d’autres encore évoquent des insuffisances dans son projet économique pour le pays. Une chose est certaine : elle en impose et suscite des jalousies. À la tête d’un parti convalescent, il lui faudra sans doute encore un peu de temps pour bâtir un nouveau projet global, à la fois de gauche et moderne, au plus près des Italiens les plus pauvres et engagé avec enthousiasme dans l’aventure de l’Union européenne. Cette femme de caractère et de conviction a un parcours qui détonne. Née en Suisse où elle passe ses dix-huit premières années, d’un père politologue américain et d’une mère juriste italienne, elle a fait des études de droit à l’Université de Bologne avant de s’engager, à deux reprises, elle n’a que 23 ans la première fois, 27 ans la seconde, parmi les soutiens actifs de Barack Obama pour les campagnes électorales de 2008 et 2012. Très mobilisée par la situation des migrants, par celle des travailleurs les plus exposés, elle rejette les positions adoptées par Matteo Renzi, alors secrétaire du Parti démocrate et président du Conseil, notamment la libéralisation du travail ou « Jobs Act », elle finit par quitter le PD au printemps 2015 et lance le mouvement « Possibile ». Entre-temps, elle avait été élue députée européenne PD lors des élections de juin 2014. Comme elle le rappelle dans l’entretien que nous vous proposons, cette expérience bruxelloise a été capitale pour elle au sein du groupe S & D, l’alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen. Elle préfère ensuite rentrer en Italie, est élue députée régionale sur la liste « Emilia-Romagna Coraggiosa » avant de devenir députée à Rome en septembre 2022. Après la démission d’Enrico Letta, elle se présente à l’élection du nouveau secrétaire du PD. À la surprise générale, alors qu’elle a quitté le parti depuis des années, que ses soutiens sont essentiellement extérieurs au PD, elle parvient à battre Stefano Bonaccini, le gouverneur de la région d’Émilie-Romagne, à l’âge de 37 ans, au début du printemps dernier. À la différence de beaucoup de membres du PD, elle n’ostracise pas le parti populiste de gauche Mouvement 5 étoiles et voit dans une éventuelle association avec lui la possibilité à terme de former une majorité. À la lecture de l’entretien qu’elle nous a accordé s’impose cette évidence : le PD possède en Elly Schlein une femme portée par un enthousiasme européen qui défend avec éloquence un projet qui associe justice sociale et conversion climatique. De quoi faire réfléchir la gauche française.

Christian Longchamp : Dans un premier temps, j’aimerais connaître votre lien avec l’Europe. Quelle relation, personnelle et politique, avez-vous avec l’Union européenne ?

Elly Schlein : Je suis une fédéraliste européenne passionnée et convaincue. J’appartiens à cette génération qui est née au moment où le drapeau européen était brandi avec fierté et je suis persuadée que nous devons poursuivre le processus d’intégration européenne, un processus qui s’est enrayé et a en partie échoué en raison du manque de courage des gouvernements, en particulier la mutualisation des compétences et des ressources face à des défis qu’aucun État ne peut plus relever seul. J’ai eu la chance de pouvoir exercer un mandat parlementaire européen. Il a été ma véritable formation. J’ai compris que malgré nos cultures et nos parcours historiques différents, les défis auxquels nous sommes tous confrontés, les inquiétudes aussi face à l’avenir sont identiques.

C.L. : Quelles sont les valeurs que l’Union européenne devrait défendre aujourd’hui avec plus d’énergie ?

E.S. : La démocratie ne va pas de soi, la démocratie est fragile. Nous le constatons à chaque fois que l’état de droit est remis en cause, et nous le voyons, même dans des pays européens. Plus de cohérence et plus de courage sont nécessaires dans le combat pour la défense des principes fondamentaux de l’état de droit et dans leur application au quotidien. Au cours des dernières années, nous avons noté un peu plus de conviction dans cet engagement de la part des institutions européennes. En Hongrie et en Pologne en particulier, où l’indépendance des juges est mise en danger, où les droits des LGBTQ+ sont tragiquement attaqués, mais notons qu’en Italie, nous sommes encore en retard par rapport à d’autres pays voisins. Il reste beaucoup à faire pour donner à ces communautés les droits qui leur reviennent. Enfin, comment ne pas évoquer les politiques migratoires pour lesquelles une mission institutionnelle européenne consacrée au sauvetage en mer est absolument nécessaire pour sauver des vies tant en Méditerranée que sur la route dite des Balkans. La Méditerranée est devenue un grand cimetière à ciel ouvert. C’est une honte selon moi que les gouvernements européens aient réussi, pendant de nombreuses années, à trouver un accord qui ne porte pas sur la solidarité européenne, exigée par les traités, pour partager les responsabilités d’accueil des migrants, mais uniquement sur l’externalisation de frontières comme cela s’est produit au détriment des droits fondamentaux avec la Turquie, avec la Libye et aujourd’hui aussi avec la Tunisie.

C.L. : L’importance de l’Italie dans le développement de la construction européenne est connue. Avec le gouvernement de Giorgia Meloni, avez-vous le sentiment qu’un changement historique pourrait avoir lieu qui verrait l’Italie abandonner sa position à la proue de l’Europe pour préférer une attitude d’obstruction à l’instar de pays dont les gouvernements actuels manifestent régulièrement leur opposition aux décisions de la Commission et du Parlement ?

E.S. : Nous ne pouvons pas oublier que lorsque Giorgia Meloni a fondé son parti, Fratelli d’Italia, en 2012, il y a à peine plus de dix ans, elle a proposé la sortie de l’euro. Elle a toujours été d’une grande ambiguïté vis-à-vis des perspectives européennes, vis-à-vis de l’Union européenne. Par ailleurs, le risque d’un isolement vient également du fait que celle qui gouverne l’Italie aujourd’hui a toujours préféré des amis contestables, c’est-à-dire l’internationale des pays sceptiques. Qu’un pays fondateur du projet européen en soit là est extrêmement inquiétant.

Une autre preuve préoccupante de cette attitude à l’égard de l’UE est apparue clairement dans les contradictions de ce gouvernement, au cours de ses neuf premiers mois, par rapport au plan national de résilience. Il n’a cessé d’évoquer sa volonté de modifier les engagements pris par le gouvernement Draghi, le plan de relance NextGenerationEU, sans communiquer ces éventuels changements aux citoyens au risque de ne pas être capable de mettre en œuvre à temps ces investissements stratégiques considérables qui nous ont été attribués précisément en raison de notre appartenance à l’Union européenne. Il s’agit d’un grand plan d’investissement qui peut transformer notre pays en misant sur la conversion écologique, la transformation numérique et la simplification de la relation entre l’État, les entreprises et les citoyens, mais également sur la cohésion sociale et territoriale, donc sur la réduction des écarts profonds auxquels l’Italie est confrontée.

C.L. : Et le plan de relance est fragilisé désormais selon vous ?

E.S. : Ce gouvernement met en danger la possibilité que l’Italie perçoive ces ressources essentielles parce qu’il ne croit pas vraiment dans les objectifs de NextGenerationEU, et qu’il ne les considère pas comme les siens. Nous risquons donc de mettre en péril non seulement la crédibilité de notre pays mais également celle de toute l’Union européenne qui a fait un pari extraordinaire avec ce projet historique, à la suite de la pandémie, et dont l’Italie est le plus grand bénéficiaire. À cette occasion, l’UE a démontré la prescience visionnaire de Jean Monnet lorsqu’il a dit, et il l’a même écrit, que l’Europe se forgerait dans les crises et serait la somme de ses réponses à ces crises. C’est ce que nous avons vu avec le réveil européen lors d’une pandémie qui a touché tous les pays de l’Union. Lors de mon mandat au Parlement européen, j’ai vécu des moments extraordinaires au cours desquels des progrès sans précédent ont eu lieu, comme les premiers pas d’une Europe de la santé, une production et une distribution de vaccins organisée à l’échelle du continent. N’oublions pas que la droite qui dirige désormais le pays a été ambiguë sur les vaccins et dans son attitude face à la pandémie.

Nous avons vu pour la première fois une Europe sociale, nous avons vu pour la première fois la mise en place d’un dispositif comme l’instrument SURE[1] qui, après la pandémie, a permis aux États membres de solliciter des prêts à des conditions favorables pour faire face à des augmentations soudaines des dépenses publiques pour la préservation de l’emploi, pour une somme globale pouvant aller jusqu’à 100 milliards d’euros, nous avons vu une discussion européenne sur les droits des nouveaux travailleurs des plateformes et enfin s’est tenue une discussion, suivie d’une rédaction d’une directive sur le salaire minimum. Ces avancées sont très significatives, et l’une de celles que j’affectionne le plus, c’est celle que nous nommons le Green Deal, car lorsque nous l’avons demandée lors de la dernière législature, nous étions très peu nombreux. Il n’y avait que les verts, les libéraux les plus progressistes et la gauche. Nous étions peu nombreux et on nous regardait d’une manière étrange.

Et au lieu de cela aujourd’hui, en partie grâce aux grandes mobilisations des jeunes qui ont traversé l’Europe, nous avons enfin un Green Deal qui fournit des réponses politiques pour accompagner toute l’économie dans sa conversion écologique. Alors vous voyez, je suis optimiste parce que je vois des progrès, des progrès réels. Notre avenir dépend désormais de la capacité de ce gouvernement à sortir de ses ambiguïtés et à cesser de faire payer le pays pour ses ambiguïtés. Et je vais vous donner un excellent exemple d’ambiguïté car il vaut plus que mille mots : Giorgia Meloni a échoué dans sa médiation auprès de la Hongrie et la Pologne lors du dernier Conseil européen consacré à l’émigration. C’est la preuve évidente qu’elle s’est trompée d’amis parce que ce sont ces pays précisément qui ne veulent pas entendre parler de solidarité avec l’Italie pour l’accueil des migrants, Aujourd’hui, ce sont les alliances nationalistes de Giorgia Meloni qui votent contre elle. Ce qui m’a frappée, c’est qu’après que Morawiecki a réitéré ce « non », qu’a-t-elle dit lors de la conférence de presse ? Elle a dit qu’ils avaient raison.

Quand nous nous sommes battus pour demander une réforme du règlement de Dublin qui régit les demandes des migrants au niveau de l’UE, Fratelli d’Italia n’a pas soutenu notre démarche précisément pour ne pas déplaire à Orban et à leurs alliés inconfortables. Il y a beaucoup de contradictions sur ce front que j’appelle l’internationale des nationalistes. Cette alliance doit aussi être un appel pour que nous, forces démocratiques et écologistes progressistes, nous engagions à partager notre vision de l’avenir pour mieux mener les prochaines batailles. Parce que les nationalistes le font. Ils s’organisent. Même si à la fin leurs contradictions explosent.

C.L. : À brève échéance, il y a un autre défi très important pour l’Union européenne : le possible élargissement à l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, mais aussi à la Bosnie, l’Albanie et la Macédoine du Nord. Quelle est votre position sur cette question fondamentale ?

E.S. : Écoutez, je pense que c’est la voie juste et nécessaire parce que l’Union a démontré qu’elle se souciait d’un continent qui a toujours été en guerre et qu’elle tente de partager ses ressources malgré nos différences. J’ai donc toujours soutenu la voie de l’élargissement tout en étant évidemment consciente qu’il ne s’agit pas d’un processus simple. Mais nous ne pouvons pas trahir les attentes de ces peuples qui regardent avec espoir dans notre direction, à commencer par l’Ukraine qui, je l’espère, pourra adhérer le plus tôt possible à l’Union européenne. Je suis heureuse que l’Union et ses gouvernements aient jusqu’à présent fait preuve d’unité et de compacité dans la défense du peuple ukrainien soumis à une invasion criminelle.

C.L. : En 2024, nous commémorerons les 20 ans de l’entrée des premiers pays de l’ancien bloc de l’Est dans l’Union. J’ai l’impression qu’il y a encore beaucoup à faire pour renforcer les liens avec cette partie de l’Europe. Et en particulier avec ceux qui, aujourd’hui, à Budapest et Varsovie, combattent le populisme de droite. Qu’en pensez-vous ?

E.S. : Absolument ! J’en suis convaincue. La démocratie illibérale que nous avons vue apparaître depuis quelques années, la « démocrature » comme certains la nomment, met en danger les libertés. La démocratie ne se mesure pas à l’arrogance du plus fort ou de celui qui a, sur son nom, obtenu le plus grand succès électoral, mais au respect des droits des minorités, c’est au cœur de nos valeurs. Le danger vient de la suppression progressive de droits essentiels rejetés par la majorité des citoyens. Dans ces pays, ceux qui luttent contre le pouvoir pour protéger les droits fondamentaux sont les ennemis jurés de ce front de nationalistes qui, lorsqu’ils ne sont pas en mesure de donner des réponses sur le terrain économique et social, choisissent un ennemi par jour, un bouc émissaire. Et si on y réfléchit bien, ces ennemis sont toujours les mêmes : les différents, les migrants, la communauté LGBTQ+, les femmes trop émancipées. Aujourd’hui les nouveaux ennemis des nationalistes sont les écologistes car l’urgence climatique pour cette extrême droite n’est pas une réalité. Regardez ce qui se passe en Italie aujourd’hui. On y voit une photographie d’un pays partagé entre les tempêtes, les tornades qui bouleversent le Nord dont les territoires ont déjà été touchés par les terribles inondations du mois de mai et l’autre moitié, dans le Sud, avec des incendies violents, comme ceux, meurtriers, en Sicile.

Tout cela donne l’image d’un pays extrêmement fragile. La droite au pouvoir condamne l’alarmisme, récuse les analyses scientifiques au lieu de travailler à réduire les raisons des changements climatiques. Dans ce domaine, le gouvernement actuel n’a absolument rien fait. Au contraire, la droite nationaliste tente d’enterrer le Green Deal et les mesures courageuses que cherchent à mettre en œuvre l’Union européenne et la Commission, conscientes que nous n’avons qu’une seule planète et qu’elle ne nous appartient pas. Nous l’avons en prêt et notre devoir est de la rendre habitable et sûre pour les prochaines générations. Il est clair que nous ne le faisons pas. Notre planète peut progressivement, et même rapidement, devenir inhabitable. Le grand espoir vient, pour moi, précisément de ces mobilisations pour l’écologie de tant de jeunes qui ont eu l’intelligence de manifester par-delà toutes les frontières. Cela a rendu leur combat et leurs cris tellement plus audibles que cette question du climat tient désormais une place importante, sans précédent, dans l’agenda politique européen. Il en va de même de la contestation féministe.

Je réponds plus précisément à votre question maintenant. Lorsque le gouvernement polonais a remis en question le droit des femmes polonaises à l’avortement, des protestations de dizaines de milliers de personnes dans les rues de Varsovie sont immédiatement apparues. Lorsque nous avons vu ces réactions, nous n’avons pas laissé les femmes polonaises seules. Cela a créé un débat au Parlement européen et cela a permis de freiner le Parlement polonais. Puis, malheureusement, il y a eu l’intervention de la Cour constitutionnelle, une instance contestée par l’opposition polonaise. Le combat se poursuit, il est hors de question de laisser les jeunes femmes polonaises dans cette situation. Je veux insister sur ce point : les protestations sont plus fortes lorsqu’elles traversent les frontières. Les protestations féministes et écologistes sont des exemples de ce que les forces socialistes progressistes et démocratiques doivent faire pour arrêter cette vague de nationalisme qui est très dangereuse parce que nous savons les conséquences du nationalisme sur notre continent européen : la guerre.

C.L. : Quand je vous entends parler d’environnement, j’ai l’impression que, comme jamais par le passé, vous voulez mettre ce combat au centre du projet politique du Parti démocrate que vous dirigez désormais…

E.S. : Vous n’avez pas tort. C’est une nécessité. Et ce n’est pas un chapitre séparé. C’est le défi crucial pour ma génération et les suivantes. Un défi qui comprend les autres. La proposition sur laquelle nous avons gagné les primaires du Parti démocrate tient ensemble, au même niveau, comme les forces socialistes ne l’ont pas fait par le passé malheureusement, la justice sociale et la justice climatique. Pour quelles raisons ? En analysant ce qui se passe à l’échelle de la planète, nous apprenons que ceux qui paient le plus pour les effets de l’urgence climatique sont déjà les plus pauvres, les plus appauvris par les crises économiques et financières. Je m’explique : quels pays souffrent le plus des dégâts de la sécheresse ? Ce sont les pays où il y a du sous-développement. Les pays qui ont le moins contribué aux émissions de gaz à effet de serre et à la pollution sont les pays les plus touchés aujourd’hui. Il y a donc une grande injustice. Regardez à l’intérieur des frontières nationales. C’est exactement la même chose. Le changement climatique affecte tout le monde, c’est une évidence. Un tourbillon ne choisit pas sa victime. Mais des études montrent que les personnes les plus pauvres ont deux fois plus de risques de vivre dans des contextes fragiles du point de vue des risques hydrologiques. La crise climatique affecte plus directement ceux qui n’ont pas la possibilité de déménager et ceux qui n’ont pas la possibilité de choisir l’endroit où travailler, ceux qui n’ont pas la possibilité de s’éloigner d’une qualité de l’air nocive pour leur santé. C’est pourquoi la lutte contre les inégalités qui est fondamentale pour nous, pour notre parti, pour la gauche, est indissociable de la lutte contre le changement climatique. Et puis je peux encore vous dire une chose : pour nous, cet engagement offre une autre vision de l’avenir du pays et de l’Europe. Réussir une conversion écologique, c’est changer un modèle de développement qui s’est révélé insoutenable, qui a creusé des inégalités et qui a montré ses limites. S’engager de manière décidée dans la conversion écologique, c’est à la fois essayer au plus vite, avant qu’il ne soit trop tard, de trouver une forme d’équilibre pour la planète et inventer une nouvelle manière de créer des opportunités pour des entreprises qui prennent des engagements en ce sens. L’efficacité de ce projet a été démontrée.

Aux ministres de ce gouvernement de négationnistes du changement climatique qui se plaignent des coûts de la transition écologique, nous opposons des éléments factuels. Nous avons des chiffres indiscutables suite aux catastrophes des derniers mois avec leurs dégâts considérables consécutifs aux glissements de terrain, incendies, inondations. Des milliards d’euros n’ont pas été trouvés pour venir en aide aux familles et aux entreprises, pour soutenir l’agriculture. Ce sont les coûts de la non-transition. Ce sont les coûts de notre indifférence à ces menaces. Les données scientifiques montrent que ces coûts sont beaucoup plus élevés après une catastrophe. Il est prouvé qu’il est dépensé quatre fois plus à la suite d’une intervention en urgence que ce qui aurait dû être investi en amont dans la prévention. Cette attitude n’est pas seulement antiécologique mais elle est aussi antiéconomique. Lorsque j’écoute ce gouvernement, l’Italie n’est pas un territoire exposé à l’urgence climatique et aux événements climatiques extrêmes. C’est une folie. C’est pourquoi j’affirme que cet engagement en faveur de l’écologie n’est pas un chapitre du programme : c’est le programme. C’est une vision qui met sur un même plan la justice sociale, le travail et le climat. C’est la conversion écologique.

C.L. : Vous retrouvez-vous dans la vision d’Emmanuel Macron sur l’Europe lorsqu’il affirme qu’il est nécessaire de mettre l’Europe au centre de toutes les politiques nationales des pays membres de l’UE ?

E.S. : Absolument. Récemment, nous, fédéralistes européens, avec toute la direction du Parti démocrate, nous nous sommes rendus, en hommage, à Ventotene[2], où vous savez sans doute qu’Altiero Spinelli, Ursula Hirschmann, Ernesto Rossi, Ada Rossi et même Eugenio Colorni, jeunes militants antifascistes, condamnés par le régime de Mussolini, ont écrit, en 1941, en pleine guerre, un manifeste qui pour nous a toujours une grande importance, un manifeste où s’exprime une intuition forte pour l’Europe, Pour une Europe libre et unie, un texte précurseur à de nombreux égards. La haine et l’intolérance les ont envoyés sur cette île. Plutôt que de répondre par la haine ou l’intolérance, c’est ce qui rend leur attitude extraordinaire, ils ont réagi en considérant que les pays européens devaient cesser de se combattre et commencer à travailler à l’élaboration d’un projet de justice sociale et de plus grandes opportunités pour les générations futures.

Aujourd’hui, il est clair, pour nous, que les politiques européennes sont des politiques intérieures et non pas des politiques étrangères. C’est ma conviction. Or, les grands défis auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être résolus simplement à l’échelle de la nation.

J’ai déjà évoqué la migration de populations en provenance de l’Afrique et du Moyen-Orient. Quel pays peut-il relever seul ce défi migratoire ? Observez ce qui s’est passé au cours des dernières années : six pays sur vingt-sept ont traité seuls 80 % des demandes d’asile de personnes arrivées sur le territoire de l’Union européenne. Cela correspond-il à la solidarité qui engage les États membres ? Nous devons changer de politique, nous devons changer le traité de Dublin. Macron l’a dit aussi mais je conteste l’idée qu’il s’est réellement battu pour faire évoluer cette situation. Lui et Angela Merkel, avec l’Italie et l’Espagne, afin de faire évoluer positivement leur projet de vote à la majorité qualifiée, sans rupture avec les pays de Visegrad, n’ont pas suffisamment insisté. En cela, je considère qu’ils ont renforcé les positions de la Hongrie et de la Pologne.

Sur un autre sujet important, celui de la justice fiscale, il n’est plus possible de tolérer le fait d’avoir vingt-sept systèmes fiscaux différents qui autorisent, encouragent même, certains à se livrer à de l’optimisation fiscale qui, en toute légalité, leur donne la possibilité de ne payer au final qu’à hauteur de 0,005 % de leur fortune alors que, à l’échelle nationale, les entreprises et le travail sont imposés à plus de 40 %. C’est une bataille essentielle pour la redistribution. Notre capacité d’obtenir des ressources pour des investissements dans l’éducation, la recherche, l’innovation en dépend. La possibilité de la conversion écologique passe par conséquent par là. Des économistes évaluent l’évasion fiscale annuelle en Europe à 700-800 milliards d’euros. Cela correspond au financement d’un nouveau plan NextGenerationEU ! Nous aurions donc pu doubler les investissements pour la relance économique et la conversion écologique avec quelques mesures de transparence fiscale. La concurrence fiscale entre les États membres entraîne une pénurie de ressources importantes. Il faut y mettre fin.

Je voudrais revenir une fois encore à la conversion climatique pour souligner que seul un engagement à l’échelle européenne est efficace. Sans règles communes et sans outils d’investissement partagés, les pays n’y arriveront pas. Ce n’est qu’ensemble que nous pourrons faire un bond en avant dans la production d’énergie propre et renouvelable et dans notre indépendance énergétique, une indépendance énergétique européenne. C’est aujourd’hui une question de démocratie, de crédibilité et de géopolitique. Combien avons-nous payé notre dépendance au gaz de Poutine au cours de cette année et demie ? La réduction nécessaire de la consommation d’énergie a mis les entreprises et les ménages en Italie dans d’énormes difficultés.

D’autres défis collectifs nous attendent, ceux de la politique étrangère et de la sécurité commune en particulier. À Kissinger, on attribue la formule « L’Europe ? Quel numéro de téléphone ? ». Une formule cynique qui reste très actuelle. Nous devons trouver un dispositif permettant à l’Union européenne de parler d’une voix forte sur certaines questions majeures de politique étrangère, comme nous devons le faire face à l’invasion et la destruction de l’Ukraine. Cette voix pourrait contribuer à forcer Poutine à retirer ses troupes, à la possibilité d’un cessez-le-feu, à trouver la voie pour négocier une paix juste pour les Ukrainiens. Il faut par conséquent un rôle politique et diplomatique renforcé pour l’Europe, mais les États sont toujours jaloux de leurs compétences à ce stade.

Je veux aussi une plus grande intégration européenne, un processus participatif nourri par des débats avec le public sur l’avenir de l’Union européenne. Nous avons plusieurs points de convergence avec certains des combats que mène Emmanuel Macron. Mais évidemment, son projet est très différent du nôtre, sur le contenu des politiques économiques notamment. Il n’empêche, la France est un pays que l’on regarde avec beaucoup d’intérêt, avec beaucoup d’amitié. Nos avenirs sont liés. Tout ce qui peut approfondir cette relation doit être soutenu. Il nous faut aller de l’avant ensemble. Mais je suis bien consciente que pour les grands pays européens en particulier, il n’est jamais facile de renoncer à une partie de sa souveraineté nationale pour en faire bénéficier une souveraineté européenne. C’est pourtant un combat qu’il nous faut mener.

En conclusion, je peux envisager de travailler avec des forces libérales, différentes des nôtres, mais profondément pro-européennes, ainsi qu’avec des forces écologistes pro-européennes également. Au vu des résultats des dernières élections espagnoles, l’alliance entre droites populistes et droites conservatrices au niveau européen me semble moins probable. La droite trahirait avec un tel accord sa propre histoire et l’histoire de la culture européenne. Je suis dans l’opposition à la droite libérale, mais je dois avouer qu’elle n’a jamais été ambiguë sur le nationalisme. Cela me paraît donc tout à fait inquiétant lorsqu’un élu de la CDU évoque la possibilité d’accords locaux avec l’AfD, un parti qui a parmi ses membres des personnes qui portent réellement une idéologie nazie.

C.L. : Lorsque je vous entends défendre avec autant de force le projet européen, la collaboration au niveau international, la possibilité de trouver des accords avec des partis pro-européens mais d’une autre couleur politique, je ne peux m’empêcher de me demander avec qui, en France, vous comptez développer un projet politique européen ambitieux. Avec qui parlez-vous ?

E.S. : Depuis que j’ai pris la tête du Parti démocrate, mes premiers interlocuteurs naturels sont les partis socialistes qui font partie du PSE[3]. Je dois avouer que mon expérience bruxelloise comme élue du Parlement européen m’a appris la valeur du dialogue, avec toutes les forces progressistes, démocratiques, écologistes mais aussi libérales. Cela signifie que nous avons un large éventail d’interlocuteurs, des élus de partis de l’opposition qui partagent des points clés comme l’opposition au nationalisme et qui sont favorables à des changements au niveau européen en matière de solidarité, de conversion climatique, de proximité avec les citoyens.

À ce stade, je ne peux pas répondre plus précisément à votre question car je n’ai pas encore pu me rendre en France depuis que j’ai été élue secrétaire du Parti démocrate, en mars dernier. Je me suis rendue à Bruxelles en revanche. Mais il est évident que je viendrai en France dans un proche avenir pour approfondir les relations avec différents interlocuteurs dont les contributions aux forces progressistes pourraient être stimulantes.

Cette expérience au Parlement européen, entre 2014 et 2019, dans des années difficiles où les villes de Paris et Nice ont été brutalement attaquées, et pour lesquelles nous nous sommes mobilisés ; certains repères essentiels ont vacillé, comme les accords de Schengen ; le Brexit a eu des effets désastreux, surtout sur les personnes les plus fragiles, une terrible leçon pour ceux qui avaient défendu l’idée fausse, absurde, que pour redonner souveraineté et pouvoir aux citoyens, il fallait fermer les frontières, la vérité étant que nous sommes et que nous resterons totalement interconnectés.

Pour moi, la réponse est celle-ci : faire vivre davantage l’espace européen, le démocratiser et donner de la souveraineté à tous les citoyens européens au niveau de l’Union européenne car c’est à ce niveau que nous pouvons faire évoluer positivement la vie des citoyens de l’UE. J’espère qu’avec le Parti démocrate, nous pourrons apporter une contribution importante dans ce sens.

En Italie, nous sommes dans l’opposition. Ce gouvernement qui n’apporte pas de réponses, aggrave les conditions matérielles des travailleurs avec des choix qui appauvrissent le travail. C’est une droite qui veut écraser les plus fragiles parce qu’elle pense que ce sont des sans voix qui ne pourront pas s’organiser ou manifester. Cette droite a une responsabilité sur le taux d’abstention qui, au cours des derniers scrutins électoraux, a atteint un niveau très préoccupant.

Nous devons apporter un futur, une alternative aux Italiens qui ont été séduits par cette droite populiste et d’extrême droite en septembre 2022. Elle a réussi à convaincre cette partie de l’Italie qui souffre le plus, qui est composée des travailleurs les plus précaires, qui est composée de chômeurs, pour beaucoup qui n’ont pas trouvé de travail depuis des années, qui est composée de jeunes qui ont peur de l’avenir et qui ont peu de perspectives, des difficultés à construire une famille, qui est constituée de petites et moyennes entreprises qui doivent être accompagnées et qu’il faut prendre en main sous peine que le processus de transformation de la société les submerge. Nous avons donc énormément de choses à entreprendre et nous ne voulons pas le faire seuls. Pour cela, il nous faut nous rapprocher de tous nos partenaires européens. Ce sera fondamental dans notre travail au cours des prochains mois. Je suis convaincue que nous y arriverons.

Traduit de l’italien par Christian Longchamp.


[1] SURE : Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency.

[2] Île Pontine au large de la Campanie. Mussolini y créa un lieu de détention pour les opposants au régime qui ne cessa de croître avec les années. Huit cents prisonniers y vivaient à partir de 1940, en régime de semi-liberté en journée. Altiero Spinelli, mort en 1986, y fut enterré.

[3] Le Parti socialiste européen.

Un commentaire

  1. « If we can dream it, we can do it. »
    À soixante ans de l’allocution de Martin Luther King et de son mémorable discours du 28 août 1963, de son célèbre « I have a dream », nous évaluons aujourd’hui, comme à l’époque, les énormes défis qui attendent le monde entier et pas seulement l’Europe et les États-Unis.
    C’est par cette vision élargie que la première des tâches aura quelque chance d’aboutir : fédérer les peuples autour d’un projet politique, social, écologique et de surcroît économique, qui saisisse les rêves et les espoirs de toutes générations, bien loin de l’enfermement des nationalismes, de leurs fausses promesses et aveuglements, des prédominances des intérêts nationaux par-dessus ceux des autres peuples et communautés internationales.
    Un projet donc qui rejette l’idéologie fasciste et nazie subjacente au nationalisme : la domination hégémonique de la pureté éthique de la nation comme seul élément de résolution des problèmes politiques et économiques internes.
    Un projet qui s’oppose à la xénophobie dominante, à la privation des droits et des libertés fondamentales des minorités, des « différents », et dénonce la chasse et la persécution de ceux qui sont considérés les boucs émissaires.
    D’ailleurs, ces derniers paient déjà de leur vie les dangereuses voire impossibles conditions de travail sans que la société s’émoie plus que tant. Au fond, c’est l’exploitation des nouveaux esclaves tenus pour pas cher et qui arrange et profite à une économie sans droit.
    C’est la réalité qui dénonce Elly Schlein en Italie et qui risque de proliférer en Europe. Nous savons combien sont étroits les liens entre nationalisme et impérialisme, combien Poutine mise sur le travail de sape des populistes d’extrême droite, tels la Meloni, Orban, Le Pen, pour diviser les Européens et détruire leur projet fédérateur.
    « Dividi et impera » assume ici une signification pas du tout sans fondement si on ne se réveille pas.
    En lisant l’interview de Elly Schlein, j’ai ressenti un enthousiasme et une force de convictions pour le projet fédérateur qu’elle porte, pour la défense des valeurs d’une démocratie libérale ouverte aux peuples et leurs contributions qui font écho en France aux idées et au combat de Raphaël Glucksmann.
    Ces deux sont faits pour s’entendre et sortir l’Europe des pièges nationalistes qui la guettent, pour aider l’Ukraine et les autres peuples aujourd’hui sous la menace impérialiste du tyran russe.