Qui l’eut cru ? A la recherche du temps perdu, ce monument mythique perpétuellement revu et augmenté par ses desservants, serait, à lire sa plus récente exégète, un passeport sans égal pour la liberté.
Ce nouveau passeport proustien pour la liberté délivré tout au long de la Recherche à qui s’en avise derrière le voile de snobisme et d’affectations serpentines honnis des contempteurs de Proust, a été inauguré par une femme qui, cent ans plus tôt aurait, à coup sûr, vu son nom figurer, en propre ou sous pseudonyme, en bonne place dans le répertoire infini des personnages proustiens. Cette héroïne posthume de la Rechercheà son corps défendant s’appelle dans la vraie vie Laure Murat. Elle publie aujourd’hui un livre sans appel sur la caste aristocratique dont elle est issue, Proust, roman familial, qui, à n’en pas douter, fera date dans la galaxie des meilleures interprétations proustiennes, et provoquera quelques remous dans le Landernau parisien à particules.
Campé de l’intérieur dans une autobiographie qui de bout en bout lui rend hommage, voici Proust, impitoyable entomologiste des derniers feux de l’ex-aristocratie française, affranchissant des siens et de leur étouffante hérédité une moderne descendante de la noblesse d’ancien régime et d’empire, et faisant d’elle à retardement une femme libre.
Laure Murat descend de Murat, roi de Naples, par un père fou de littérature, exception rarissime dans ce milieu inculte, et descend du duc de Luynes, favori de Louis XIII, par une mère totalement barricadée sur elle-même pour être venue au monde entre deux enfants mort-nés. Elle taxait sa fille de « n° 3 ». Elle la répudiera pour toujours en apprenant de la bouche de l’intéressée, la seule fois où elles déjeunèrent ensemble, qu’elle était homosexuelle.
Avec Proust pour guide et pour allié, vite revenu, extraits à l’appui, de sa fascination de départ pour le noble Faubourg, ses duchesses, ses salons, ses grands bals masqués, voici le chant du cygne que notre transfuge dresse de son milieu d’origine. Les sociétés anciennes mettent, dit-elle, longtemps à mourir, et l’aristocratie française a fait de la résistance jusqu’à la seconde guerre mondiale. Elle se prenait pour le sel de la terre et la championne des élégances, alors que plus parasitaire et oisive que jamais. Confite dans le culte du passé et ses défuntes gloires, sans occupations autres que mondaines, elle ne produisait rien, ni œuvres ni arts, n’avait nul mérite propre, vivait corsetée dans une étiquette faite de faux-semblants, de vernis des manières et de paravents derrière lesquels, connues de tous mais tues de tous, transgressions et inversions allaient bon train. Un univers de pantomimes, de pures formes, dont tout réel et prise sur le monde étaient bannis, où tout effort, toute vraie passion, toutes souffrances étaient soigneusement celées. « Noblesse oblige » arguait-on. Une société compassée, faite exclusivement d’entre-soi, d’endogamie des convenances et des alliances.
On y était constamment en représentation, on dansait sur du vide, l’insincérité était totale, plus encore quand on feignait la bonhomie, la simplicité, l’empathie, comme pour verser un baume réparateur sur le sentiment d’infériorité du commun des mortels en se faisant à bon compte son égal.
Le dessillement opéré par Proust, sa démystification de l’aristocratie de la Belle Époque et de l’Affaire Dreyfus sont, pour Laure Murat, sans appel. Multipliant les anecdotes et les portraits assassins pour qui sait lire, Proust aura moralement réglé son compte une fois pour toutes à l’aristocratie française, même si son cadavre bouge encore jusqu’à nous.
Proust a d’autant plus parfaitement dit son fait à l‘aristocratie française d’alors, juge sa championne, qu’elle-même eut sous les yeux dans son enfance, à table, à demeure, au château de Luynes et ailleurs, des personnages de Proust en chair et en os. Certains l’avaient même croisé à la ville, d’autres connu, à commencer par ses propres aïeux. La continuité était parfaite entre la réalité et la fiction proustienne, plus vraie que nature. L’illusion, le mimétisme allaient dans les deux sens. « J’entendais parler des personnages de la Recherche comme s’ils étaient des personnes réelles. » A contrario, la lecture de la Recherche mettait à nu le décorum ambiant et ses figurants.
Proust contempteur de l’aristocratie et ses semblants ; Proust désinhibiteur du carcan familial, Ô combien. Mais c’est aussi, pour Laure Murat, Proust sujet minoritaire en tant qu’homosexuel. C’est ce sujet minoritaire qu’il a, le premier, universalisé, qui permet à cette autre minoritaire d’écrire aujourd’hui, loin des siens et sans risque d’opprobre : « Je vis avec une femme, je vote à gauche et je suis féministe. »
Le monde suranné peint par Proust s’est éteint. Restent le pouvoir émancipateur de la littérature et la désaliénation d’une femme.
Laure Murat, Proust, roman familial, Robert Laffont, août 2023.
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