Joseph Durand a été le plus jeune auteur – dès 2007 – publié par La Règle du jeu. Le collégien d’alors partageait ses poèmes. Il les laissait voguer, dériver jusqu’au lecteur. Nous employons ici des termes liquides ; la poésie de Joseph Durand file la métaphore aquatique. De sa prime jeunesse à nos jours, partout vous trouverez tantôt un filet d’eau, tantôt des fleuves et des océans. Ici une goutte, là une mer. D’une eau vive ou condensée, gelée, grêlée, passant des brumes aux blizzards infinis, Durand semble adepte des profondeurs de l’abysse, de la paix des rivières, du fracas des mers.

Les années se sont écoulées – plic ! ploc ! au compte-gouttes – et nous le retrouvons universitaire à Londres, un autre rivage, ce port d’attache, avec ses flots et ses noyades ; il est ailleurs, le poète, près d’un bassin d’eau clair, au seuil d’une averse passagère – qui commence ou s’achève ? vous verrez. Ici, encore, pris dans l’œil du cyclone d’une marine, avec ses navires, ses amiraux et ses mercenaires de la baie de Cuba, où l’aventure a un goût de rhum et un parfum de lointain ; ou là, enfin, dans le Paris de 1871, celui de la Commune avec ses flots de révoltés, pris dans ce maelström politique, au bord d’un sanglant Styx parisien.

Voici, donc, de nouveaux poèmes de Joseph Durand, tel qu’en lui-même et différent. C’est le plaisir de retrouver un auteur, poète en croisière, avec ses passion fixes et ses rêveries inédites, ses variations entre lignes de fuite ou d’horizon, et points d’ancrage.


L’Étranger

Il part fièrement, muni d’ambition,
Vers d’autres rivages, d’une autre nation.
L’étudiant, exigeant, arrive en Angleterre,
Ses frêles connaissances, frôlent l’imaginaire.

Londres avait pour elle, la force de l’idéal :
Les attentes capricieuses devenaient banales.
Souvent les richesses découlent du désir,
Mais le noient et le perdent dans ses flots saphirs.

Mais Londres demeurait ce confluent d’idées,
Qui rapproche de tous coins des êtres étrangers.
Un curieux frisson habite notre séjour,
Le symptôme du voyage qui se sait sans retour.

Averses passagères

Parfois, il m’arrive, lors des jours mauvais,
Quand les heures s’absentent, par manque d’intérêt,
De rejoindre en secret ce square enclavé
Entre les rues austères d’un sinistre quartier.

Une ronde de bancs autour d’un disque d’herbe
Au milieu duquel, une fontaine superbe,
Composent mon portail vers un havre de paix,
Où le temps, épuisé, s’arrête et s’y plaît.

Cette sensation curieuse attire des solitaires ;
Ils jettent leurs pensées dans le bassin d’eau claire
Sous le regard des muses décorant l’édifice :
L’expression insensible aux humains bénéfices.

Seulement aujourd’hui je ne fuyais pas
L’ennui contagieux et noble d’autrefois ;
Car, sous les arbres denses, alors que j’écris,
Enfin s’arrête la pluie.

Jusqu’au dernier jugement

Dans une baie cubaine, s’affrontent deux navires :
L’un, fière conception militaire de l’empire,
L’autre, coulant, détruit, abri de mercenaires,
Piégé entre les flammes et les lames de mer.

Faussant compagnie aux crocs des éléments,
Un jeune matelot saute du bâtiment.
Le maelström emporte ses amis de voyage
Dans les froids enfers du létal naufrage.

La surface s’apaise, obséquieuse nature
Qui prive le désastre de mémoire future,
Et étouffe, en ses eaux, les âmes suppliciées ;
Quand soudain ressurgit l’unique rescapé !

L’ennemi le repêche et le hisse à bord,
Ses yeux pétillent encore d’avoir trompé la mort…
Mais pour combien de temps ? Car ses vêtements
S’imbibent d’une tâche rouge tout autour du flanc.

« Allons ! » dit l’amiral « pourquoi ce misérable
Arbore avec panache ce sourire admirable
Alors que l’autre monde est, pour lui, imminent ?
Sa joie est-elle sincère ou son esprit dément ? »

« Apprenez » répond l’homme « que les pauvres chanceux
Qui persistent chaque jour au vouloir des Dieux,
Sans famille ni richesse, ne craignent pas la fin,
Elle qui confisque tout, à nous qui n’avons rien. »

L’Amiral, en colère, le renvoya à l’eau
Afin que sa blessure le guide au tombeau ;
Mais il se sait, au fond, être plus affligé,
Par l’implacable joug de cette vérité.

1871

Paris brûlait, hélas, depuis plus de deux mois,
D’une flamme insoumise dont le moqueur éclat
Éclairait, en toute heure, les provinces alentours.
Les exilés préparaient leur triomphant retour…

Voilà que Frédéric, bourgeois des boulevards,
Coincé au plein milieu du siège communard,
Craignait l’agitation autour de chez lui,
Attendant que l’armée ne délivre son lit.

Dimanche, le front s’ouvre à l’Ouest de la ville
Soldats, blessés, familles, sous sa vitre défilent.
Lundi, la rumeur des canons hante Paris ;
Les barricades tombent sous la marche ennemie.

Mardi, l’odeur de poudre approche son adresse,
Au pied de son immeuble, une barricade se dresse !
Mercredi, à peine le soleil se lève,
Qu’autour des Tuileries, des incendies s’élèvent.

Dans la rue de Frédéric, deux camps se font face,
L’affrontement commence et les armées s’enlacent,
Lorsqu’un sinistre flot, de Montmartre descend :
Les soldats horrifiés pataugent dans le sang.

Dépassés par le nombre, les communards résistent ;
Leur barricade tient et l’espoir subsiste.
Ils savent que sur leurs cris, d’autres écriront l’histoire,
Chaque seconde qu’ils tiennent, ajoute à leur gloire.

De nombreux braves tombent, quelques heures aussi,
La liberté, luxueuse, vend cher sa compagnie ;
Puis les remparts cèdent, l’étendard rouge brûle,
Les communards meurent mais jamais ne reculent.

Une autre heure s’efface, quand Frédéric descend :
Les versaillais, sans délai, étaient partis devant,
Abandonnant l’œuvre de leur juste rage :
Une traînée de cadavres esquisse leur sillage.

Quand Frédéric s’éprend d’une nouvelle passion
Étrangère à la joie de sa libération :
Une larme d’enfant ne coule pas vraiment
Mais vient troubler son œil d’un pur balbutiement.

République, révolte, que d’impurs idéaux !
Tant de leurs partisans jonchent les caniveaux.
Dans ce mélange bouillant de morales multiples,
Frédéric souhaite suivre les prochains périples.

Il seconde l’avancée du duc de Magenta,
Dans sa marche funeste pour qui sonne le glas.
La grande armée d’Adolphe accule l’ennemi :
Contre le mur prussien, à l’Est de Paris.

Il se doit d’assister au tragique spectacle
Du désespoir fier des troupes en débâcle ;
Quelques îles divines, bastions du courage,
S’affaissent dans une foule, fantasmant le carnage.

La dernière des îles, l’ultime forteresse,
Bataille au Père Lachaise, dominicale messe.
On célèbre l’occasion d’un enterrement commun,
Redoutant de Dieu, un miracle… en vain.

Frédéric, exalté, à l’approche de l’envoi,
Maudit sa lâcheté et son cœur si froid :
Sa raison et son âme concluent alors un pacte
Dans une inspiration, il joint l’ultime acte !

Filant entre les tombes, voguant sur le Styx,
Vivants, mourants et morts forment un funeste mixe ;
Frédéric, téméraire, court au vouloir des muses,
Sur ces terres contestées, éclats et tirs fusent.

Soudain les pas s’affolent, on commande un assaut,
Frédéric ressent comme une douleur au dos :
Une balle perdue stoppe son mouvement.
Il tombe, en inconnu, au milieu du roman.

Nombreux sont ces passifs, qui vivent, indifférents,
Leurs noms ne survivent la sélection des ans.

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