Voilà un essai littéraire remarquable qui trace deux sillons non parallèles mais convergents : le premier creuse une veine autobiographique, l’autre creuse dans les attitudes d’écrivains face à leurs pratiques, leurs motivations, leurs confessions. Il ne s’agit pas dans cet ouvrage de poser la question « comment je suis devenu écrivain » mais bien « pourquoi je suis écrivain ». Et ce pourquoi trouve des réponses dans l’enfance, dans l’ascendance, dans la langue. 

Pas de « maman » ni de « papa » dans l’évocation de l’enfance de Sophie Képès, mais une « Mère-Münch » et un « Père-vers », pour une génitrice atteinte du syndrome de Münchhausen par procuration et un géniteur pervers narcissique. La sœur de Sophie, aimée et choyée, use de méchanceté envers sa petite sœur, et son frère se tait, c’est le frère muet. La petite Sophie fait toujours la tête sur les photos. On la maltraite, et on ne lui dit rien. Elle déduit de l’attitude de sa mère-Münch des sévices sexuels dans l’enfance. On lui cache tout de son ascendance hongroise, alors elle apprend le hongrois à la fac, et devient traductrice. Mais avant de traduire, elle écrit. Publication d’un premier roman à 19 ans, comme une victoire. 

Pourquoi devient-on écrivain ? On est, dans cet essai, à la recherche de frères et de sœurs en écriture. On se bricole une famille pour se prouver que l’on n’est ni folle ni seule. Les écrivains, la plupart des écrivains, ont quelque chose à dire et à écrire parce qu’il leur est arrivé quelque chose dans l’enfance, ou dans la vie. Écrire c’est à la fois mettre à distance et accepter les douleurs, les manques, les failles. Ce n’est pas que cela, bien entendu, mais le geste premier, l’élan primordial, vient de là. On écrit avec ce qu’on a, ou ce que l’on n’a pas eu. On écrit parce qu’on cherche – ce qui nous manque, ce qu’on nous a volé, ce qu’on nous a tu. Sophie Képès traque depuis toujours, dans ses lectures, ce que les écrivains ont dit – avoué – d’eux-mêmes dans leur pratique. Elle se reconnaît, elle se connaît enfin. Et parce que cet essai est un va-et-vient constant entre la lecture et l’acte d’écrire, elle choisit de rédiger son essai à la deuxième personne, un « tu » qui ne s’adresse pas au lecteur, mais à elle-même, l’écrivain et la petite fille. 

Ils sont nombreux, et pas des moindres, les écrivains qui s’étonnent eux-mêmes de leur « vocation ». Ils sont tout aussi nombreux ceux qui, sans s’étonner, tissent une œuvre concordante à leur condition d’enfance. Dans un chapitre éclairant, intitulé « Ecrilire », Sophie Képès souligne, par l’intermédiaire d’une citation de Pierre Michon, l’importance de l’incipit. L’écrivain est le découvreur de son texte. Contrairement à une idée reçue, bon nombre d’écrivains, avant de se lancer dans la rédaction d’un roman, ne font aucun plan, tout au plus un vague synopsis qui ne sera que vaguement suivi. 

« Comment cette acrobatie, écrire un roman complexe sans faire de plan, est-elle possible ? La réponse tient en peu de mots : il faut se fier au livre, car le livre en sait plus sur lui-même que son auteur. Voilà pourquoi l’incipit est aussi déterminant que les premières notes d’une sonate. » 

L’incipit de cet essai – faisons abstraction de l’avant-propos – est « Qu’y avait-il dans ta vie avant les livres ? » La réponse est : de la douleur. De la douleur non conscientisée. Ce qui se dira, se fera, dans les livres, sera issu de l’inconscient – bien sûr, est-on tenté d’écrire – mais aussi de la somme toujours amplifiée des lectures accumulées. Lire et écrire, c’est pareil. D’ailleurs, le premier chapitre est intitulé « Lirécrire », auquel répond, en milieu d’ouvrage, le chapitre « Ecrilire ». À quoi s’ajoute, dans le cas de Sophie Képès, la dimension de l’acte de traduire, qui souvent s’accompagne du deuil obligé-imposé du texte source, de l’emprise exercée par le texte source. Dans le chapitre « Ecrilire », Képès cite Duras. Duras qui explique que lorsqu’elle écrit, elle laisse des blancs dans la phrase, qui seront comblés plus tard. On écrit « à l’aveugle », comme un Œdipe avant l’acceptation de la cécité. On se demande pourquoi il est si important d’écrire Bouvard et Pécuchet, comment au seuil de la quarantaine, alors qu’on a déjà publié trois livres, on trace une phrase commençant par « Des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia… », d’où vient ce souffle, cette dictée mentale… Flaubert, García Márquez et Rezvani… entre autres. On ne se laisse pas aller, on obéit. À quoi ? Là est le mystère. Un mystère que Sophie Képès identifie comme psychologique.

En amont de l’enfance : les origines. Dans le chapitre « Désappartenir », qui donne son titre à l’essai, Sophie Képès explique le terme : « Désappartenir, c’est se libérer de toute loyauté autre que celle due à l’œuvre. C’est placer cette dernière au-dessus de tous les autres impératifs catégoriques. » Les origines, comme incipit de l’aventure. D’Aragon à la filiation biaisée[1] à Romain Gary s’inventant tout au long de son œuvre un père inconnu et se choisissant un lieu de naissance fluctuant, de George Sand fuyant un destin aristocratique à Kafka s’interrogeant sur ce qu’il a en commun avec les Juifs, ils sont nombreux les écrivains à survivre grâce à la désappartenance (j’invente le néologisme à partir du néologisme de Képès…). À survivre et à s’épanouir. Pour pouvoir écrire, il faut savoir se fuir, s’arracher. 

L’intérêt majeur de cet essai qui se lit comme un roman – rebondissements, personnages aux destinées incroyables… – repose sans doute sur les similitudes des situations, témoignages et citations d’écrivains collectionnés sur des années. En se cherchant elle-même, en essayant de démêler les fils d’une vocation, en apostrophant la petite fille qu’elle était, Sophie Képès nous offre une étude solide, rigoureuse et empathique. Désappartenir, écrit dans une langue alerte d’une ironie tendre, part de l’autobiographique pour dévoiler la grande mécanique psychologique de l’écriture et de la création. Il faut lire cet essai brillant, pour découvrir une écrivaine et revisiter tous les écrivains que l’on aime. 


Sophie Képès, Désappartenir, Psychologie de la création littéraire, éd. Maurice Nadeau, 20 octobre 2023, 240 p.


[1] Rappelons qu’Aragon a passé son enfance en étant persuadé que sa mère était sa sœur, sa grand-mère sa mère, et son père son parrain. C’est ce qu’on lui a fait croire, c’est le roman dans lequel il a été élevé. On ne s’étonnera pas qu’il ait inventé le « mentir-vrai ». 

Un commentaire

  1. OUI! Mille fois OUI! Certains parlent de « thérapie ». A suivre les hypothèses ici défendues, les cassures de l’enfance s’écrivent. Souvent elles font de « bons » livres. Pour autant ces douleurs de l’enfance n’aboutissent pas toujours sur la littérature. D’autres chemins doivent être possible. Faire un bon livre (auquel le lecteur porte intérêt) suppose, peut-être, que le lecteur, lui-même, se révèle « cassé ».