Trois livres au moins cette rentrée littéraire traitent des traces de la Shoah, dont deux d’ordre historique et le troisième davantage psychologique, il s’agit de celui de Mikołaj Grynberg, Je voudrais leur demander pardon, mais ils ne sont plus là[1]. Les deux premiers sont le livre posthume de Richard Glazar (1920-1997) Derrière la clôture verte. Survivre à Treblinka[2] et celui de Maxime Decout, Faire trace. Les écritures de la Shoah[3].

Du ghetto de Varsovie et de son historien majeur, Emmanuel Ringelblum, au chef-d’œuvre de Claude Lanzmann, Shoah, jusqu’aux récits livrés pas Mikołaj Grynberg à partir de témoignages de Polonais d’origine juive qui racontent leur quotidien dans la Pologne d’hier et d’aujourd’hui, c’est la grande histoire des traces autant que de la tentative désespérée des nazis d’avoir tenté de les effacer que narre Maxime Decout, tandis que Mikołaj Grynberg enquête sur les traces mentales, celles que l’on ne peut pas effacer, celles des derniers témoins ou de leurs enfants nés en Pologne à la veille de la Shoah ou dans les années qui suivirent. L’un des enfants de disparus prononce ces quelques mots : « Ils sont partis en train et ne sont jamais revenus. Nous sommes rentrés, mais personne ne nous attendait. »

Une femme de quatre-vingt-dix ans apporte un témoignage glaçant de sa survie dans l’appartement d’un couple dont le mari l’a mise dans son lit durant les cinq ans que dura l’occupation de la Pologne. Trois fois, il la conduisit chez une faiseuse d’anges. « J’ai continué à me cacher, alors que la guerre était finie. Je cachais aussi toute ma famille assassinée, et je le faisais si bien que je n’arrivais plus à la retrouver moi-même. » Puis elle raconte que jamais son mari ni ses filles ne surent qu’elle était juive et donc qu’elles et leurs propres filles l’étaient aussi.

Les traces de la survivance ? Les nazis ont tout fait pour effacer les traces de leur extermination, pourtant l’énorme paradoxe, comme dirait Elie Wiesel, est que sur aucun autre génocide il n’existe plus de documents, de traces précisément, de témoignages, jusqu’à celles découvertes dans les années 2000-2015 par le Père Patrick Desbois, auteur du film La Shoah par balles – L’histoire oubliée (2015). En effet, il y a bien plus de traces que pour les génocides arménien, ukrainien (Holodomor, famine), que pour le génocide du Grand Bond en avant lancé par Mao en 1958, jusqu’à ceux du Cambodge, des Tutsis. 

« Comment arracher un texte à la mort ? Comment faire survivre un œuvre ? », interroge Maxime Decout. Ecrire une œuvre mémorielle, un journal, un poème agonique comme Le Chant du peuple juif assassiné d’Yitshok Katzenelson, comme les témoignages ultimes des héroïques membres du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, Zalmen Gradowski, Zalmen Lewental, Lejb Langfus, dont les écrits en yiddish sont connus sous le nom Megilot Auschwitz[4](les Rouleaux d’Auschwitz) ou encore le Recueil Auschwitz d’Abraham Levite[5], peut être comparé aux peintres et dessinateurs qui ont pu sortir des camps ou aux compositeurs qui ont écrit et créé des œuvres, quasi exclusivement à Terezín, comme Hans Krása (1899-1944), qui composa pour les enfants du camps son opéra Brundibár, Gideon Klein (1919-1945), Pavel Haas (1899-1944), Viktor Ullmann (1898-1944), ou d’autres, rarissimes, qui ont pu créer un chœur dans les camps de la mort, comme en témoigne Otto Dov Kulka, survivant d’Auschwitz[6] …

On peut ajouter naturellement le Verfügbar aux enfers, opérette écrite à Ravensbück par Germaine Tillion sur des mélodies traditionnelles, tragi-comédie pleine d’ironie, puisque le terme allemand ou nazi Verfügbar était utilisé pour désigner les femmes « disponibles » pour les pires corvées. L’opérette se veut un peu parodie d’Orphée aux enfers.

En voulant à tout prix effacer les traces de leurs crimes sataniques, les nazis ne les ont-ils pas rendus immarcessibles, on pourrait presque utiliser le terme d’inamissibles, qui ne peut pas se perdre. Le Mal absolu ne se perd pas, ne s’efface pas. Simon Srebnik, dans les premières séquences de Shoah, dit à Claude Lanzmann ces paroles térébrantes, en allemand, la langue des assassins : « Ich glaube nicht dass ich bin hier noch einmal. (Je ne crois pas que je suis ici. Cela, je ne peux pas le croire, que je suis à nouveau ici.) […]  Das… das… das kann nicht erzählen. Niemand kann das nicht bringen zum besinnen, was war so was da hier war… (On ne peut pas raconter ça. Personne ne peut se représenter ce qui s’est passé ici. Impossible. Et personne ne peut comprendre cela. Et moi-même, aujourd’hui, je ne crois pas que je suis ici. Non, cela, je ne peux pas le croire)[7]. »

L’un des textes les plus inimaginables de Wiesel n’est pas dans La nuit, mais dans son troisième récit, Le Jour (1961, Seuil), où il imagine sa grand-mère dans la chambre à gaz de Birkenau. Tout le film de Lanzmann restitue les traces du massacre dont chaque étape, dont chaque lien, chaque trace furent plus ou moins détruites car on ne détruit jamais complètement les traces d’un massacre si incommensurable. 

Maxime Decout, jusque par son titre, analyse, met en scène chaque grand texte des témoins depuis Emmanuel Ringelblum, Charlotte Delbo, Jean Améry ou Antelme, jusqu’aux grandes œuvres d’enfants cachés ou nés juste après, comme Perec ou Lanzmann, nous laissant sans voix, amuïs. Mais les femmes et les hommes qui ont su écrire nous ont laissé leur témoignage au-delà de « l’horreur ordinaire », comme disait Malraux aux trois cents femmes rescapées de Ravensbrück, au matin du 10 mai 1975, pour le 30ème anniversaire de la libération des camps. « Dante, banalités ! Là, pour la première fois, l’homme donna des leçons à l’enfer[8]. »

Le 3 janvier 1945, à la veille des Marches de la mort, Abrham Levite de Brezev, qui survécut, écrit dans un texte proche d’une prière, en hébreu : « Yehi rotsn milfoneyko…. Nous demandons au destin : “cache ces pages de pleurs dans ton outre de l’Être” qu’elles parviennent en de justes mains et trouvent leur tikoun, leur accomplissement[9]. »

« C’est à une “science la plus complète des décombres” que le texte aspire », cite et écrit Decout en conclusion de son chapitre IV. Nous parvenons alors au concept de perte, concept irrémédiable, qui ajoute encore à l’effacement des traces, avec ce que peut avoir de paradoxal – au-delà de cette perte –, une autre notion quasi transcendantale, celle qu’Yitzhok Katzenelson nomma en hébreu eth yéter haflétah (Ex. 1., 5), pour désigner ce « dernier reste qui survit », entre son transfert orchestré par les nazis du ghetto de Varsovie au camp de Vittel, et finalement son transport à Birkenau en avril 1944, avec son fils Zwi… pour y être assassinés dans la nuit du 31 avril. 

Je voudrais en conclusion faire écho à la citation de Primo Levi que fait Decout « Peut-être que ce qui s’est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre c’est presque justifier ». Or, dans Le Mal et l’exil, Wiesel me dit à propos de la théologie chrétienne de la rédemption, que développait notamment son ami et « frère » le cardinal Lustiger, à propos de la rédemption des bourreaux, qui serait une lecture théologique du martyre de six millions d’êtres humains : « Dire cela, c’est déjà justifier[10]. »

Faire trace, il en est à chaque ligne question dans le livre que publient Jonathan Littell et Antoine d’Agata, Un endroit inconvénient[11], dont le bandeau ne trompe pas : « En Ukraine ».


[1] Actes-Sud, nouvelles traduites du polonais par Margot Carlier.

[2] Actes-Sud, trad. de l’allemand par Olivier Mannoni et Valéry Pratt.

[3] Ed. Corti.

[4] Des voix sous la cendre, Mémorial de la Shoah : Calmann-Lévy, 2005.

[5] Traces de vie à Auschwitz. Un manuscrit clandestin, dir. Philippe Mesnard, Le Bord de l’eau, 2022.

[6] Paysages de la Métropole de la Mort, trad. de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Albin Michel, 2013.

[7] Shoah, Gallimard, Folio, 2018, p. 21-22.

[8] André Malraux, Œuvres Complètes, Le Miroir des limbes, Oraisons funèbres, Gallimard, La Pléiade, 1996.

[9] Traces de vie à Auschwitz, op. cit., p. 24.

[10] Le Mal et l’exil, dix ans après, Elie Wiesel, Michaël de Saint Cheron, Nouvelle Cité, 1999.

[11] Gallimard, septembre 2023.

Un commentaire

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