Cette semaine des affiches au coin des rues annoncent Le procès Goldman, me projetant dans un flash-back sur la génération des babyboomers, la mienne, à l’occasion de la sortie du film de Cédric Kahn.
Aujourd’hui pour tout le monde Pierre Goldman c’est le demi-frère de Jean-Jacques, le Goldman musicien qui est toujours la personnalité préférée des Français.
Pierre Goldman c’est une autre histoire. Il était né en 1944 dans la clandestinité de parents juifs polonais, résistants des brigades communistes FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans – Main d’œuvre immigrée) ces groupes de résistants étrangers qui réussissent les attentats les plus audacieux contre les occupants allemands. Et qui paient cher leur courage. En 1944 ils sont vingt-trois à être condamnés à mort et dix de ces résistants étrangers – dont sept juifs – ont leur visage sur la fameuse Affiche Rouge de la propagande nazie. Leur chef, l’Arménien Missak Manouchian, va prochainement entrer au Panthéon en leur nom.
Pierre Goldman sera fasciné par l’un des dix du groupe Manouchian, le jeune Marcel Rajman, juif polonais qui a réussi, entre autres actes inouïs de résistance armée, à abattre le général SS Julius Ritter. Arrêté et torturé par des inspecteurs français (la police française a déjà déporté toute sa famille à Auschwitz), il est livré aux Allemands qui le condamnent à mort et collent sa photo, revolver au poing sur l’Affiche Rouge. Rajman écrira avant d’être fusillé avec ses camarades au Mont Valérien : « Je ne regrette rien. Si chaque juif en avait descendu autant que moi, il n’y aurait plus d’armée nazie. »
Élevé dans l’après-guerre, Pierre Goldman est le fils de ces héros de la résistance juive étrangère et le fils des familles polonaises décimées par la shoah. Après la guerre sa mère repartira dans la Pologne communiste parce qu’elle y croit encore. Son père, lui, a perdu ses illusions.
Vingt ans plus tard, dans les années 1966-1968, jeune étudiante à l’université de droit d’Assas, je vois surgir un Pierre Goldman sorte de héros de la gauche de l’époque.
Il était chef du service d’ordre de l’UNEF. Nous autres étudiants de gauche, dans l’université d’Assas, repaire des mouvements fascistes issus de l’OAS, étions souvent attaqués dans la rue à la sortie de la fac. On rentrait alors se réfugier dans le hall. Et soudain on entendait les crânes rasés d’extrême-droite hurler « Goldman arrive ! » et s’enfuir, terrorisés par ce mec costaud à la tête d’un commando d’autres étudiants baraqués, armés de manches de pioche ou de barres de fer. Ça cognait dur.
On rejouait à la résistance armée contre l’occupation.
Et, pour cette génération d’après-guerre, comme moi, on montrait que les juifs ne se laisseront plus attaquer ou massacrer par les antisémites.
Et puis arrive Mai 68. On change tout, on se débarrasse peu à peu des idéologies marxistes, et l’invasion des tanks russes dans la Tchécoslovaquie du Printemps de Prague finit de dynamiter les dernières sympathies pour le communisme. Mes copines et moi partons fonder le mouvement de libération des femmes.
Pierre Goldman, lui, décroche.
Il zappe Mai 68 pour rejoindre les guérillas de Che Guevara – comme un autre intellectuel français, Régis Debray –, atterrit dans un camp d’entraînement au Venezuela. Ils diront que Mai 68 « a manqué de couilles » (de flingues…). Mais la révolution en Amérique latine va se casser la gueule.
Quand Pierre Goldman rentre en France en 1969 il déprime, paumé, vire de guérillero avec cause à gangster désargenté. Il braque des pharmacies, comme il le dira à son procès. Pas très glorieux. Mais le 19 décembre 1969 un hold-up dans une pharmacie du boulevard Richard Lenoir à Paris finit dans le sang, les deux pharmaciennes sont tuées, un policier en civil blessé.
Un indicateur de la police dénonce plus tard Pierre Goldman comme l’un des braqueurs du boulevard Richard-Lenoir. Arrêté, il est condamné en 1974 par la cour d’assises de Paris à la réclusion à perpétuité. Il reconnait des attaques de pharmacie mais jamais la dernière et la tuerie : « Je suis innocent parce que je suis innocent. »
En prison il écrit un magnifique livre autobiographique qui en fera un écrivain célèbre : Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France. Il répète qu’il est innocent. C’est une nouvelle affaire Dreyfus : un grand mouvement d’intellectuels et d’artistes, de la gauche et plus large, se mobilise pour le sauver, ses avocats réussissent à faire casser le premier procès.
En 1976, au deuxième procès, devant la cour d’assises d’Amiens – c’est le sujet du film de Cédric Kahn – Pierre Goldman est acquitté pour les meurtres des deux pharmaciennes, il sort de prison et se met à écrire dans les Temps Modernes de Sartre et Beauvoir, et dans mon journal, Libération, qui a fait campagne pour l’innocenter.
C’est là où je le retrouve et deviens amie avec le juif révolutionnaire des années 60, soldat perdu de la révolution, aimé par la gauche convaincue d’avoir sauvé un innocent. Il a montré dans ses Souvenirs obscurs qu’il est un véritable écrivain, il peut se faire une place d’intellectuel reconnu. Comme tous les autres je ne pose plus de questions à celui qui a été enfin innocenté par la justice française.
A Libération il joue un rôle utile d’agitateur d’idées. Scandalisé par des articles trop complaisants envers ce qu’on appelle alors la Nouvelle Droite, il claque la porte de Libération et m’engueule : « Comment peux-tu continuer d’écrire dans ce journal antisémite ? » me dit-il.
Je réponds que l’antisémitisme rode, bien sûr, mais que la France n’est pas un pays antisémite. Ni Libération un journal antisémite.
Même réhabilité Pierre Goldman continue de fréquenter voyous et trafiquants qu’il a connus en prison. Le 20 septembre 1979 il est abattu, criblé de balles par un commando devant chez lui. Un mystérieux groupe « Honneur de la police » revendique son assassinat mais il pourrait aussi s’agir d’un règlement de comptes de grand banditisme, ou d’embrouilles avec les mouvements basques de lutte armée.
En tout cas il a droit à des funérailles grandioses, Sartre et Beauvoir, Yves Montand et Signoret, avec une foule immense qui était venue seulement avec son émotion, suivant le cercueil vers le Père Lachaise, pleurant en silence.
« Pierre Goldman n’était le héros d’aucune cause mais l’amoureux de plusieurs d’entre elles » écrivais-je ce jour là dans Libération qui m’avait chargée de faire le reportage sur l’enterrement de Pierre, un ami. J’étais moi-même étonnée de cet hommage national – un innocent ou un coupable ? – mais ce n’était plus une question.
Le personnage, malgré ses côtés justement très obscurs et ses dérives dangereuses, était resté, pour cette génération, un révolté idéaliste qui n’avait pas compris que la guerre était finie. Et que Hitler l’avait perdue.
Superbe !