L’image est celle d’un Junji Itō qui aurait avalé Franju et les yeux sans visages d’Édith Scob. C’est Levinas au pays recousu de Cronenberg. Un conte cruel égaré au jardin du supplice. Qu’aurait recherché Georges Bataille sur Google ? Acide, de Victor Dumiot, c’est ça. Et d’autres choses. 

Pas de doute, Victor Dumiot aime le cinéma de Gaspar Noé (j’avais raison de faire ce pari, vous verrez). Il doit estimer les films dont l’argument tient en une phrase, souvent les plus vertigineux, « plus compliqué qu’ça ». Ce type a le goût de l’efficacité, et de la dérive en eaux profondes. Livre-uppercutAcide vous brûle les yeux. C’est un roman du choc, certes. De ses ondes aussi. Et quand les ondes se mêlent, se croisent, qu’advient-il ?

Camille, dévisagée par l’acide, hante les nuits d’un sex addict solitaire, Julien, qui visionne en boucle une vidéo de l’agression. Voilà. Pas moins, mais beaucoup plus. Lisez-le, ce roman écrit au fer rouge ! La densité d’un jeune écrivain qui vient de naître – récompensé par le Prix Maison Rouge – se loge ici, entre ces deux destins de grands brûlés.

Acide est un roman des souffrances de la mort qui infusent dans la vie ; de la paralysie du devenir-sujet et de la parole qui met en cage ; des histoires qu’on se raconte à soi-même. La dépossession de soi de Camille se cogne à l’excès de jouissance de Julien. L’une voit son identité se dissoudre dans une solution acide, l’autre s’est reclus sur ses fantasmes. Disons qu’elle se suture et qu’il se sature. L’écriture est disproportionnelle. La chaire sauce Dumiot – j’imagine sa devise : « En corps la Littérature ! » – brûle, purule, saigne, dégouline, suinte, suppure, pourrit, faisande, et fait bander. Plus la peau de Camille craque plus Julien trique.

Entre chaque ligne, vous trouverez une cicatrice, et des mues. Victor Dumiot, écrivain des stries, signe avec Acide une infernale cartographie de la peau.

La peau, l’acide, le sexe et ses obsessions, sont des points de départs. L’acuité radicale du regard et de la voix de Dumiot est sidérante. Il perce à jour l’époque et ses clairs-obscurs dans le récit d’une vie malgré, dans cette biographie sans visage, sorte d’autopsie d’un trou, d’un néant. Ainsi le livre creuse-t-il l’incertitude de l’identité et de ses transitions. Acide, roman de la déconstruction ? C’est ce que j’ai voulu savoir. Et puis, j’avais envie de prendre des nouvelles de Camille et Julien. Rendez-vous a été pris…

La dictature de la beauté et la lutte pour sauver sa peau 

FÉLIX LE ROY : Acide, votre premier roman, s’ouvre sur deux citations. L’une de Curzio Malaparte dans La Peau(« C’est une chose humiliante, horrible, c’est une nécessité honteuse de lutter pour vivre, pour sauver sa peau. »), l’autre d’Elfriede Jelinek dans Lust (« D’une manière générale, la vie est ouverte à tous »). Quel lien ces deux exergues entretiennent avec le livre ?

VICTOR DUMIOT : La Peau est un texte que j’aime notamment pour cette scène incroyable où un soldat américain, éventré, au pied d’un arbre, est en train de mourir. Leur chef ne veut pas l’accepter et raconte n’importe quoi : « Tu vas t’en sortir, mon vieux ! ». Le narrateur, un soldat italien un peu louche, Malaparte lui-même, fait des grimaces au mourant, il ne lui ment pas, mais l’accompagne au-travers de la farce. Tous les soldats se mettent alors à danser, à exécuter des gestes absurdes, grotesques, sous les yeux du blessé qui finit par oublier sa blessure, et meurt, clope en bouche. Bref, un chef-d’œuvre. Dans cette phrase, que j’ai utilisée, il est question de lutter pour sa peau, de sauver sa peau. C’est en totale adéquation avec mon livre, qui pose la question suivante : qu’est-ce que ça fait de se voir privé d’une partie de chair extrêmement importante, la plus importante sans doute parce que c’est la plus exposée, la plus collective, celle du visage ? Dans Acide, il est question de la reconstruction par l’acharnement médical. Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour reconstruire un visage ? Pour défendre un bout de soi… La défiguration est une peur assez commune. On pourrait être blessé n’importe où, mais pas au niveau du visage ! J’y pense souvent, pourtant je ne me sens pas vraiment beau, la beauté de mon visage n’est pas l’attribut physique auquel je tiens le plus, néanmoins, c’est celui que je protège, que je surprotège. Prenez tout, mais pas mon visage ! (rires) On pourrait sacrifier ses jambes, ses mains, pourquoi pas son sexe, mais on ne sacrifierait jamais son visage. Le visage permet de s’intégrer dans une société, et c’est ce qui, si l’on en est privé, vous désintègre de cette même société. 

Et puis il y a la citation d’Elfriede Jelinek, qui est plus personnelle. Premièrement, je suis un grand lecteur de Jelinek, autrice dont on parle assez peu malgré son Prix Nobel. Elle m’a énormément inspiré, car elle a fait le choix permanent d’une poésie de l’horreur, d’une poésie de la violence, d’une tentative de dissection, d’autopsie, de ce que peuvent être les violences dans une société, en l’occurrence les violences plutôt bourgeoises. Vous ne connaissez pas Jelinek ? Lisez Les Exclus, lisez Lust, lisez, bien sûr, La Pianiste

Ce que je trouve intéressant dans le parallèle entre ces deux citations, c’est qu’elles s’opposent. Les mots de Jelinek sont dans une affirmation un peu naïve, contrebalancée par Malaparte. La citation de Jelinek prétend qu’on a tous une place dans la société, ce qu’elle ne pense évidemment pas, c’est le genre de phrase qu’on se répète quand on a la beauté naïve, quand tout va bien. 
La vérité, la seule vérité, c’est que nous luttons tous pour sauver notre peau.

FLR : Lorsque vous présentez l’un des deux principaux personnages de votre livre, Camille, vous insistez sur son goût pour le maquillage. C’est une manière contemporaine de sauver sa peau ? Se maquiller permet-il d’habiter sa propre place en société ? 

VD : Camille est un personnage tout à fait contemporain. Jeune femme très belle, elle reste néanmoins complexée. Elle appartient à la génération Lady Gaga, où le maquillage peut devenir une forme de déguisement, d’amplification de sa propre beauté. Le maquillage sert à cacher de nombreux complexes – boutons, les rides, les tâches, les points noirs –, mais c’est aussi un instrument de jeu, d’émancipation d’une beauté toujours imparfaite, toujours décevante.
Camille, elle, se modifie, à la manière d’un filtre sur Snapchat ou Instagram. 
Ce que j’ai voulu penser c’est la place du visage dans une société intégralement animée par un rapport obsessionnel à soi, à sa représentation. Moins l’être-au-monde, que le mode d’apparaître-au-monde. 

FLR : Vous écrivez dans le livre : « Peu importe, à vrai dire, que la beauté du cœur soit toujours supérieure, qualitativement supérieure. » La « beauté du cœur » a-t-elle forcément besoin d’une enveloppe physique séduisante pour s’incarner ?

VD : Il y a un principe de consommation. On le voit par le biais d’applications de rencontres telles que Tinder ou Bumble. Elles sont fondées sur l’attirance physique : le premier rapport à l’autre est primaire, superficiel, c’est la photographie. 

La « beauté du cœur », ou beauté intérieure, est une notion très galvaudée. Dans le passage que vous citez, j’analyse un extrait de Notre Dame de Victor Hugo. Quasimodo tombe en larmes devant Esméralda qui va elle-même tomber dans les bras de Phébus. En effet Quasimodo est amoureux d’Esméralda. Il se rend compte à ce moment-là que la beauté qui est la sienne, une beauté toute intérieure, ne pourra jamais supplanter sa laideur. J’ai fait cette expérience, personnellement. Enfant et adolescent très complexé, j’avais le sentiment de pouvoir apporter aux autres beaucoup plus que ma présence simplement physique. Je me sentais riche intérieurement, mais incapable de déployer, d’extérioriser cela. J’ai toujours constaté cet obstacle premier qui est celui du visage, et de sa beauté. C’est un sentiment très difficile à supporter que la honte de soi, on sous-estime la puissance destructrice, annihilante, du complexe, peu importe sa nature. 

FLR : Votre roman est un roman du deuil. L’anéantissement du visage c’est le passage de la mort dans la vie, d’une vie non pas avec mais d’une vie malgré.

VD : Camille, défigurée à l’acide, après avoir été biologiquement sauvée par le corps médical, prend conscience qu’elle va devoir vivre comme une morte. Sans visage, on est anéanti en soi, et vis-à-vis des autres. 
Il arrive à Camille de rêver de sa vie d’avant l’agression, de repenser à ce qu’était cette vie-là. Et si elle se sent libérée de certaines mondanités écrasantes, de la lourdeur de la séduction des hommes libidineux, elle est évidemment prête à tout pour récupérer sa peau. 

Camille a un rapport très complexe avec celle qu’elle était avant, allant jusqu’à considérer qu’elle est une autre. Elle a du mal à habiter ses souvenirs, ce corps qui a est le sien, ce sexe qui ne servira plus, cette poitrine qu’on n’embrassera jamais plus. Camille vit en marge d’elle-même. Son identification, sa nouvelle ontologie, c’est désormais celle du « monstre », parce que c’est ainsi que notre société traite ceux qu’elle refuse d’incorporer. Les dissemblables, les exclus pour reprendre le mot de Jelinek. 

Une fable lévinassienne 

FLR : Il y a quelque chose de lévinassien dans Acide. Vous montrez littérairement à quel point le visage a charge d’âme, à quel point il est porteur d’humanité. La défiguration de Camille est une manière de la désidentifier.

VD : Acide est, en effet, une fable lévinassienne. Cette réflexion sur le visage est nourrie par la philosophie de Levinas, que j’ai lu, étudié. Levinas fait du visage, qui n’est évidemment pas le visage tel qu’on l’entend dans son acception commune, mais un visage conceptuel, ce qui permet chez autrui de se construire en tant que sujet. Je dis ce qui « permet », mais en réalité, il n’est pas question de permission : le visage de l’autre me force à devenir un sujet humain à part entière, n’est sujet que celui qui a fait l’expérience d’autrui, qui se soumet au caractère insaisissable, illisible, du visage d’autrui, comme si c’était un masque mouvant, une identité mystérieuse. Le visage échappe à toute tentative de rigidification, il est perpétuellement évanescent. Il n’est jamais que ce qu’il est dans l’instant. À l’inverse, le visage monstrueux est figé dans un cri d’horreur. Que peut donc ressentir un individu face à cette vision ? Il y a dans la défiguration du visage, la volonté de détruire de l’extérieur l’individu en le privant de cette capacité d’échapper à ce que Levinas nomme l’effigie. Faire de l’autre une effigie, tentation très commune, qui heureusement ne passe pas (toujours) par la violence, chez les amants. 

FLR : Vous explorez dans cette histoire, par la négative, le fantasme esthétique du visage inchangé, de la permanence de la peau qui persévère dans sa beauté. Camille voit son visage figé, inattaquable par les aléas du temps qui passe… mais statufié dans l’horreur.

VD : J’ai voulu qu’Acide soit une réflexion assez large sur le rapport que l’on cultive avec soi. Acide peut effectivement être lu comme une réflexion sur le vieillissement. Une des grandes peurs actuelles, alors que la beauté physique est sacralisée, c’est de vieillir. Cette peur de la dégradation temporelle de la beauté peut engendrer des phénomènes extrêmes, je pense à l’hypermodification du visage (botox, implants, chirurgie) qui veut arracher le physique au temps. 

FLR : Camille est contrainte de se trouver une nouvelle identité. Le roman est l’histoire de ce passage. Diriez-vous qu’Acide est un roman de la transformation, de la mutation, de la trans-identité ?

VD : Je voulais interroger la perte d’identité. Une fois que l’on a perdu son visage, que reste-t-il de sa propre identité ? On en revient à Lévinas. Un fond mémoriel demeure, certes, mais quand on a subi une agression, on est transformé. L’agresseur de Camille, il en a évidemment conscience, touche à l’identité de sa victime. Ce qu’il veut, c’est l’après, l’acide n’est que le moyen d’accomplir son « œuvre ». Il désire observer Camille monstrueuse, souffrir de sa monstruosité, il veut mesurer l’ampleur de son « pouvoir », en la forçant à devenir une autre. Et c’est d’une violence extrême. Je crois que le crime le plus atroce, c’est de forcer quelqu’un à devenir un autre. 

Que signifie être une victime ?

FLR : Si Camille a un visage monstrueux, elle est victime de cette défiguration. Qu’est-ce que cela signifie d’être une victime ? 

VD : Une spirale infernale se met en place. C’est le point de départ de ce roman. Je voulais penser la condition fondamentale, ontologique, métaphysique, existentielle, d’une victime. On la jauge, la scrute, la pense, on interagit avec elle, toujours à l’aune de sa victimité. On relie, on retranscrit, on recode la vie d’une victime au regard de ce qu’elle a pu subir. Et c’est terrible ! La condition de victime est une condition dont on ne sort pas. Le drame supplémentaire de Camille c’est qu’elle ne peut cacher sa blessure, ses cicatrices. 

FLR : Camille exprime une volonté dans le roman, celle de ne pas être une porte-voix pour d’autres victimes d’agressions.

VD : Camille n’a pas envie qu’on exploite sa douleur, qu’on fasse d’elle la représentante de quoique ce soit. Non pas qu’elle se dépolitise, au contraire, elle fait de son agression le sujet central d’une sorte d’histoire de l’humanité, des violences de l’humanité, elle se politise intimement. Mais non publiquement. 

Une victime c’est quelqu’un qui a subi un rapport de force. Et si son témoignage peut participer d’une déconstruction de la domination dont elle a été l’objet, elle reste néanmoins jaugée à l’aune de ce qu’on lui a infligé. L’enjeu avec le personnage de Camille était le suivant : je ne voulais pas que le lecteur ait pitié d’elle. Elle a subi une atrocité, mais on peut la trouver antipathique. Elle est exactement comme vous, comme moi, pleine des défauts de notre époque, de notre génération. Pour rendre à Camille son humanité, l’extraire de sa condition de victime, il fallait en passer par là, par cette ambiguïté de l’âme humaine. 

FLR : « Elle se débrouille »

VD : Oui, elle se débrouille. Camille reste exactement elle-même tout en devenant une autre. 

FLR : À qui appartient la douleur de Camille ? Vous en sentez-vous le propriétaire ?

VD : Le roman commence par la scène de l’agression à l’acide dans le métro parisien, et s’étale sur de nombreuses pages. J’ai voulu que l’écriture soit viscérale. On doit ressentir ce que Camille ressent. Quand l’acide perfore le visage c’est une destruction totale, un désastre extérieur et intérieur. Mais je n’ai rien lu sur le sujet pour écrire. Je n’ai fait aucune recherche pour me renseigner sur les effets d’une telle agression sur le corps. Je l’ai transcrit en partant de ma propre douleur, de toutes les douleurs, plus ou moins grandes, que j’ai pu connaître. Je voulais que le lecteur se retrouve à la place de Camille, qu’il soit lui aussi sur le quai du métro, station Jussieu, qu’il sente son visage se dissoudre, fondre jusqu’à couler sur le sol. Alors oui, en un sens, la douleur de Camille m’appartient. 
Et puis, on passe rapidement de cette douleur, à la souffrance. La souffrance et la douleur sont deux choses extrêmement différentes. Certains cherchent la douleur, ils mettent au point des dispositifs, notamment sexuels, pour se faire du mal. Mais personne ne cherche à souffrir, parce que dans la souffrance on perd absolument le contrôle, on n’est plus libre de rien. 

Solitude et violence à l’ère numérique 

FLR : Camille, la protagoniste, et Julien, l’autre personnage important du livre, ne peuvent (ou ne veulent) pas sortir se confronter au monde.

VD : Camille est contrainte à la réclusion à perpétuité en elle-même. Elle ne considère plus son corps comme étant le sien, pour s’envisager plutôt comme un esprit détaché de sa corporalité. Elle se désincarne en trouvant refuge dans les profondeurs de son être, un asile mental. 

Julien quant à lui subit la réclusion addictive d’une société numérisée qui conduit subrepticement à l’enfermement des individus, à leur solitude collective. C’est un phénomène intéressant engendré par l’ère numérique : les êtres deviennent des singularités solitaires, mais en groupe, sur internet. Je pense aux masculinistes qui, individuellement, mais ensemble, se sont acharnés sur des femmes via les réseaux sociaux. Les trolls, qui sont en réalité des meutes. 

FLR : Êtes-vous inquiet face à cette évolution de l’ère numérique ?

VD : Je suis le fruit de mon époque. Il est question, dans Acide, du Darknet, de la pornographie. J’ai consommé, moi aussi, de la pornographie. J’ai fait l’expérience d’une surenchère de la violence sur internet… J’ai l’impression d’être devant un juge, vous avez vu avec quelle solennité je me confie à vous ? (Rires) J’ai toujours perçu avec une certaine inquiétude critique ma condition de spectateur de l’ère numérique, de consommateur d’images pornographiques, et même d’être sexuel. 

Je m’intéresse au fond à la question du mal, à notre rapport complexe à la violence. Il s’agit pour moi de comprendre la question que pose George Bataille : comment l’homme a pu trouver une transcendance humaine au sein d’une immanence animale ? Quels sont les restes, les traces, de cette animalité faite de violence et de fracas, dans notre société qui refuse cette part animale, qui la compresse, tout en la laissant se déchaîner virtuellement ? 

Crime passionnel ?

FLR : Il y a un décalage dans la perception de la violence subie par Camille. La police, l’institution judiciaire, l’administration bureaucratique veulent la faire entrer dans un cadre psychologique. La narratrice a ces mots : « Pour les flics, mon agression était nécessairement sexuelle. Ou romantique. Ça devait être un crime de passion – ce qui ne le justifiait pas, mais permettait, selon eux, de le comprendre. » Cette notion de crime passionnel, en tant que circonstance atténuante, pose de vrais problèmes aujourd’hui.

VD : La notion de crime passionnel est très masculine et patriarcale. On sort un peu, aujourd’hui, de cette notion, heureusement… Mais pas complètement. L’homme moderne se perçoit comme civilisé, fruit d’un progrès moral et comportemental. C’est un défi intellectuel que de penser sa propre animalité, violente. Le crime passionnel donne un cadre au désir de destruction, d’anéantissement. La pensée occidentale moderne explique le crime, la violence, par des garde-fous, par l’idée de folie ou de la passion. Le fou, analysé à l’aune de critères psychologiques, biologiques, physiologiques, est solitaire. Le débordement passionnel serait une maladie de l’amour. Mais l’amour, qui est certes complexe, n’est jamais la volonté de posséder ou de détruire, ce n’est pas une question d’amour. On retrouve par exemple ces schèmes dans l’état actuel de la bureaucratie : si la question des violences conjugales, celle des féminicides, ont longtemps été si peu considérées, c’est qu’elles faisaient prétendument partie de la « complexité » d’une relation. Ainsi, on se disculpe en tant que société. 

La pornographie 2.0 

FLR : Julien est addict aux vidéos pornographiques, il mène une vie très passive.

VD : Cela est dû au pouvoir de capture de l’image, en particulier de l’image pornographique. Le désir est d’abord captivé, avant d’être capturé. Le porno peut créer un totalitarisme du désir en l’unifiant, en faisant de l’internaute un vulgaire consommateur. Julien a plongé là-dedans par facilité. Il s’est libéré de ses complexes au travers du numérique, qu’il a fini par considérer comme unique source de jouissance. Dans son cas, l’érotisme n’existe plus. Le porno a réduit son champ de vision, son champ d’attention, mais aussi sa temporalité. C’est une expérience de l’unité de l’objet dans le domaine du désir.

FLR : L’image pornographique n’est plus le support virtuel, artificiel, d’un désir réel, elle devient le désir lui-même.

VD : La jouissance solitaire médiatisée par le numérique peut apporter un plus grand plaisir qu’une relation charnelle. C’est l’expérience que fait Julien. Le prix à payer de sa satisfaction sexuelle est le remplacement du réel par une image plaquée sur un écran. L’Intelligence Artificielle pourra bientôt nous procurer des désirs nouveaux, autosuffisants. On pourra, comme c’est le cas au Japon, échapper à la rencontre des corps. Les principes de sexualité, d’érotisme, et même de reproduction, sont en train de périr. L’IA sera capable de fournir des vidéos sur mesure. La sexualité sera autoproduite, autoconsommée. Dans cette perspective on s’achemine vers une société de l’insémination, si le l’expérience du désir ne passe plus par le rapport à autrui. Il y a là une forme de désincarnation de l’homme, permise par sa technicisation.

FLR : Julien personnifie un problème de notre société : c’est un homme qui consomme des images violentes sur Internet, mais qui ne passe jamais à l’acte. Elles ne font pas de lui un agresseur. Pourtant, la cybercriminalité existe.

VD : Cette question est un défi pour notre époque. Comment canaliser la part violente intrinsèque à chacun ? La pornographie a-t-elle une dimension cathartique ? La consommation d’images violentes, de viols (n’oublions pas que des actrices X sont violées sur des tournages), d’images pédopornographiques, est un crime. Le consommateur, voyeur anonyme, monstre du quotidien, se rend complice. Il faut penser ce mal ordinaire. Le cybercriminel est une figure nocive contemporaine, un produit de notre monde. Je suis fasciné par ce monstre anonyme, l’internaute, capable du plus grand mal, du plus grand désastre, une fois l’ordinateur branché. 

FLR : Vous vous souvenez probablement de ce fait divers, à Montréal. Un jeune homme, Luka Rocco Magnotta, poste sur internet des vidéos où il torture des chats, puis une vidéo où il va dépecer Jun Li, un étudiant. Beaucoup de gens ont vu cette vidéo, pensant qu’il s’agissait d’une mise en scène, d’un fake, et non d’un authentique snuff movie. Cette histoire interroge le rapport qu’entretient l’internaute avec le réel. Dénier cette réalité est aussi une manière de se déresponsabiliser, de se mettre à distance de cette violence extrême.

VD : J’ai vu cette vidéo quand j’étais ado. C’est très intéressant car cette réaction questionne effectivement notre rapport à la réalité, à la vérité. Aujourd’hui, grâce au deepfake on peut incorporer le visage de n’importe quelle actrice hollywoodienne, par exemple, à un film X. On en vient à douter de tout, donc à déresponsabiliser son rapport à la consommation d’images violentes sur internet. Nous vivons dans un temps très contradictoire : toute image sème le doute, et en même temps nous sommes de plus en plus amenés à considérer qu’une image est la réalité. Une multiplication d’images qui conduit vers un même constat est une preuve. Or, ça n’est pas le cas. C’est une erreur de croire cela. Le numérique, qui a permis la mise en lien directe des populations, va finir par se contredire lui-même en imposant le doute de la réalité qu’il transmet, et ainsi différer la circulation de ses contenus. Tout du moins je l’espère, sinon… 

FLR : Julien est un personnage qui, malgré tout cela, traque « l’humanité », « l’éclosion de réel », dans la pornographie. Pouvez-vous m’expliquer cela ?

VD : La pornographie fonctionne par stimuli, comme une drogue. Julien veut systématiquement reproduire la même intensité de plaisir sexuel, intensité qui se retrouve dans une surenchère de la violence des images qu’il consomme. Puisqu’il perd pied, s’éloigne du réel, il va traquer cette réalité dans le monde qui l’a capturé. La vérité c’est celle d’une mouche qui se pose sur le corps d’un acteur ou d’une actrice porno. La conséquence de cette recherche sera la quête du moment où ça se passe mal, d’une émotion qui ne peut plus être simulée. Et d’une certaine manière, c’est un moyen pour lui de se libérer de son enfermement dans le cyber. Il ne faut pas oublier que Julien est un masochiste qui craint la douleur. C’est la figure même du geek, du courageux lâche. Son rapport à l’image est indépassable, il ne peut s’en émanciper. La recherche du réel s’intègre donc à son infirmité.

Une histoire, aussi, de l’œil

FLR : Le fonctionnement narratif du livre place le lecteur dans une position de voyeur. Le lecteur est-il toujours un voyeur ?

VD : Mais c’est le cœur de mon roman : une histoire de l’œil. Œil de Camille sur son propre désastre. Œil de Julien sur l’agression de Camille. Œil du lecteur qui contemple Camille défigurée, et Julien dont le désir est dévorateur. 

L’homme veut voir ce qu’il ne veut pas voir. Il aime se faire peur. C’était plus intéressant pour moi de mettre le lecteur dans cette position inconfortable pour le pousser à s’interroger sur les raisons de la poursuite de sa lecture. Pourquoi avance-t-il dans le livre ? Il devient voyeur volontaire de la violence que je convoque. Je tire cette volonté littéraire d’un cinéaste pour qui j’ai la plus grande admiration : Gaspar Noé. Il est le plus grand cinéaste du voyeurisme. Voyez Irréversible. Il y a cette terrible scène où le personnage incarné par Monica Bellucci se fait violer dans un passage souterrain. Que fait la caméra ? Le cadre est fixe, c’est un plan séquence. Au bout de longues minutes, l’agresseur balance le corps de l’actrice, l’action sort alors du cadre, le viol se poursuit hors champ. Le spectateur, autant qu’il peut, reprend son souffle. Il se dit « Ouf ! C’est fini. » Mais non. Gaspar Noé opère un déplacement grossier de sa caméra et replace le viol dans le cadre. De cette manière il dit au spectateur : « Vous êtes venu voir ça, peut-être même que cela vous a attiré, vous n’y échapperez pas. » Il faut s’interroger sur les raisons de notre captivité volontaire face à ce genre d’images. Le mal radical qui sommeille en l’homme, sa part animale et monstrueuse, ne s’exprimant pas, il le consomme avec un film, un livre. Il faut être parfaitement inconscient pour considérer que l’homme est à ce point discipliné et civilisé qu’il est parvenu à devenir un pur esprit sain. C’est l’horizon cartésien, kantien. Mais Kant nous avait prévenus : c’est un idéal. Pour que l’homme devienne un saint, soit un être moral au sens kantien, c’est une conversion dont il a besoin. Et cette conversion n’aura pas lieu. 

FLR : Est-ce qu’il faut du courage pour dire cela ?

VD : La littérature ne vaut que si celui qui écrit se met en jeu. Il faut réhabiliter le risque que l’écrivain prend par rapport à son objet. Si l’écrivain n’inquiète pas, ne dérange pas, s’il n’est pas lui-même l’objet de réflexions, alors c’est raté. Il faut être paresseux et bourgeois pour se contenter d’esquisser le réel dans une caresse. Oui, il faut prendre des risques. Il y en a qui sont capables de se mettre en jeu. Yann Moix, par exemple. J’ai un immense respect pour Yann Moix. Il incarne la part maudite de l’écrivain, le mauvais garçon, le pirate, l’enfant terrible et génial. Il y en a d’autres, je pense à Lolita Pille avec son roman L’Adolescente, ou encore Virginie Despentes. On parlait de Gaspar Noé, c’est la même chose. Et puis il y a Claire Denis, Lars Von Trier. Tous fabriquent des œuvres dont on ne peut se faire une idée a priori, des œuvres qui nous laissent plus de questions qu’elles nous apportent de réponses. Être des intranquillisateurs de la conscience humaine, voilà le seul talent qui compte. 

Un commentaire

  1. Moi, j’ai l’impression que M. Dumiot est un sadique. Un sadique voyeuriste, peut-être (mais les voyeurs sont toujours des sadiques – ils tuent par le regard, selon Sigmund Freud). L’auteur se défend tout le temps sans le remarquer … Pour moi il est destructif et il me donne froid dans le dos.
    Amicalement de la Suède –
    Maja