Youssef Ishaghpour et le cinéma
Youssef Ishaghpour (1940-2021) est un philosophe, un historien du cinéma, de l’art, de l’image, héritier de Walter Benjamin, de l’école de Francfort mais aussi de la grande philosophie allemande autant que de Descartes, Barthes, Hobbes, Sartre, Malraux.
Né à Téhéran en 1940, dans une famille juive, il arriva en France faire ses études de cinéma en 1958. La France et Paris devinrent son pays, sa ville. Il entreprit d’abord des études de cinéma à l’IDHEC (aujourd’hui FEMIS), car il voulait devenir cinéaste. Mais il y avait un numérus clausus à l’égard des étrangers à cette époque. Juliette Grange, philosophe et amie proche d’Ishaghpour, rappelle dans sa préface à Jean-Luc Godard, une encyclopédie[1], son second livre posthume, après son admirable Kiefer[2], sorti trois semaines après sa disparition, qu’« il dut s’engager à ne pas travailler en France dans le cinéma pendant un certain nombre d’années. » Au début de l’ère Malraux, une telle loi non-écrite fut très préjudiciable à Ishaghpour et à tant d’autres cinéastes en herbe, arrivés en France.
Après être rentré quelques temps en Iran, Ishaghpour retourna à Paris, devenue sa ville d’élection. Paris plutôt que Londres, Rome, Munich ou Berlin ouest. Il devint français de langue et d’âme et quasiment de culture. Ce faisant, il enseigna, écrivit, rencontrant de nombreux cinéastes et lisant tout sur l’art, la philosophie, la littérature, la poésie. Son Encyclopédie Godard témoigne non seulement de sa langue française expressive, profonde, mais de sa culture, nous l’avons dit. Juliette Grange nous apprend que Citizen Kane d’Orson Welles « fut un déclencheur » dans la vie et la vocation de Ishaghpour. Souvenons-nous que l’Académie française lui décerna plusieurs prix.
Ce volume sur Godard est une analyse film après film par ordre chronologique depuis À bout de souffle (1960) jusqu’à Adieu au langage (2014). Chacun est d’abord décrit par une fiche descriptive puis analysé. On a l’impression que Youssef Ishaghpour nous invite à une sorte d’histoire du cinéma à partir de Godard. Chaque film est donc analysé dans une totalité filmographique, non totalisante car il manque notamment Histoire du cinéma (1988-1998). Au même moment Antoine de Baecque publie aussi un Godard (Grasset) qui tient des mémoires ou de l’essai fasciné et critique sur un cinéaste inclassable.
Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967)
Ouvrons par exemple les pages sur Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967), d’après la nouvelle de Maupassant Le Signe, il y est question de velléité de la fiction, de la mise en question ou en cause du réel. Il y a la question du petit garçon à sa maman (Marina Vlady) et la réponse de celle-ci : « – Qu’est-ce que le langage ? – Le langage est la maison où l’homme habite. », et Ishaghpour de rebondir sur Brecht et, bien sûr, Heidegger avec la « maison de l’Être ». Godard, dans ce film sur une jeune mère de famille de la banlieue parisienne qui s’adonne de temps à autre à la prostitution, critique la société de consommation, ce que l’on appelle le consumérisme sous toutes ses formes, produit né aux Etats-Unis et qui a conquis le monde. Mais le Pop’Art, Warhol, sans oublier Gerhard Richter et Beethoven construisent et déconstruisent le monde de l’image, des choses, leur marchandisation, qui est leur négation comme la pornographie et la prostitution sont les exactes négations de l’amour.
Masculin Féminin (1966) est également inspiré librement du Signe et de La Femme de Paul, toujours de Maupassant. Sur arrière-fond de guerre du Vietnam. C’est l’histoire de Paul et Madeleine en même temps que la présence de Paris. Godard quitte ici volontairement le « studio », précise Ishagpour, qui est très sensible au rapport au temps, au présent et au passé, que développe Godard dans ce film « qui est le document de son propre tournage ». Edgar Morin salua le film comme « la première réussite de ce cinéma-essai qui depuis des années se cherche. »
Louis Malle
On eût aimé que Ishaghpour ait écrit sur Louis Malle comme il l’a fait sur Godard, en particulier sur son film le plus poignant, Au revoir les enfants, dédié à la haute figure d’un carme héroïque et martyr, le Père Jacques de Jésus, arrêté et déporté à Mauthausen-Güsen pour avoir vainement voulu protéger trois garçons juifs, également arrêtés le même matin tragique de janvier 1944 et assassinés à Auschwitz-Birkenau. Il y a dans ce film puissant de fraternité et de grandeur d’âme de ce saint, de ce Juste des nations, toute une dimension entre la mémoire de Louis Malle – qui fut pensionnaire au Petit-Collège d’Avon et compagnon de l’un des trois garçons – et un certain rapport au monde, au temps et aux personnages qui ne cesse de nous hanter. Louis Malle finit son film sur l’arrestation des trois garçons et le dernier mot du Père Jacques quittant à jamais son collège : « Au revoir les enfants ! »
Anselm Kiefer par Youssef Ishaghpour
L’auteur de cette encyclopédie Godard consacra, comme nous l’avons rappelé, un livre au peintre Anselm Kiefer. Ni biographie, ni album, ce livre n’a aucune image, Youssef Ishaghpour sous-titra son livre : « Kiefer. La Ruine, au commencement ». « Pour Kiefer, l’artiste est comme le prophète, ils se trouvent l’un et l’autre “à l’intersection de l’absolu et du factuel” » (p. 152).
Ce livre va si loin dans la quintessence de l’art de Kiefer, que l’on peut se dire, un peu trop facilement j’en conviens, qu’il y a tout dit, tout écrit et qu’il ne lui restait plus rien d’aussi important à nous laisser en postérité. Il faut lire le Kiefer d’Ishaghpour pour comprendre avec exigence quelque chose à ce formidable artiste allemand, franco-allemand, d’Europe et du monde, mais aussi pour approcher autrement la Ruine et le commencement.
On peut épiloguer à l’infini sur les deux derniers artistes, Godard, Kiefer, auxquels Ishaghpour consacra tant d’années, puisque l’on sait que sept années de travail lui furent nécessaires pour arriver au bout de son Kiefer et que Godard traversa sa vie.
L’encyclopédie Godard, un autoportrait d’Ishaghpour en cinéaste ?
Laissons un peu ces deux livres d’exception. Il y a dans tout artiste, tout auteur, sans doute en tout être humain, un manque inchoatif, originel, or ce manque transfigure Ishaghpour qui transfigure Godard et ses films pour en faire des paradigmes incontournables, que l’on aime ou non peu importe, mais comme autant de signes, autant d’œuvres devenues incontournables. « Le cinéma, c’est montrer l’incroyable », dit Godard, dans le documentaire de Cyril Leuthy, Godard, seul le cinéma (Arte, 5 juin 2023). Godard, qui rêvait de faire avec ses films un Goya, un Rembrandt, un Picasso, un Manet… et dialoguait sans fin avec ses peintres comme avec ses compositeurs.
L’absence de caméra au bout des mains de Ishaghpour, le fait qu’il ait été séparé de l’objet qui comptait tant pour lui, pourrait expliquer la vision intérieure qu’il avait du cinéaste. Godard se posa la question de savoir comment un cinéaste peut faire son autoportrait ? Cette encyclopédie Godard, ne serait-elle pas l’autoportrait d’Ishaghpour en cinéaste ?
Les notes d’Ishaghpour sur les musiques de Godard, depuis Bach, Mozart bien sûr, avec le film For ever Mozart, Beethoven, Bartok, Leonard Cohen et Léo Ferré, disent beaucoup aussi de l’amour que l’auteur portait à la musique.
Hélas pour moi (1993)
C’est sur un autre film que nous voudrions nous arrêter dans notre conclusion. Un film étrange, à la frontière d’un mysticisme revu et corrigé par Godard : Hélas pour moi (1993). Ishaghpour rappelle que le schème principiel est emprunté à la littérature hassidique, puissant mouvement mystique juif né au mitan du XVIIIe siècle sous la houlette du Baal Shem Tov, le Maître du Bon Nom (1700-1760). Gershom Scholem rapporta en même temps que Martin Buber, puis Elie Wiesel, cette légende déchirante que voici : « Lorsque le père du père de mon père avait une tâche difficile à accomplir, il se rendait à un certain endroit dans la forêt et se plongeait dans une prière silencieuse, et ce qu’il avait à accomplir se réalisait. » La fin tragique de l’histoire est que le fils ou le petit-fils du narrateur ne savait plus ni le lieu… ni même la prière propitiatoire à prononcer. Godard s’écarte tout d’abord de la légende juive pour emprunter à Plaute revu par Molière, Kleist et Giraudoux, la légende de Jupiter, amoureux d’Alcmène, qui prit les traits d’Amphitryon, son mari, en usurpant auprès d’elle les droits de l’époux, alors que dans l’histoire, celui-ci combat les ennemis de la patrie. On pourrait également évoquer l’histoire du roi David, tombant fou amoureux de Bethsabée, qui fait assassiner le malheureux mari Uzie, dans une bataille. L’analyse si subtile qu’en offre Ishaghpour montre en quoi Godard, à partir de ces trois sources, plus la source tirée de la tradition mystique du Hassidisme, en fait un film empreint d’épique, de mystique, de fantasme érotique, trempé dans la réalité de la vie. Godard, en substituant au Moi du titre, tantôt Rachel, la femme, tantôt Simon, son mari, tantôt le mystérieux amant qui serait peut-être Dieu, ne se voit-il pas lui-même en démiurge ? Mais on peut aller plus loin encore : le lecteur qui se voit dans la peau du Dieu qui veut se faire aimer de la femme sur laquelle il a jeté son dévolu (comme David sur Bethsabée) devient Moi… et donc Ishaghpour aussi.
Le grand talent du cinéaste mais aussi de son traducteur, de son commentateur génial, n’est-il pas de parvenir à ce que le spectateur s’imagine l’un ou l’autre des personnages de l’histoire éternelle ? Voici donc un film mystique, ou au contraire dirimant, destructeur, sur l’amour humain, où l’amant serait la personnification du divin, d’un Dieu Jupiter certes, mais pourquoi pas du Dieu qui envoya son ange à Marie pour féconder en elle l’embryon de Jésus. Jupiter donc se métamorphosant en Amphitryon, le mari d’Alcmène, nous nous en souvenons, pour s’unir à elle. Il y a le comique de situation, cher à Molière, auquel se substitue le tragique. Jupiter réclame à Alcmène « autre chose d’elle que ce qui est dû à un époux par devoir conjugal » (p. 223).
Godard montre bien le divin amant qui désire au-dessus de tout conquérir l’amour de son élue. « L’indistinction entre Dieu et l’homme aimé – le thème central de Hélas pour moi et de sa scène d’amour – est déjà le sens de cette histoire pour Kleist » (id.). Puis Rachel, dans un insupportable tourment, espère contre tout espoir que le divin amant soit son mari – voire, sans oser se l’avouer, un nouveau mari. Godard, par la psychologie d’Ishaghpour, nous fait comprendre que « L’amour comme l’amour impossible incluant le tout autre : c’est ce que – avant même sa rencontre avec “dieu” – Rachel voudrait crier au monde comme on crie une mission ou un crime, et ce qui après la rencontre devient un scandale pour le monde » (224).
Je vous salue Marie (1985)
Voilà où nous mène la vision cinématographique habitée d’Ishaghpour revisitant Godard, l’iconoclaste, en particulier dans Je vous salue Marie, où Myriam Roussel joue une Marie moderne, fille de garagiste. Marie est filmée nue lorsqu’elle reçoit l’épiphanie à travers l’ange Gabriel (Philippe Lacoste). Ce n’est pas le verbe qui devient chair, mais la chair sous la forme d’un corps de femme, censé incarner la Vierge Marie, qui devient parole et image, sans doute scandaleuse, même dans une religion qui ne prôna pas l’interdit de la représentation.
Godard, à la marge
Godard, très destructeur autant qu’autodestructeur, s’aimait à la marge du cinéma : « La marge, c’est ce qui fait tenir les pages ensemble », aimait-il dire. « Et voici la lumière… Voici la blessure universelle… Et voici la fiction… Et voici la lumière ! » (J.-L. Godard).
[1] Youssef Ishaghpour, Jean-Luc Godard, une encyclopédie, Éditions de l’Exil, mai 2023.
[2]Youssef Ishaghpour, Kiefer : la ruine, au commencement. Image, mythe et matière, Éditions du Canoë, 2021.