Ce mantra devenu proverbial dans les communautés juives d’Europe orientale au dix-neuvième siècle, sanctifiant la patrie des Lumières pour avoir accordé la première la citoyenneté de plein droit aux Juifs, a connu, et c’est peu dire, une fortune diverse, de l’Affaire Dreyfus et la Shoah jusqu’aujourd’hui encore. À deux siècles de distance, un roman familial, Deux étés 44, de François Heilbronn, vice-président du Mémorial de la Shoah, nous fait revivre la grandeur des aubes juives en France et les blessures indélébiles de notre Histoire au vingtième siècle.
Tout commence à la fin de l’Ancien régime.
1787, la Société royale des Sciences de Metz, où réside la plus forte et plus vieille communauté juive du royaume de France, met au concours le sujet suivant : « Est-il des moyens de rendre les Juifs plus utiles et plus heureux ? »
Un prêtre, l’abbé Grégoire l’emporte avec son Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs.
La même année, Mirabeau publie à Londres Sur Moses Mendelssohn, sur la réforme politique des Juifs.
Décembre 1789, le comte de Clermont-Tonnerre, député à l’Assemblée Constituante, déclare : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation, et accorder tout aux Juifs comme individus. »
Septembre 1791, l’Assemblée Constituante accorde la pleine citoyenneté aux Juifs de France.
Or cette émancipation finale qui couronne le Siècle des Lumières avait connu un épisode annonciateur. Digne d’une pièce de Molière !
Nous sommes à Metz, été 1744. Sa Majesté très chrétienne, le roi Louis XV qui s’apprête à guerroyer contre les Autrichiens en Alsace, est accueilli par la population en liesse. Force réjouissances lui sont offertes, défilés, parades, clergé chamarré, et même une cavalcade avec un char de triomphe de la communauté juive et toute une compagnie de syndics juifs en grand apparat, des chantres en costumes traditionnels entonnant des cantiques en hébreu.
Après un dîner pantagruélique où il a trop mangé et trop bu, le Roi rejoint ses deux maîtresses attitrées, pour une nuit de débauche. Au réveil, il est saisi d’atroces malaises. Ses Diaforus de médecins et de chirurgiens royaux, tous rivaux et en désaccord sur la nature de la maladie du Roi, s’emploient dans le plus grand désordre à le soigner à coup de clystères, de purges et de saignées à répétition, qui le rapprochent à chaque fois un peu plus de la mort. Alarmés de tant d’incompétence, le gouverneur de Metz et un médecin militaire ont l’idée de faire appel en consultation à un éminent médecin juif de la ville, qui a fait merveille, à grand renfort d’émétique, dans un cas de dysenterie semblable à celui qui, de toute évidence, affecte Louis XV. Depuis peu, un juif a droit de soigner des catholiques. Mais un juif soigner le Roi très chrétien, impossible ! Le scandale serait énorme, l’Église s’indignerait. Pensez, le peuple déicide !
Pour contourner l’obstacle, les deux comparses ont recours à un stratagème digne de Molière dans Le Médecin malgré lui. Ils font appel à un subordonné retiré loin dans ses terres, dont le médecin juif empruntera l’identité et les habits, et qu’on fera passer pour lui. La substitution marche à merveille, le médecin éponyme administre ses potions d’émétique, le Roi se rétablit, est bientôt sauvé. Au détour d’une prière en hébreu murmurée par le médecin à son chevet, le Roi comprend que son sauveur est juif.
Mixte de roman historique haut en couleurs à la Alexandre Dumas et d’histoire vraie à la Michelet, serait-elle enrichie par François Heilbronn, cette séquence médicale entre un Roi très chrétien et un éminent représentant du judaïsme français dont les racines en France remontent à la période romaine, met en scène avec une grande sureté de détails historiques cette Première symbolique, riche de promesse, à l’aube des Lumières.
Sollicité par le Roi, le médecin, en guise de remerciements, lui demande que les Juifs de France, présents depuis la Gaule romaine, deviennent des Français à part entière, que soient levés tous les interdits de résidence et de profession qui les frappent.
La réponse royale est sans appel. L’auteur met dans la bouche du Roi les paroles apocryphes suivantes : « Oulman, je sais votre grandeur passée. Mais aujourd’hui vous n’êtes qu’un peuple méprisable d’usuriers et d’habiles commerçants. La misère et le juste opprobre où vit votre peuple ne sont que le résultat de sa perfidie et de son refus de reconnaître la Sainte Parole. »
Bref, il est trop tôt dans le siècle des Lumières naissantes, le Roi rejette la requête. Il faudra attendre près de cinquante ans et la Révolution française pour que les Juifs de France deviennent des citoyens français. L’épisode de Metz n’en demeure pas moins un commencement.
Au fil du livre, on découvrira que ce médecin juif, à qui François Heilbronn restitue pleinement son rôle et donne à voir sa haute figure, est son lointain ancêtre. Bon sang ne saurait mentir. Le devoir de mémoire, ici, n’est pas un vain mot.
Été 1944. Nous sommes exactement deux siècles plus tard. Tous les descendants du médecin juif de Metz sauveur de roi, s’étaient, génération après génération, promis de commémorer ce rapprochement inaugural entre les Juifs et la France, chaque centenaire venu, au Panthéon, le Temple républicain de la Mémoire nationale, ex-église Sainte-Geneviève, fondée par Louis XV, en action de grâce pour avoir échappé à la mort à Metz. (Il n’y a décidément guère de hasard dans la petite histoire de France.)
Sauf qu’à la deuxième grande date-anniversaire, alors même que les Anglo-Américains ont débarqué en Normandie, la chasse aux Juifs redouble dans Paris occupé. Toutes les promesses qui étaient en germe symboliquement à Metz sont réduites à néant. Les descendants du bon docteur Oulman, vont payer, du camp de Drancy, antichambre d’Auschwitz, au mouroir de l’hôpital Picpus, l’effrayant tribut de vingt morts-au Moloch allemand secondé par la police française aux ordres de Vichy.
Malheureux comme Dieu en France.
Ce Deux été 44 est un pieux Mémorial, où l’histoire d’un médecin juif à l’aube des Lumières, juif, ô combien, d’affirmation en même temps que juif d’assimilation, se prolonge jusqu’à aujourd’hui, dans un temps éternellement retrouvé.
François Heilbronn, Deux étés 44, éditions Stock, 2023.