Une connaissance qui m’est chère m’avait depuis longtemps invité à visiter la terre de ses ancêtres, le Bénin.

Fuyant un Paris pestilentiel qui croulait, depuis des jours, sous des monceaux de sacs-poubelles éventrés, je me rendis de tout cœur à son invitation.

Arrivée à Cotonou par les airs ; la personne en question n’était pas à l’aéroport.

M’aurait-elle oublié ? Un événement fortuit se serait-il produit ?

Elle finit par apparaître comme si de rien n’était.

Je découvrirai à plusieurs reprises que le temps au Bénin n’est pas tenu par tous pour une quantité précise de réel, une tranche dite, découpée, délimitée, circonscrite dans le plus grand Temps ; je découvrirai qu’un retard n’en est pas vraiment un, que c’est une extension mobile, une parenthèse dans la durée, soumise aux circonstances, à l’imprévu, aux aléas – moyens de transport ou de communication déficients  –, voire sujette à l’humeur du jour ou à des palabres qu’on ne saurait abréger sans contrarier son interlocuteur du moment. 

On part pour un bref aller et retour, on revient dix heures plus tard. Une rencontre prévue pour un temps donné peut aisément doubler de durée, voire plus. Un rendez-vous ne saurait être une contrainte trop impérieuse, mais les intéressés, honorant leur engagement à géométrie variable, redoublent, une fois-là, de cordialité.

L’exactitude, le chiffrement du temps, passeraient-ils peu ou prou, aujourd’hui encore, aux yeux des tenants de l’authenticité africaine pour un de ces « trucs de Blancs » ? Ainsi, paraît-il, furent longtemps tenus les mathématiques, le principe de non-contradiction et d’autres abstractions de même nature… 

Mais Internet pénètre aujourd’hui jusqu’au fond des campagnes les plus reculées du Bénin, et les mentalités urbaines à l’occidentale font apparemment bon ménage avec les traditions et la résistance naturelle des habitus du passé. Ce mélange, ce mariage presque, de modernisme et d’africanité se vérifie partout, jusque sur les petits marchés qui se succèdent au bord des routes, avec leur ballet incessant de voitures et de minibus bondés de voyageurs, avec leurs vendeuses en boubou, bassines de victuailles en équilibre sur la tête, un nouveau-né emmailloté dans le dos. Et le portable en main.  

Évoquons pour le principe les paysages de carte postale propres à tout séjour sous les Tropiques. Empruntant la nouvelle route côtière qui se transforme bientôt en piste de latérite, nous rallions la Casa del Papa, un lodge de petits bungalows sous les cocotiers en bordure d’une plage à l’infini, battue par les rouleaux mousseux du golfe de Guinée. Pieds nus dans le sable brûlant, nous tombons sur une cordée de pêcheurs arc-boutés les uns derrière les autres, tirant à grands efforts, au rythme d’un tambour, un énorme filet où frétillent par milliers des poissons argentés qui scintillent au soleil.

Photos prises, poisson dégusté au grill, léger farniente réparateur : notre écot payé au tourisme balnéaire universel, nous rallions, à quelques kilomètres de là, la ville de Ouidah.

Si Cotonou, avec Porto Novo où siège l’Assemblée nationale, est la capitale politique et le poumon économique du pays, Ouidah est au sud, comme Abomey au nord, l’une des capitales symboliques du Bénin. Ce fut jadis un des grands ports négriers de la Côte des Esclaves. Et Ouidah est la cité-mère, la Mecque du vaudou.

La traite négrière et son futur mémorial

La traite négrière d’abord. On estime qu’un million de captifs furent déportés depuis Ouidah aux Amériques tout au long des dix-septième et dix-huitième siècles, raflés lors des guerres intestines que se livraient des chefferies rivales en vue de vendre les vaincus aux négriers européens, qui n’avaient plus qu’à se servir sans avoir eu à guerroyer eux-mêmes.

Le port a disparu, mangé par le ressac des vagues de l’océan, mais une arche en bordure de mer, baptisée la Porte du non-retour, symbolise la martyrologie des déportés. Tout un parcours mémoriel a été reconstitué sur plusieurs kilomètres en amont, de Ouidah jusqu’à la mer. 

A Ouidah, les captifs étaient rassemblés autour de l’Arbre de l’oubli, que les esclaves mâles devaient contourner neuf fois de suite, les femmes sept fois, afin d’effacer en eux leur passé et leurs origines. Réputés désormais amnésiques, un autre arbre, l’Arbre du Retour, que les captifs contournaient trois fois, leur assurait en guise de consolation que leurs mânes reviendraient sur la terre de leurs ancêtres, quoi qu’il arrive et où qu’ils meurent. En attente du retour des bateaux négriers, les malheureux étaient séquestrés dans les cases Zomaï, dans un noir absolu préfigurant la cale où ils seraient enchaînés durant toute la traversée de l’Atlantique. Sur la Place des Enchères, où les négriers se disputaient le bétail humain, un petit canon s’échangeait contre quinze hommes ou vingt et une femmes. Une bouteille d’alcool contre dix hommes.

Un énorme complexe caché aux regards par de hauts murs aveugles portant des inscriptions en caractères chinois est en cours de construction, à proximité de la Porte du non-retour. La Chine s’est vu confier la réalisation d’un gigantesque parc mémoriel par le gouvernement béninois. Deux agences spécialisées dans la promotion du tourisme d’Histoire, l’une française, l’autre américaine, ont été consultées pour faire du Bénin un haut-lieu du passé, sous les auspices de l’UNESCO. Les Français ont recommandé un parcours historique à partir de la capitale de l’ancien Dahomey royal : Béhanzin, le roi légendaire qui résista avec ses Amazones au colonisateur français, en est la figure de proue ; je pense aussi aux restitutions au Bénin des insignes mobiliers de son palais d’Abomey déposés jusque-là au musée des Arts premiers du quai Branly… L’agence américaine, de son côté, a choisi comme public-cible les millions d’Afro-Américains en quête de leurs origines africaines, et recommandé une sorte de Disneyland de la traite des Noirs, néo-bateau-négrier à l’appui, plus toutes sortes de reconstitutions et de mises en scène du même ordre. C’est un peu, à mon humble avis et toutes proportions gardées, comme si aux portes d’Auschwitz, il était montré aux visiteurs comment fonctionnaient les chambres à gaz… Hyperréaliste, jusqu’à frôler l’obscénité…  Symbolique muséale… Deux conceptions rivales de la mémoire s’opposent. Laquelle l’emportera ?

Temple des Pythons, un haut lieu de la religion vaudou

Venons-en au vaudou à Ouidah.

Visite au Temple des Pythons, haut lieu de la religion vaudou, dont Ouidah est l’épicentre mondial.

Moi, esprit absolument athée, qui ne m’intéresse guère aux religions et qui, sur les traces de Freud et de bien d’autres, tiens les récits sur la Création du monde pour des produits de l’imaginaire, moi pour qui les dieux sont des émanations des hommes, que puis-je penser du vaudou, ce syncrétisme de puissances divines et de forces invisibles dont les adeptes tentent de se concilier la puissance et la bienveillance ? Il m’est étranger, plus encore que les sublimes fantasmagories de la Bible. (Ne parlons pas du Nouveau Testament, qui relève à mes yeux du délire pur et simple : le Saint-Esprit fécondant la Vierge, Jésus marchant sur les flots, que sais-je encore). Là, avec la cosmologie vaudou, le record de l’imaginaire humain est battu. Les dieux sont partout, la nature, de part en part, est un temple, un vivant panthéon.

A preuve ce Temple des Pythons, qui abrite une centaine de ces animaux sacrés, par ailleurs parfaitement inoffensifs et même fort utiles, paraît-il, puisqu’ils s’alimentent des rongeurs et des insectes des champs, au point qu’on les relâche en ville une fois par semaine, les habitants les ramenant eux-mêmes au Temple le lendemain.

Gardant pour moi mes mécréances, je n’en fais pas moins respectueusement valoir mes doutes au jeune guide féru de religions comparées qui nous fait découvrir la salle des Pythons et m’invite, m’assurant de leur parfaite innocuité, à m’en enrouler un autour du cou en signe de purification. N’adhérant pas aux religions monothéistes et à leurs dieux abstraits, comment pourrais-je intéresser vraiment à ce rituel animalier propre aux systèmes pré-monothéistes, de l’Égypte antique, de l’hindouisme ou, ici, du vaudou ? Ce qu’il admet sportivement, opposant à son tour, de façon quasi-pascalienne, sa foi salvatrice à mon rationalisme.

Culte du serpent 

Mais tout de même, pourquoi ce culte des serpents, tenus universellement depuis la Bible pour les plus méprisables et les plus méchants de tous les animaux de la Création ? La réponse se trouve dans une conférence intitulée Le rituel du serpent, prononcée en 1923 dans la clinique psychiatrique où il était interné pour troubles mentaux, par Aby Warburg, iconoclaste historien de l’art et célèbre anthropologue culturel, dont la bibliothèque de 80.000 ouvrages, transférée à Londres à l’avènement du nazisme, est à l’origine du mythique Warburg Institute qui porte depuis son nom.

Cette conférence de 1923 est le produit d’un voyage de Warburg, vingt-sept ans plus tôt, chez les Indiens Hopis du Nouveau Mexique. Pour faire venir la pluie qui, dans ces plateaux arides entrecoupés de canyons, conditionne les cultures et la survie des Indiens, une cérémonie a lieu où l’on ramasse des serpents à sonnettes, aux morsures et au crochet à venin fatals, avant qu’un grand prêtre n’en mette carrément un, puis d’autres, dans sa bouche au péril de sa vie, puis les libère dans la plaine pour en faire auprès des dieux des intercesseurs de pluie. Faire de ces animaux parmi les plus redoutables, symboles du mal, les messagers des hommes, n’a pas manqué de fasciner Warburg, qui entreprit de relever toutes les occurrences mythologiques et religieuses où il est question de serpent. Il en conclut, par un renversement qui n’est pas sans rappeler les processus du rêve et de l’inconscient, que de démon, le serpent devient sauveur. Ainsi, parmi tant d’autres exemples, l’épisode du Serpent d’airain que Dieu enjoint à Moïse d’ériger pour sauver son peuple des mêmes serpents dont Il a peuplé le désert parce que les Hébreux ont médit de Lui et de son serviteur, aux portes de Canaan. Fixer le serpent d’airain leur sauvera la vie. Par le biais des serpents, on exorcise le Mal, on l’arraisonne, on le domestique, on le fait peut-être passer du côté du Bien, ici en le fixant des yeux, là en le portant en bouche, ailleurs encore en l’enroulant autour du cou. 

Bref, le serpent est un symbole ambivalent dans une multitude de cultures, depuis l’Antiquité grecque et la Bible jusqu’à la Renaissance italienne et même en plein dix-huitième siècle, chez Tiepolo. Ce maître vénitien de la couleur et du baroque mythologique n’a-t-il pas commis trente-quatre planches intitulées Caprices et Jeux de fantaisie, peuplées de hiboux perchés dans des arbres nus, de serpents enroulés sur des hampes ou qui se consument à terre en autant de scènes fantastiques pareilles à des sabbats ? Le vaudou, par la divinisation des serpents, a repris un des grands universaux de la pensée mythique.

Le Bénin du sud

J’en reviens au Bénin. Je n’ai pas poussé jusqu’aux forêts du nord, dont la luxuriance est unanimement vantée. Pour le Bénin du sud, l’environnement ne mérite guère d’attention. Les campagnes sont piquetées de pauvres cases aux toits de tôle ondulée, aux murs faits de plaques de fer verticales ou de palmes séchées. Des constructions en béton brut émergent ça et là, solitaires ; la végétation est faite de bosquets touffus, il y a peu de vrais villages ; et une pollution au plastique généralisée nous accompagne le long des routes, aux abords des plages, sans discontinuer.

Les villes, à commencer par Cotonou, souffrent d’une absence de plan d’urbanisme, d’unité de style, de continuité du bâti. Excepté le quartier de la Présidence et des ambassades, ainsi qu’une luxueuse médina en bord de mer, La Maison rouge, abritant le meilleur hôtel de Cotonou – le tout financé par Kadhafi qui se rêvait en roi de l’Afrique –, les constructions précaires voisinent avec des terrains vagues, que borde ici la carcasse d’un immeuble resté en plan, là une casse de vieux camions hors d’âge, auxquels succèdent à n’en plus finir des entrepôts, une villa kitsch avec balcons à colonnettes et vitres fumées, des magasins sans âme, un champ de détritus, des tas de matériaux en vrac, un no man’s land, et le reste à l’avenant. 

Tout au long des avenues et des rues, des étals sous des auvents de fortune abritent mille et un petits commerces à même le trottoir, foyers fumants de cuisine africaine, étalages de fruits, de légumes, friperies de vêtements bon marché, matériels de toutes sortes, ateliers de réparation des motos des zems, ces taximen à deux roues qui sillonnent la ville nuit et jour. Le tout dans une totale anarchie esthétique, loin de tout pittoresque. Aussi déprimant que les banlieues françaises.

La cité lacustre de Ganvié

Le seul vrai village tel un microcosme soudé où le sentiment du collectif, d’un sort commun l’emportent sur l’atomisation des individus et le chacun pour soi, c’est, nécessité faisant loi, à la cité lacustre de Ganvié sur le lac Nokoué que l’on en ressent, comme nulle part ailleurs au Bénin, toute l’évidence logique et le bien-fondé. Mini-Venise sur l’eau – à cette différence près que Venise est en pierre, Ganvié en bois et sur pilotis –, la vie y semble douce et tranquille. Il y a le rythme lent des pirogues qui glissent silencieuses entre les ilots d’habitation jusqu’aux champs aquatiques délimités par une chevelure d’arbustes à perte de vue, où, la nuit venue, on piège le poisson.

La Fondation Zins et l’art africain contemporain

Le jour du départ, ma connaissance béninoise me conduit de nouveau à Ouidah, à la Fondation Zinsou. Cette belle maison de style colonial abrite un Centre d’art africain exceptionnel. Les meilleurs artistes togolais, béninois, y exposent leurs travaux, tous de grande qualité, d’une tout aussi grande inventivité, peintures, photos, œuvres faites de matières diverses. L’art africain contemporain est ici à son meilleur.

On doit ce haut lieu de la main et de l’esprit à Lionel Zinsou, un banquier franco-béninois de talent, et à sa fille, Marie-Cécile Zinsou qui dirige la Fondation. Il fut jadis, avec Dominique Strauss-Kahn, le conseiller économique de Laurent Fabius alors à Matignon. Éditeur aux éditions Orban, je publiai son livre sur les nationalisations industrielles. Il a créé un Fonds d’investissement à destination de l’Afrique et apporte ses lumières optimistes à divers cercles et Fondations attachés au continent noir. Ce saint-simonien afro-français se présenta sans succès aux élections présidentielles béninoises de 2015. 

Terre des ancêtres

Pour conclure ce voyage sur la terre de ses ancêtres, ma chère connaissance me conduit dans un village isolé de la campagne béninoise où, tout enfant, elle vécut chez sa grand’mère, aujourd’hui centenaire, et dont elle ne cessait de m’entretenir à Paris parce qu’elle l’avait élevée et qu’elle avait un mouton. Nous nous arrêtons d’abord devant son école, pénétrons dans sa classe. Même tableau noir, mêmes phrases calligraphiées à la craie, mêmes pupitres pour les élèves, que jadis. Le temps n’a pas changé. L’institutrice, ou plutôt la maîtresse d’école, nous accueille avec une certaine suspicion, avant de nous faire les honneurs de son établissement loin des villes qui lui manquent.

Nous arrivons chez son aïeule, munis d’une friture de petits poissons et de crevettes grillées. La vieille dame ne parle pas français. Nous nous installons dans la cour, au milieu d’une ribambelle d’enfants qui nous regardent avec curiosité en éclatant souvent de rire. Nous nous servons tous trois à même le plat, on envoie chercher de la bière. Tout le monde, enfants compris, y goûtera. La vieille dame serre sa petite-fille dans ses bras, lui caresse les cheveux, me sourit. Avant de nous quitter, la vielle dame me prend les mains et prononce à plusieurs reprises le mot que je reconnais de Jésus. Fort de cette bénédiction, je me mets en route pour rentrer à Paris.

J’oubliais : la vieille dame centenaire a un portable et fait des audios chaque jour avec sa descendance aux quatre coins du monde, sans qu’elle jamais bouger de son village de pêcheurs aux bords de la lagune.

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