Hors du temps 

« Daudet a fait plus de trente articles sur moi », signalait Proust à Gaston Gallimard en avril 1922[1]. Trente articles dans L’Action française 

Et, encore, c’était sans compter les articles, bien plus nombreux, où l’on faisait allusion à son roman. Même Maurras lui avait fait cet honneur.

Malgré son mépris à titre personnel, il appréciait toujours la prose de Proust, en particulier sa manière d’imiter la nature – autrement dit sa manière de restituer son expérience de la vie en exaltant les forces naturelles qui la rendent possible.

« Tout art est une imitation de la nature », expliquait Sénèque[2]. La critique littéraire moderne s’appuyait évidemment sur ce principe. Il allait de soi qu’un auteur ne disposait d’aucune autre source que celle de son expérience de la vie pour créer une œuvre d’art. 

L’idée même que Proust puisse entrevoir un autre monde, hors du temps, d’où jaillirait la puissance qui détermine l’art, indépendamment de l’expérience vécue sur terre, cette idée n’effleurait pas Maurras jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il avait affaire à un Juif.

Mais pour autant, à présent, il ne s’opposait plus à Daudet en ce qui concernait Proust.

L’Action française – qui tirait alors à plus de 100 000 exemplaires – se livrait à un véritable matraquage publicitaire afin de promouvoir À la recherche du temps perdu

Par la force des choses, un grand nombre de proustiens se recrutaient parmi les lecteurs d’un tel journal. 

Proust le savait mieux que personne. Il plaisait à un lectorat d’extrême-droite. 

Il est vrai que parallèlement la NRF, la Nouvelle Revue Française financée par la maison Gallimard, la revue littéraire la plus prestigieuse en France, lui apportait un soutien « républicain » en quelque sorte, mais elle n’était lue que par des intellectuels, ce qui ne représentait pas grand-chose en quantité.

Désormais, aux yeux du grand public, Proust passait pour un romancier d’extrême droite – cela allait de soi – alors qu’on l’attaquait même dans Le Figaro, le journal auquel il avait si souvent collaboré, et dont son ami, Robert de Flers, dirigeait toujours les pages littéraires : 

 « Je t’envoie, lui écrivait Proust, une Action française d’il y a quelques semaines, afin de te montrer qu’un adversaire politique qu’on voit tous les vingt ans, prend plus à cœur de me venger, et en pleine période électorale, d’attaques idiotes, qu’un ami tendrement aimé comme toi. Cet article de Léon Daudet est à la place où il y a généralement : “Mort aux Juifs”[3]. »

Proust ne cessait de jouer double jeu dans cette affaire. 

Il n’hésitait pas à laisser entendre en privé que Léon était une brute. 

Et Maurras ne valait pas mieux à ses yeux. Il n’ignorait probablement pas les horreurs que l’idéologue en chef de L’Action française débitait sur son compte. 

« Je ne suis pas bien avec Maurras, quoi qu’en très bons termes avec lui », signalait Proust à l’un de ses correspondants[4]. Une formule parfaitement adaptée à son double jeu avec les dirigeants de L’Action française.

Alors, en janvier 1920, il redoutait d’être poursuivi pour outrage aux mœurs quand il publierait Sodome et Gomorrhe, le quatrième tome de son roman. 

Il faisait tout son possible pour compromettre Daudet et Maurras en les associant à son nom, afin d’empêcher L’Action française de mener une campagne de presse contre lui au moment où sortirait Sodome et Gomorrhe

Et si L’Action française le laissait tranquille dans cette histoire, il pariait que les pouvoirs publics feraient de même. 

« Ne pouvant plus lire qu’un journal, je lis, au lieu de ceux d’autrefois, L’Action française », révélait Proust[5].

Ce n’était guère crédible. En pleine tempête d’articles hostiles, il se faisait sûrement livrer tous les grands quotidiens. Mais, en l’occurrence, la crédibilité lui importait peu.

« Dans quel autre journal le portique est-il décoré à fresque par Saint-Simon lui-même, j’entends par Léon Daudet ? »

Sur la même lancée, il célébrait la « cure d’altitude mentale » qu’il devait à Maurras[6].

Proust tenait des propos si élogieux que Daudet et Maurras refusèrent de faire paraître son article dans leur propre journal. Les autres organes de presse que contacta Proust s’y refusèrent également. Il en faisait trop.

Cependant il n’adoptait pas un ton toujours aussi publicitaire dans cet article. 

Ainsi précisait-il que L’Action française, quand il la lisait, lui était « infiniment plus cruelle que Le Figaro ou Les Débats », et qu’elle lui donnait « comme les premières atteintes d’une maladie de cœur »[7]

C’est peut-être ce qui explique pourquoi, tout compte fait, Daudet et Maurras estimèrent qu’il valait mieux ignorer un tel article.

Néanmoins, un peu plus tard, en novembre 1920, Proust profita de la préface qu’il donnait à Tendres Stocks (un recueil de nouvelles de Paul Morand) pour rendre hommage à ses « maîtres », « MM. Léon Daudet et Charles Maurras »[8]

Reynaldo n’en revenait pas.

« Je vous étranglerais », promettait-il à Marcel, « pour avoir dit “mes maîtres, MM. Léon Daudet et Charles Maurras”[9]. »

Preuve que Reynaldo, aussi bien que Marcel, se rendaient parfaitement compte de ce que ce genre de choses impliquait, même si, en l’occurrence, « maître » s’entendait dans un sens exclusivement littéraire, sans rien de politique.

Cependant, en juin 1921, au moment de la sortie du premier volet de Sodome et Gomorrhe, le patron de L’Action française changea de ton avec Marcel :

« Il nous paraît difficile dans ce journal, vu notre public, de donner le titre Sodome et Gomorrhe. Difficile, et même impossible. » Ce qui signifiait que le tapage publicitaire dont jouissait Proust dans les pages du journal prenait fin. 

Léon précisait : « Quand je vous verrai, je vous expliquerai oralement les raisons de notre retenue[10]. »

Marcel voyait Léon bien plus souvent qu’il ne le prétendait dans sa lettre au directeur littéraire du Figaro

« Je suis stupéfait de si peu scandaliser ! » constatait Proust[11]. Il exagérait. Sodome et Gomorrhe suscitait des réactions qui ne lui étaient pas toujours favorables. Mais, enfin, on ne le convoquait pas devant un tribunal pour outrage aux mœurs, comme il l’avait craint jusque-là.

« Je vous aime profondément, Marcel », lui écrivait Léon qui, en fin de compte, se fichait de Sodome et Gomorrhe alors en mars 1922 quand paraissait le second volet de l’ouvrage[12]. On reparlait volontiers de Proust dans son journal pour en dire du bien.

L’antisémitisme s’était transformé durant la guerre. L’Action française avait salué l’héroïsme de certains israélites, tout en prenant soin de les distinguer de la masse juive, toujours aussi détestable, selon elle.

Désormais on pouvait admettre un romancier juif à l’extrême droite, et même un pédéraste, surtout s’il s’agissait d’un auteur comme Proust qui, selon Daudet, illustrait les vertus du classicisme tel qu’il se concevait en France, en s’opposant radicalement au charabia germanique, bassement romantique et terriblement enjuivé, à ses yeux.

Ainsi Freud confondait « l’obscurité avec la profondeur », assurait Daudet[13], alors que Proust s’inscrivait au contraire dans la tradition de « la psychologie française, héritière de la philosophie gréco-latine »[14].

Daudet s’appuyait naturellement sur les attaques de Bergson contre Kant : « Trop abstrait, trop allemand, trop intellectuel, trop élitiste », ce à quoi Daudet ajoutait en ce qui concernait Freud : « Trop juif ! » Il ne l’énonçait pas explicitement. Ses lecteurs en tiraient naturellement cette conclusion.

Proust avait corroboré lui-même un tel discours quand, en répondant à un questionnaire publié dans La Renaissance politique, littéraire et artistique en janvier 1921, il avait affirmé : « Tout art véritable est classique ». 

Un mot d’ordre qu’il empruntait évidemment à L’Action française

Il ne continuait pas moins à jouer double jeu dans cette histoire. Ainsi il signalait à Camile Vettard sa méfiance envers L’Action française, « un journal qui n’est pas de mon goût », précisait Proust[15].  

Sa mort, en novembre 1922, affecta terriblement Léon. Il ne passa pas inaperçu à ses obsèques. Une brute comme lui en larmes sidérait l’assistance. 

« Le grand écrivain que nous pleurons aujourd’hui est à mon avis l’un des premiers de notre littérature, pour l’universalité et la profondeur. Sa culture vaut celle de Montaigne et son analyse va plus loin que celle de Balzac », remarquait Léon dans le numéro spécial que la NRF consacra à Proust en janvier 1923[16].

En tête de la revue, à la place d’honneur, sa contribution apparaissait, précisément, à côté de celle de Robert Proust.

Ainsi, chez Gallimard – où tout le monde détestait Daudet –, on ne comparait pas moins Léon à un frère, s’agissant de Marcel. 

Malgré les remous que provoquait Sodome et GomorrheL’Action française jouait toujours un rôle majeur dans la diffusion du roman proustien, en tout cas en France. 

Cependant, Jacques Rivière (l’éditeur de la Recherche) remarquait que « Proust et Freud inaugurent une nouvelle manière d’interroger la conscience. Ils guettent, au lieu des sentiments, leurs effets ; ils ne veulent les comprendre que par des signes[17]. » 

Désormais, aux yeux de ses lecteurs les plus perspicaces, le roman proustien accomplissait en littérature ce que la psychanalyse accomplissait en sciences humaines.

Des différences considérables ne subsistent pas moins entre Proust et Freud. Il n’empêche qu’ils apparaissaient à la même date dans l’histoire des idées, qu’ils se comprenaient dans la même révolution, qu’ils provoquaient le même genre d’éblouissements, qu’ils suscitaient la même sorte d’incompréhension ou d’indignation. 

Camille Vettard établissait le même genre de rapports entre Proust et Bergson, ou entre Proust et Einstein.

Ainsi observait-il qu’« au moment même où la philosophie, avec Bergson, et la science, avec Einstein, se préoccupaient si vivement de l’idée de Temps, cette même préoccupation se faisait jour dans l’art avec Proust[18]. »

Martin Heidegger a signalé le choc que produisait alors en Allemagne la lecture du roman proustien[19].

« L’œuvre la plus singulière de notre temps », affirmait Stephan Zweig[20]. Hannah Arendt et Walter Benjamin l’ont également souligné. Proust se situait dans un panthéon auquel n’accédait aucun autre romancier français. 

La réalité devenait tout à la fois proustienne, freudienne, einsteinienne et bergsonienne, sous l’influence de quatre génies imprégnés de culture juive chacun à sa manière. Comment ne pas le constater ?

Depuis le XVIIIe siècle, au regard des Lumières, il était clair que les Juifs vivaient repliés sur eux-mêmes, arriérés, voire dégénérés, sans rien produire d’intéressant, ni en philosophie, ni en littérature, ni en sciences.

Il est vrai qu’au XIXe siècle étaient apparues de grandes banques juives auxquelles on attribuait couramment l’invention du capitalisme, ce qui n’était pas rien dans l’histoire de l’humanité. Cependant les banquiers juifs se classaient parmi les matérialistes les plus sordides et les plus cyniques aux yeux d’un grand nombre de critiques, de sorte que la puissance juive en matière financière continuait à s’associer, imaginairement, à une certaine forme d’arriération et de dégénérescence.

Et voilà qu’avec le XXe siècle, apparaissaient des intellectuels juifs.

— Tiens, tu as vu ton ami Monsieur Swann ? fait remarquer la méchante Mme de Gallardon à la duchesse de Guermantes.  Oh ! je sais qu’il est intelligent, ajouta-t-elle en voulant dire par là intrigant[21]. »

Avec sa prose presque sans alinéas ni ponctuation, à l’image d’une page de la Bible ou du Talmud, Proust incarnait, par excellence, l’Intellectuel juif aux yeux d’un lectorat de plus en plus nombreux. Et en l’incarnant, il mettait nécessairement en jeu la question : Que signifiait l’Intellectuel juif ? 

Comment considérer l’apparition de ce personnage qui bouleversait de fond en comble l’image d’Israël aux temps modernes ?

Le 7 avril 1926, dans L’Action française, Léon Daudet laissait entendre qu’il regrettait d’avoir dit « naguère de Marcel Proust » qu’il apparaissait « au firmament des Lettres françaises ».  « Hélas ! » soupirait-il[22]

Léon suggérait qu’il aurait mieux fait de ne pas intervenir quand il s’était agi de faire en sorte qu’À l’ombre Les jeunes filles en fleurs obtienne le prix Goncourt.

* * *

Le 22 octobre 1928, dans un nouvel article, Léon allait plus loin, Il décrétait que, « par malheur, l’âme est absente » de l’œuvre de Proust. 

Sans le moindre « frémissement spirituel », une telle œuvre n’était pas sûre de survivre, selon lui[23].

Oui mais, voilà, l’Église venait de condamner L’Action française – de la manière la plus ferme – ce qui relativisait les leçons de morale chrétienne que Léon donnait à Marcel post mortem.

« Catholiques par calcul et non par conviction, les dirigeants de l’Action française se servent de l’Église, ou du moins ils espèrent s’en servir » annonçait le cardinal Andrieu, au nom du Pape, dans un article qui fit l’effet d’une bombe.

Il accusait Daudet, Maurras et compagnie « de restaurer le paganisme avec toutes ses injustices et ses violences ». Eh oui ! « Voilà mes chers amis, ce que les dirigeants de l’Action françaiseenseignent à leurs disciples[24]. »

Comme par mesure de représailles, Léon annonçait qu’il avait brûlé « un peu plus de deux cents lettres du pauvre Marcel » qui, vers la fin de sa vie, lui écrivait plusieurs fois par semaine.

200 lettres ! Elles auraient pu constituer un livre à elles seules. Et alors ? Peu importait à Léon. Il prétendait qu’elles n’apportaient rien d’intéressant sur Proust, l’auteur d’une œuvre entièrement intellectualisée, selon lui.

Le mot était lancé !

« C’est dans l’étude des plus belles parties de son œuvre – qui sont les plus cruelles, forcenées et implacables – que l’on doit chercher sa véritable nature, entièrement intellectualisée, je le répète, avec un fond très violent et impétueux », remarquait Léon[25]

S’agissant de Proust, il ne parlait pas de « judaïsme », il préférait parler d’« intellectualisme ». Il ne voulait pas aller trop loin dans l’invective. Mais, dans son vocabulaire, une nature « entièrement juive » ou « entièrement intellectualisée », cela voulait dire la même chose. En réalité, il évoquait à sa manière le talmudisme de Proust.

Les lecteurs de L’Action française n’en revenaient pas. Depuis près de dix ans, Léon n’avait cessé de couvrir Proust d’éloges. Sans doute s’en était-il déjà éloigné deux ans auparavant, mais pas au point d’en parler comme d’un Juif cruel, forcené et implacable, ne serait-ce qu’à mots couverts. 

Eh bien, quel revirement ! 


1. Marcel Proust, Lettre à Gaston Gallimard, début avril 1922, Correspondance XXI, Plon, p. 108.

2. Sénèque, Lettre 65 à Lucilius, rééditée sur Wikisource, fr.wikisource.org.

3. Marcel Proust, Lettre à Robert de Flers, février 1920, Correspondance XIX, Plon, p. 111. 

4. Marcel Proust, Lettre à Jean Schlumberger, 16 juillet 1922, Correspondance XXI, Plon, p. 357.

5. Marcel Proust, « Un esprit et un génie innombrable : Léon Daudet », Essais et articles, réédité dans Contre Sainte-Beuve, Pléiade, p. 603.

6. Marcel Proust, « Un esprit et un génie innombrable : Léon Daudet », Essais et articles, réédité dans Contre Sainte-Beuve, Pléiade, p. 603.

7. Marcel Proust, « Un esprit et un génie innombrable : Léon Daudet », Essais et articles, réédité dans Contre Sainte-Beuve, Pléiade, p. 603.

8. Marcel Proust, Préface à Tendres Stocks de Paul Morand, réédité dans Contre Sainte-Beuve, Pléiade, p. 613.

9. Reynaldo Hahn, Lettre à Marcel Proust, janvier 1921, dans Marcel Proust, Correspondance XX, Plon, p. 65. (C’est Hahn qui souligne.)

10. Léon Daudet, Lettre à Marcel Proust, 18 juin 1921, dans Marcel Proust, Correspondance XX, Plon, p. 352. (C’est Daudet qui souligne.)

11. Marcel Proust, Lettre à Robert de Flers, 16 juillet 1922, Correspondance XXI, Plon, p. 353. 

12. Léon Daudet, Lettre à Marcel Proust, 23 mars 1922, dans Marcel Proust, Correspondance XXI, Plon, p. 97. 

13. Léon Daudet, L’Action française, 28 septembre 1922,

14. Léon Daudet, L’Action française, 18 février 1922,

15. Marcel Proust, Lettre à Camille Vettard, 21 février 1922, Correspondance XXI, p. 66.

16. Léon Daudet, Hommage à Marcel ProustNRF, janvier 1923, p. 15.

17. Jacques Rivière, « Marcel Proust et l’esprit positif », Hommage à Marcel Proust, NRF, janvier 1923, p. 175. 

18. Camille Vettard, « Proust et le Temps », Hommage à Marcel Proust, NRF, janvier 1923, p. 193. 

19. Martin Heidegger, cité par François Vezin, « Du côté de Husserl et Heidegger », Magazine littéraire, hors-série no 2, 4e trimestre 2000, réédité en ligne, openedition.org .

20. Stefan Zweig, La tragique destinée de Marcel Proust (trad. Jean-François Roseau), extrait paru dans Proust-Monde, Folio classique, p. 165.

21. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, p. 329.

22. Léon Daudet, « Révélation d’un grand romancier, Sous le soleil de Satan », L’Action française, 7 avril 1926.

23. Léon Daudet, L’Action française, 22 octobre 1928. (C’est moi qui souligné.)

24. Cardinal Andrieu, L’Aquitaine, semaine religieuse du diocèse de Bordeaux, 25 août 1926.

25. Léon Daudet, L’Action française, 22 octobre 1928. (C’est moi qui souligné.)

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