Trop fort, un livre qui, pour mieux vous capter d’emblée, commence par cette phrase définitive : « Je suis la dernière des Halberstadt. Mon nom s’éteindra à jamais avec moi. » Fantasme, folle prétention, peur panique de la mort, exorcisme, ou destin véridique ? Et comment faire, une fois proféré ce verdict sans appel, pour, si possible, que ne s’éteigne pas ce nom à la fin supposée prochaine ? 

Survient un coup de dés du hasard dans un festival de cinéma en Utah, redoublé d’un coup de dés semblable dans un Salon du livre parisien, où le nom d’Halberstadt refait deux fois surface, au grand saisissement de la future auteure de ce livre. 

Partir alors pour de vrai sur les traces des ultimes homonymes peut-être encore vivants : telle fut l’impérieuse lubie qu’a vécue jusqu’au bout, parcourant le monde en tous sens, Michèle Halberstadt, par ailleurs distributrice émérite d’œuvres cinématographiques sur le marché français du Film.

Voilà, nous avertit-elle dans un livre-enquête intitulé étrangement Née quelque part, ce qui arrive à une fille amoureuse de son père quand celui-ci attend ses quatre-vingt-quatorze ans pour parler pour la première fois de sa propre mère, sortir une photo jaunie à l’appui, et mourir cinq jours plus tard, laissant à sa progéniture le soin de déchiffrer l’énigme originelle de sa vie. 

Le piquant de ce livre est que, très vite, la porteuse du nom qui s’imaginait en être l’ultime incarnation, va aller, dans sa quête de son patronyme, d’Halberstadt en Halberstadt. À commencer, rien moins, par découvrir qu’un gendre de Freud se nomme Max Halberstadt, qu’il fut un jeune photographe talentueux à Hambourg, qu’il a séduit à un bal costumé la toute jeune Sophie Freud, fille du célèbre Professeur viennois, quand elle était en visite chez sa grand’mère dans la cité hanséatique, un beau jour de 1912, et qu’il l’a épousée religieusement à Vienne, au 19 Bergasse Strasse, chez les Freud, quelque temps après.

Ce qui nous vaut des pages passionnantes sur Sigmund Freud et sa fille adorée, photographiés ensemble par Max Halberstadt, dont Freud, depuis Vienne, fera jusqu’à la fin son portraitiste officiel et son protégé. 

Ou encore des aperçus touchants sur le fondateur de la psychanalyse en aïeul attentionné, amoureux fou de son second petit-fils, Heinle et confiant Ernst, l’ainé follement jaloux, à Anna, l’Antigone à venir du génial découvreur de l’inconscient. 

Voici, bouleversant, la mort à l’âge de quatre ans du petit Heinle, qui laisse Freud d’autant plus inconsolable que Sophie, « son enfant du dimanche », l’avait précédé dans la tombe trois ans auparavant, victime de la grippe espagnole. Michèle Halberstadt, des décennies plus tard, retrouvera sa tombe surmontée d’une urne, dans le cimetière juif de Hambourg à l’abandon. 

Max se remarie en 1923, aura une fille, Eva. Freud continuera à l’assister financièrement, à prendre soin de l’éducation d’Ernst, son petit-fils, devenu de plus en plus ombrageux après la mort de sa mère puis de son petit frère. 

Hitler parvenu au pouvoir, Max quitte l’Allemagne maudite pour l’Afrique du Sud où il s’éteint en 1940, à l’âge de cinquante-huit ans, un an après Freud, devenant pour toujours son photographe anonyme.

2017. Une dernière fois, Michèle Halberstadt part à la recherche de Max Halberstadt, à Johannesburg, où Eva la reçoit le jour de ses quatre-vingt-douze ans, avec une curiosité amusée. Mais, à part nommer Freud Monsieur Freud, la vieille dame ne lui apprend rien sur Max qu’elle ne sache déjà.

Il n’y a rien, dans cette découverte puis dans cette quête passionnée de Max Halberstadt, rien, excepté le nom, qui relie cet homme balloté par le siècle, à sa moderne biographe.

On est, bien sûr, tenté de penser que Freud, plus que Max, est le véritable attracteur de ce qui se joue dans ces pages. Si l’on retient l’hypothèse, Max, aussi attachant soit-il, aura joué à son insu les intermédiaires entre l’auteure et un thérapeute mythique doublé d’un Père idéal, Freud. Tant ce monument de pensée paraît, dans son extrême religion des familles Freud et Halberstadt qu’il régente d’un cœur égal, un formidable patriarche.

Serait-ce que Michèle Halberstadt, approchant Freud sous son biais familial, ait été un jour en manque de père ? Au contraire. Le portrait qu’en livre ici sa fille lui confère une présence, une profondeur humaine, une sagesse et un amour des siens, qui n’ont rien à envier au paradigme freudien. Non, il s’agit d’autre chose.

Son père qui fait la sieste à l’ombre d’un marronnier centenaire, un jour qu’elle lui parle d’un jeune réalisateur polonais, l’interrompt aussitôt « Ne travaille jamais avec un Polonais. Je te le demande. » Il n’en dira pas plus. « Pour en savoir davantage sur son enfance, son passé, sa famille, il aurait fallu que je me rende en Pologne. Depuis cette conversation, écrit-elle, je me suis interdit de faire ce voyage. »

À défaut de Pologne, Michèle Halberstadt se lance dans la recherche de ses homonymes. Ce détour cachait un interdit. Max, Freud, les Halberstadt : ces trois leurres passionnants masquaient l’interdit paternel, signifié à sa fille, d’élucider l’énigme polonaise. Mais peut-être était-ce, à l’envers, l’invitation silencieuse d’un père d’aller voir sur place, à son tour, quand il ne serait plus là.

Elle finira par se rendre en Pologne, y redécouvrira elle-même, comme en une ordalie, un passé tragique que ne lui avait nullement caché son père, mais où manquait un élément essentiel, que je laisse au lecteur le soin de découvrir.