Cent ans après la mort de l’auteur d’À la recherche du temps perdu, il va falloir ajouter un nom à la litanie des peintres qui ponctuent le long fleuve proustien de la mémoire.
Il faudra adjoindre en fin de liste, au Panthéon pictural de Proust, un grand dessinateur et caricaturiste, de surcroît proustien de naissance. Son nom devrait bientôt s’inscrire sans conteste dans la galaxie des artistes élus par Proust ou à qui leur art, par un trait ou un autre, fait écho. Le récipiendaire y côtoiera de plein titre le légendaire Elstir, mixte proustien de Helleu (dit « le Watteau à vapeur »), de Whistler dont les marines mariaient indistinctement le ciel et la mer, et de Boldini, portraitiste de la société du Faubourg qu’a éternisée Proust. Le talentueux nouveau venu dont il va être question ici, qu’il en ait rêvé ou pas et pour peu que son exposition à la galerie Passebon sur « l’oncle Marcel » s’emballe jusqu’au bout, devrait bientôt voir son nom accolé à la poignée de peintres de toutes époques chers à Proust ou à qui il fut cher. À commencer par le maître de Giverny, dont Marcel ne manquait pas une exposition chez Durand-Ruel. Un degré en dessous, le nom de notre impétrant, s’il est agréé sur pièces par les gardiens du temple proustien, devrait venir s’inscrire au côté du nom de James Tissot, dont Charles Haas, portraituré en retrait sur la droite dans Le Cercle de la rue Royale (le Jockey Club), servit de modèle pour le personnage de Swann, juif et dandy comme lui. Quel que soit son degré demain, fauteuil ou strapontin, dans la hiérarchie des artistes que Proust révérait ou qui lui font cortège, notre sociétaire en herbe fait son entrée aujourd’hui au Musée imaginaire proustien, à la suite – excusez du peu – des Primitifs flamands et hollandais vus par Proust à Bruges en 1902, de Rembrandt, vu à Paris en 1908, et de Vermeer et son petit pan de mur jaune annexés à la Prisonnière il y a maintenant plus d’un siècle. Prenant place de facto dans la manne des peintres arraisonnés par Proust tout au long de la Recherche, Wiaz, puisque c’est de lui dont il s’agit ici, s’agrège sur les cimaises de la galerie Passebon avec un art très sûr du silence et de la dérobée, à cette prestigieuse lignée.
Y figure Chardin et sa célèbre raie, monstre marin que Proust compare à « une polychrome cathédrale de la mer ». Le voisinage serait-il plus écrasant encore, le nom de notre impétrant, une fois son proustisme par les œuvres authentifié par les Proustophiles autorisés, va, mine de rien, s’inscrire en territoire marcellien à distance mais dans le même périmètre proustien que le nom du Titien et son Assomption de la Vierge admirée par Proust aux Frari à Venise, tout comme il admira la Vanité de Giotto aux Scrovegni à Padoue, qui lui faisait penser à une servante de Combray. Redoutable honneur pour Wiaz que d’être, après Titien et quelques autres de ce calibre, apparié sous les espèces proustiennes à Carpaccio, lui-même arraisonné jadis par Proust, dûment proustisé et mis en littérature proustienne pour avoir peint un manteau pourpre dont est revêtu un jeune homme, sur la toile intituléeLe patriarche di Gradi exorcise un possédé, au musée de l’Accademia, et où Swann croit voir le manteau d’Odette.
Bienvenue au club ! Tous ces Phares, ces monstres sacrés de la peinture, plus ceux dont les noms suivent et qui ne le sont pas moins, Botticelli (pour La fille de Jethro à la Sixtine), Tiepolo (pour le rose du même nom), Mantegna (pour ses ciels tragiques), le Greco (pour Barrès), Manet (pour sa célébrissime botte d’asperges), plus, last but not least, Jacques-Émile Blanche (pour le portrait de Proust au gardénia, jeune dandy « aux yeux d’amandes fraîches »), tous, depuis le Parnasse où ils se tiennent rassemblés sous l’égide de Proust, ont vu en Wiaz, serait-il iconoclaste, le continuateur d’une part de la légende proustienne appliquée à l’Art : celle du pastiche, si cher, à ses débuts, à Proust. Art du pastiche, que Wiaz applique ici en grand, à son illustre modèle, dans cette exposition au passage Vérot-Dodat, derrière le Louvre.
Une cinquantaine de toiles-miniature représentent Proust et, sauf exception, lui seul, et toutes sont plus drôles et facétieuses, certaines grinçantes, les unes que les autres. Mais, quelque part aussi, toutes sont véridiques. Se succèdent en rangs serrés un Proust idéal, un Proust à Giverny, Proust émergeant de petits rosiers, Proust en pleine rêverie, en oncle Marcel, Proust le visage plâtré de blanc, Proust la vie en rose, Proust en visiteur du soir, Proust en Jean Santeuil et le lilas, Proust menacé par une vague à Cabourg, Proust sortant de nuit, Proust rendant hommage à Vermeer devant un grand pan de mur jaune, Proust faisant ses adieux à Cabourg, Proust encore en fin de saison à Cabourg, les inséparables Marcel et Robert posant fraternellement ensemble, Proust, encore et toujours, posant devant la Salute à Venise. J’en passe et des meilleurs.
Reste qu’au-delà de l’humour constant qui imprègne ces vignettes de couleur, le Proust de Wiaz a souvent l’allure et le vêtement négligés d’un homme absent de lui-même, et rien du dandy qu’il fut. La moustache est pendante, l’œil presque clos, les cheveux, bouclés et non lissés, sont souvent en désordre. On dirait un type étranger mal dans sa peau, solitaire absolument, au déclin de lui-même, en proie devant le monde à quelque effroi d’homme traqué qui tente d’exister le moins possible, même si bien forcé, pour ne pas attirer l’attention et les foudres sur lui. Bref, un homme triste, un homme blessé, et même un homme hanté.
Cette vision inconfortable et dérangeante de Proust n’est pas vraiment la mienne. Mais elle ébranle les images conventionnelles tant du Proust mondain que du reclus en littérature du boulevard Haussmann. Et, reconnaissant le talent avant toute chose, les mannes artistiques de Proust se feront un devoir d’accueillir Wiaz parmi elles en égal parmi les égaux, ou presque.
Un dernier mot. La commissaire de cette exposition sur « l’Oncle Marcel » de la famille Wiazemsky, s’appelle Valérie Solvit. Cette Parisienne considérable et très considérée sur les bords de la Seine tient un salon réputé. Elle n’a rien à voir avec la duchesse de Guermantes. Proust, homme généreux s’il en est, eut aimé ce personnage décoiffant, pareillement généreux, qui a veillé sur son protégé Wiaz avec constance, et qui a bien mérité en la matière des proustiens que nous sommes tous peu ou prou, n’en aurions-nous pas conscience.
Il faut savoir remercier.
Choix de peintures exposées à la galerie du Passage – Pierre Passebon
Oncle Marcel : Une affaire de famille
La galerie du Passage – Pierre Passebon accueille du 9 décembre 2022 au 15 février 2023, l’exposition Proust par WIAZ.
Au 20 Gal Véro-Dodat, 75001 Paris
https://www.galeriedupassage.com/