Pour quelqu’un, qui, comme nombre d’activistes de la liberté en France et ailleurs, à commencer par mon ami BHL., vit à l’heure de l’Ukraine depuis 2014, rendre compte du Pain au Ketchup de Marius Jauffret (Éditions Anne Carrière), venu à Kiev en 2014 sur le Maïdan puis en 2018 sans y trouver sa rédemption, n’est pas une partie de plaisir.
Tel père, tel fils ? Marius est le fils de Régis Jauffret qualifié d’écrivain de la cruauté, auteur entre autres de Sévère sur le meurtre sado-maso par sa maîtresse du banquier Stern, de Claustria sur un père incestueux emprisonnant à vie sa fille et les trois enfants nés du viol paternel, dans la cave d’une petite ville d’Autriche, et de La Ballade de Rikers Island, la prison américaine sur l’East River où fut détenu Dominique Strauss-Kahn dans l’affaire du Sofitel de New York.
Sauf qu’ici, la cruauté du héros, Julius, alcoolique professionnel, bipolaire et atteint d’une infection urinaire, s’exerce sur lui-même, et accessoirement sur ses amis kiévins de rencontre. Entre deux bitures à la vodka Eristoff ou Nemiroff, au mauvais whisky, à la bière, à domicile ou dans des boîtes de nuit et d’ennui plus glauques les unes que les autres, Julius nous convie à un festival continu de barbituriques contre les maux de crâne, la gueule de bois et l’insomnie, Laroxyl, Stilnox, Cromoglycate, Dekin et autres produits pour bains de bite. Mégots, bouteilles vides, paquets de pâtes éventrés s’entassent dans l’appartement. Tout, dehors, est déglingue, No Future, bacchanale triste, vomission, trash, fuckerie universelle. Tout semble entre Julius et ses compagnons ukrainiens d’infortune une compétition entre loosers, c’est à qui se désespérera le plus, tandis que l’Ukraine de ces années-là fait face à la mainmise russe sur le Donetsk, le Donbass et la Crimée, sans que s’en émeuvent le héros et ses amis revenus de tout – « la corruption est le nerf de la guerre », dit l’un d’eux, qui ne rêvent que de fuir à l’étranger et « s’extirper de cette terre putride. » Le tableau de l’Ukraine en guerre – celle, larvée, d’avant février 2022 – est, dans la bouche des jeunes désoccupés de Kiev, sans appel : « L’Ukraine ? Un pays niqué jusqu‘à l’os », « une Russie du pauvre ».
Julius ne sera pas moins royaliste que le roi : « Moi, je suis ici, mais ce n’est pas ma guerre. Et je n’ai qu’une envie, m’en mettre jusqu’à plus soif. »
Pour nous qui pensons à l’inverse que cette guerre, comme celle de Bosnie il y a trente ans, est aussi la nôtre, la pilule est amère, le mauvais trip, par deux fois, de Julius à Kiev est navrant. Quel dégoût général de soi et des autres faut-il éprouver pour traverser une tragédie comme l’affrontait alors déjà l’Ukraine sans s’émouvoir outre mesure, et préférer scruter jalousement sa propre descente aux enfers sur fond d’Apocalypse ?
« Ici, il n’y a rien à faire, rien à sauver » dit lors du second séjour de Julius à Kiev, l’un des protagonistes, Vladislav.
Dans l’apologue de fin, et peu importe qu’il soit fiction ou réalité, le même Vladislav, quatre ans plus tard, le jour de la guerre, contacte Julius par Skype depuis Kharkiv martyrisée, brandissant une kalachnikov devant la caméra. Julius lui hurle : « Courage ! »
Vladislav mourra au combat le 5 mars 2022. L’Ukraine n’était plus une erreur de l’histoire, un pays-avorton.
Vivre et mourir pour elle, pour la liberté, en valait enfin la peine pour cette génération perdue, désormais retrouvée.
Si en Ukraine, comme chez d’autres Alliés, on ne s’était pas déshonoré en niant la mise en œuvre du projet d’extermination des Juifs d’un Reich dont l’ordre nouveau avait vocation à s’étendre au reste du globe, on y serait apte à distinguer entre un génocide patent et une offensive de bombardement combinée comme celle qui permettrait à Goebbels de positionner les Allemands en victimes suite au pilonnage de Dresde. L’urgence aujourd’hui est de vaincre les Russes et de donner aux Ukrainiens une puissance militaire capable de bouter la Russie hors d’Europe, sauf que.
Si nous voulons que les Alliés aient une chance de remporter la bataille d’Ukraine, les responsables politiques ukrainiens ne doivent plus piétiner la mémoire des victimes de la Shoah par balles en insinuant que la guerre de reconquête que leur a déclarée le tsarillon Poutine vise l’anéantissement physique d’un peuple. Ceci est faux. Persister à l’affirmer est une faute. Une faute grave que l’Ukraine ne peut résolument pas se permettre au regard de ce que nous comptons bien qu’elle puisse incarner dans l’avenir d’un monde libre que le triomphe de l’ennemi russe atrophierait.
La Russie croit pouvoir à la longue saper le moral des Ukrainiens et les amener à renoncer à leurs prétentions souverainistes, qu’elle assimile aux agissements de groupuscules séparatistes. Nous l’avons dit, la Grande Porte de Kiev pourrait devenir, tel Israël, une sorte de rempart contre l’expansionnisme panrusse et par là même contre les velléités de l’aile dure du régime de basculer de la logique de guerre mondialisée dans celle de guerre mondiale. On pourrait même imaginer une transposition des accords d’Abraham entre des républiques dessoviétiques désireuses de ne pas régresser à l’âge de la pierre et un État ukrainien devenu incontournable en Occidorient.
La conscience de l’Europe ne survivrait pas à la négation de l’Ukraine en tant qu’État souverain du peuple ukrainien. Or le peuple ukrainien n’aurait fait que substituer une menace existentielle à une autre s’il sacrifiait sa propre conscience à l’accouchement de son mythe national. Mais gare à moi, je ne voudrais pas que mon rappel de WWII ait été interprété à l’envers. Il serait toute de même outrecuidant de réfuter l’équivalence entre le Troisième Reich et la fédération de Russie pour ne pas voir dans la campagne de bombardement stratégique lancée par les Alliés entre juin 1943 et avril 1945 une riposte légitime, là où l’offensive russe constitue d’évidence une agression bafouant le droit de la guerre et, au-delà, l’entièreté d’un droit international auquel l’opération Z reproche de fixer le sort du monde selon un paradigme suranné qui ne favoriserait que les États-Unis d’Amérique ad vitam æternam.
Alors oui, revenons à Hitler, mais au Hitler s’acharnant sur cette portion du territoire global de son Empire qui ne voulait pas admettre qu’elle avait vocation à devenir une province du Troisième Reich. Les Londoniens n’oublieront jamais le vrombissement narquois des bombardiers de la Luftwaffe. Sans qu’elle se fût jamais brisée ni qu’elle ait jamais eu à se libérer d’un occupant nazi ou d’elle-même, Londres aura été martyrisée comme peu de capitales le furent. Pourtant, il ne viendrait pas à l’esprit de quiconque de confondre le Blitz et Auschwitz. Comme quoi, toute honte n’est pas buvable. Il en est même des imbuvables. Et c’est heureux.