Ce qu’on n’a pas assez dit sur Aucun ours, l’admirable film dont l’auteur, Jafar Panahi, est emprisonné, au secret, dans la terrible prison d’Evin, à Téhéran, c’est ceci.
Les voix de l’Iran. Sa langue. Sa musicalité. Sa douceur chuintée qui, soudain, s’amplifie en voyelles emphatiques et capiteuses. Son chant. Ses inflexions faibles. Ses cadences lentes. Le persan.
Le corps de Panahi. Ce corps omniprésent. Ce corps un peu lourd qui, au début, sourit et qui, au fil du drame, devient mystérieux et grave. Ce corps taiseux et contemplatif. Ce corps las, mais irradiant d’une énergie de résistant par logique, art et passion. Le corps d’un homme que l’Histoire a élu à rebours et qui a exploré, depuis, tous les chemins du tourment et du malheur. Et sa voix aussi, ses mots dont il est étrangement avare et qu’il prononce avec plus de suavité encore – mélange de distance et de douceur, de désinvolture aristocratique et de gravité.
Son œil. Sa caméra (donc son œil) double au sens où Claudel, dans Le Soulier de satin, invente l’« ombre double ». Auteur et acteur. Épiant et épié. Ce village dont on ne sait pas bien s’il est une retraite choisie ou imposée mais dont il est clair qu’il est fait, à ses yeux, pour aboutir à un beau film. Mais le film qui, à l’inverse, est un délit ; l’image qui est interdite ; l’appareillage du cinéaste qui est cause occasionnelle de deux malheurs au moins ; l’artiste surveillé, sommé de s’expliquer, censuré, puni ; et sa modeste maison transformée en souricière hitchcockienne sur des accords de Bernard Hermann.
Le corps de Panahi encore. On pense à Amarcord et, plus encore, à Intervista. Le Maestro, bien sûr, n’est pas le même. Et tout oppose son laconisme, ses immenses silences, ses longs regards chargés de pensée à mesure que le film avance, et le prodigieux bavardage, en frise, du maître italien. Mais c’est la même caméra objective. La même façon de faire le film et de montrer comment il se fait. La même caméra centripète fixée sur l’artiste qui raconte et joue quoi ? sa peau…
Car qui est, ici, Panahi ? Un cinéaste harcelé. Interdit de cinéma dans son pays et, de proche en proche, dans ce village. Maudit. Mais voilà le coup de force. Le cinéaste ne plaide pas. Ne se défend pas. Il ne va pas voir ailleurs s’il y fait meilleur filmer. Il pourrait, bien sûr. Et ce sont deux scènes inoubliables. Celle, nocturne, où il avance jusqu’à la frontière turque avant, dans un sursaut, de reculer d’un pas. Et puis la scène diurne, et énigmatique, de la fin où, comme s’il se cabrait à l’idée de quitter le pays de sa langue et de son malheur, de son génie et de son martyre, il remonte le frein à main. Panahi juge de Jafar. Le dissident cible du cinéaste. Accusé, restez – et filmez si vous pouvez.
Quel film tourne-t-il ? Il faut, même si le mot est galvaudé, dire la mise en abyme sans précédent qui le constitue. Le cinéaste empêché qui dirige, par Zoom, de l’autre côté de la frontière turque. La scène turque dont on comprend qu’elle est, pour la troupe d’acteurs iraniens, un deuxième sas carcéral. Les mariés de cinéma, la splendide jeune femme dont la chevelure lâchée fait l’effet d’une bombe en Turquie comme en Iran et l’intello dégingandé et faible, diabétique et tragiquement amoureux, rattrapés, dans la vraie vie, par la vraie mort. Lui, Panahi, dont on ne sait plus, soudain, si c’est de filmer qu’on lui fait grief ou d’avoir photographié, sans y penser, un couple d’amoureux illégitimes. Et puis la mise en abyme ultime et la plus vertigineuse : il a photographié des enfants, soit ; puis, latéralement, un bosquet où l’on aperçoit des pieds ; mais un couple ? la jeune fille voilée qui vient, tel un fantôme terrifié, lui demander de l’aider puis disparaît ? l’amoureux shakespearien qui vient, à son tour, le supplier ? et quel sens donner à la scène où le village, comme un seul homme, lui demande de jurer sur le Coran qu’il n’a pas photographié les Roméo et Juliette et où il répond, à la stupéfaction générale, que, plutôt que prêter serment, il fera une déclaration, la filmera et en donnera copie à tous ?
Il faut dire un mot des villageois qui le harcèlent. D’abord la douceur. Un respect bonasse, obséquieux, surjoué. On croirait l’acte II du Dom Juan de Molière… Puis, dès lors que se déroule, sous des dehors d’innocence, la partition inexorable du préjugé, une sorte de rage, de haine inquisitrice, puis de violence – celle-là même dont on comprend, mais en creux, par quels degrés elle peut vous mener, une fois encore, comme en 2010, jusqu’à la prison d’Evin. Aucun ours dans le village. Aucune bête sauvage et menaçante. Parce que c’est le village même, et l’Iran, et le ciel sur les villes d’Iran, qui sont l’ours.
Car il y a une absente dans le film. Téhéran. La ville de Panahi. La ville où il croupit pour avoir, en grand artiste, tenu sur l’essentiel – tourner encore et toujours. La ville où, aujourd’hui, comme dans toutes les autres villes du pays, les femmes et les hommes libres mènent la vraie révolution spirituelle que l’Iran espérait et attendait. Et le gang des mollahs qui voudrait, pour se venger, transformer en désert cette terre sublime, chaude, ocre et relevée d’arbres miraculeux aux feuilles d’or. Le persécuteur, oui, est absent. Mais ne sait-on pas qu’au cinéma, quand il est grand, c’est ce qu’on ne voit pas qui crève les yeux ?
J’ai eu l’honneur d’être invité en avant-première au BALZAC et franchement, j’ai passé un excellent moment. Dieu à quel point je n’aime pas les films sous-titrés, je finis par être fatigué et m’endormir, mais « »Aucun Ours » m’a été tellement poignant que je suis resté éveillé tout le long du film. Une magnifique histoire.