Hier soir, tandis que je me lamentais d’une solitude que je ne pouvais imputer qu’à ma seule volonté, j’ai reçu par chance un message de G., ma copine américaine. « Come to Lipp ! I’m with a fun Group ! ». G. Se trouvant être une jeune fille tout à fait misanthrope, l’adjectif « fun » prend une gravité stimulante. « Qu’est-ce que ça va être, cette fois ? », pensai-je. 

G. est un genre de mondaine d’un type particulier, en fait, frayer avec les gens du monde constitue sa seule activité connue. Cruellement, on dit qu’elle ne fait rien, mais les tribulations de G. requièrent un zèle permanent, une aptitude immense au small talk, des heures passées à jouer les concierges et arbitres des allées et venues de chacun sur les réseaux sociaux. J’admire cette disposition, cette assiduité sociale, moi qui ne suis pas foutue de passer un coup de fil et dont les amis viennent me chercher sous la fenêtre. G. a su élever l’entrisme en société au rang d’art ; ah, il faut la voir, telle une colombe habillée de noir par Balenciaga et aux yeux cernés de strass, fendre la foule en direction des flashs et des officiels : étrange prédatrice écumant les cocktails, tendre fille aux dents longues, perdue à l’affut d’un miracle, de l’autre côté de sa solitude. Je lui trouve une frivolité très profonde, ainsi qu’une colère fascinante. Elle a eu beau me poignarder dans le dos à plusieurs reprises – salement en plus – rien n’y fait. Même son aigreur à mon encontre, sa mythomanie pathologique, sa perfidie me sont sympathiques, et, lorsqu’elle me convoque, j’accoure. Le masochisme a ses raisons. 

Dans le busqué m’emmène à Saint-Sulpice, mon cerveau me rappelle avec diligence les blanches exhortations de l’addictologue à continuer de me plier à la stratégie « zéro alcool ». Je bâille.

Arrivée chez Lipp, j’aperçois le joli minois de G. qui pointe entre les banquettes ; les têtes blanches et le panneau « afin de ne pas importuner notre clientèle, nous vous demandons de ne pas utiliser votre téléphone portable ». Vestige du temps des bonnes manières, que je n’ai pas connu. G. se trouve à table avec trois hydrophates, tranche d’âge quarante-soixante ans, elle, a l’air d’en avoir quatorze. Ils ne font rien de mal, pourtant, circule un je-ne-sais-quoi de déviant. Le fameux V. est là, celui qui a acheté un squelette de dinosaure à Drouot la semaine dernière (et du même coup, attisé l’intérêt de G., qui croit au suggar-daddy-charmant autant qu’en le Christ rédempteur). Ils discutent des théories du complot autour d’une bouteille de vin, personne ne mange. Je me demande à quoi tout ça rime. Le grand esprit du monde chercherait-il sa tête ? 

De la filiation Castro-Trudeau à l’adrénochrome, en passant par l’opération Mocking Bird, le projet H.A.A.R.P., un détour par la Réserve Fédérale, les bouteilles vont et viennent un peu comme dans Fantasia les balais ; je comprends que la soirée va durer ; exhale un soupir, finis par accepter le verre qu’on me tend. Jette un coup d’œil à mon voisin de droite, il a une dégaine pas possible, ce genre de négligence absolue et volontaire dont les américains ont le secret. Vous savez, chemise marron à carreaux violet et orange, aux manches élimées ; jeans informes et patinés jusqu’à l’os ; tee-shirt criblé de trous de mites acheté lors d’un festival en 1998 ; souliers de cuir inqualifiables. À en juger au modèle des lunettes, ce type ne peut avoir que trois occupations dans la vie, écrivain, chercheur, ou bien critique de cinéma. Pour ne rien gâcher, il a un faux air de Droopy. Son prénom est Daniel.

Sous le regard de l’africaine aux seins nus, peinte sur le plafond par Charley Garry au début des années vingt, Daniel écoute d’une oreille désinvolte ses camarades débattre de la probabilité de l’adoption par le monde libre d’un crédit social à la Chinoise. Quelque chose donne à penser qu’il vit dans une autre dimension. Puis, l’artiste italien, le troisième compère, sort de sa poche un spray nasal. « You catched a cold ? » – « Not at all, that’s Ketamine. ». 

La discussion dévie alors sur les drogues à la mode, débat classique et souvent ennuyeux, au même titre que les conversations d’ordre sexuel. Je remarque néanmoins que le regard de Daniel s’est animé. « Je reviens tout juste d’une conférence sur la DMT, dans le Yorkshire. J’écris sur les drogues psychédéliques, je suis venu à Paris pour une intervention au festival du magazine Purple, et j’ai décidé de rester un peu. ». 

Avant que Daniel n’aille plus loin, je propose de changer de décor, direction l’Hôtel, rue des Beaux-Arts, tombeau d’Oscar Wilde, refuge des solitaires, ami des jours de pluie, écrin symboliste où les cariatides en onyx ont vu Serge Gainsbourg écrire l’histoire de Melody Nelson. 

Daniel est déjà venu. C’était en 2009, en compagnie d’Alexandro Jodorowsky. « J’étais surpris de constater qu’il était moins occultiste que je ne l’étais. J’avais des soucis avec ma petite-amie de l’époque, je me souviens du conseil que Jodo m’avait donné : habille ton amie avec une des robes de ta mère, fais lui l’amour, et tu verras, tout sera réglé ». On ricane. Longtemps, la mère de Daniel fut la compagne d’un certain Jack Kerouac. Durant son enfance, il était commun de croiser William Burroughs ou Allen Ginsberg dans le salon. Nul doute que ces visites auront propulsé Daniel Pinchbeck sur l’orbite des drogues, de l’art, de la conscience et des mystères. 

Son premier livre, Breaking open the head, sorti en 2002, prend acte de la « Renaissance psychédélique » moderne. Pour son écriture, Daniel rencontre les cultures autochtones du Gabon, de l’Équateur, du Mexique ; analyse la relation entre les arts et cultures visionnaires et l’expérience psychédélique ; passant en revue quelques cas célèbres, tels Antonin Artaud, Walter Benjamin, Aldous Huxley ou William Burroughs.

Paraît ensuite 2012, le retour de Quetzacoatl, classé best-seller par le New York Times en 2007, il explore les prophéties des cultures autochtones et anciennes, celles des Mayas, Aztèques, Hoppis et Hindous ; ainsi que l’apocalypse des judéo-chrétiens, observée dans une perspective archétypale Jungienne. Il s’attarde également sur les idées de Heidegger, Nietzsche, Herbert Marcus, Jean Gebsear, Rudolf Steiner, Terrence Mac Kenna. Considère enfin la possibilité d’une synthèse entre physique quantique et mysticisme comme nouveau paradigme pour l’avenir.

Son troisième livre, intitulé How soon is now?, pose la question de comment repenser la civilisation contemporaine, dans la perspective de minimiser les catastrophes écologiques, de construire une transition vers une société régénératrice – allant jusqu’à intégrer des principes de conception indigènes. Daniel m’indique fièrement que Sting et Russell Brand en ont fait l’introduction. Basée sur les principes de la biologie de l’évolution, l’idée centrale du livre est la suivante : le capitalisme étant inévitablement un système en transition, nous pouvons utiliser les technologies des médias et des réseaux sociaux pour coordonner cette transition. 

Par exemple : l’évolution de la vie révèle une tendance à passer de la compétition et de l’agressivité, à la coopération et à la symbiose. Il théorise que la prochaine frontière de l’évolution humaine sera l’enquête sur la conscience elle-même – comprenant activités psychiques et paranormales.

Ses autres livres incluent : When plants dream – une étude sur l’Ayahuasca ; Le système de contrôle occulte (OVNI, extraterrestres, autres dimensions et temporalités futures) – pour les plus téméraires : Afterlife : y a-t-il une conscience après la mort ? – examen de diverses formes de preuves de l’existence des individus après leur mort…

C’est l’heure, l’Hôtel ferme ses portes. Le groupe s’est agrandi. Suzanne rentre à la maison et Charles ne rentre pas. Il faut réveiller V., qui dort déjà depuis un moment. Si Wilde avait su qu’en 2022, un millionnaire américain vêtu de python vert fluo s’effondrerait, ivre mort, à cette même place où lui poète, accablé de misère, agonisait… il aurait probablement décoché une dernière formule douce-amère. Je prends une photo de Daniel depuis l’étage de l’escalier en colimaçon, hommage à une photo de Borges encadrée près du bar. Et les têtes tournent.

Un cortège hilare et titubant prend la direction du Scott, autre relique aux proportions d’écrin, enfer miniature tapissé de velours rouge, si cher aux intranquilles Montparnos, voilà bien longtemps. Daniel semble apprécier ce pèlerinage nocturne improvisé dans le passé du Paris artistique. Il me parle des prophéties apocalyptiques. J’ai du mal à suivre, à cause de Charles qui fait le pitre. Il me parle aussi de la voix de Quetzacoatl qui, après un trip puissant, aurait habité son esprit durant plus d’une semaine, et lui aurait dicté des instructions, avant de lui apparaître, sous forme de stylo, dans le creux d’un arbre sur lequel il s’était perché. Descartienne, ma narine gauche tremble d’un spasme.

Ce sera une histoire pour une autre fois, il est déjà cinq heures du matin. Il ne vous aura pas échappé que Mr. Pinchbeck est un auteur à la fois prolifique et substantiel. Je n’ai encore rien lu, mais sais d’avance que je trouverai, dans chacun de ses livres, une matière inédite et approfondie, promesse d’un éveil imminent. L’auteur de best-seller me surprend, lorsqu’il m’indique, penaud, qu’aucun de ses ouvrages n’a encore été traduit en français. 

Mener la pensée vers la terra incognita de la conscience demande courage, précaution et intégrité. Les livres de Daniel Pinchbeck participent d’un corpus encore occulte, qui, cela ne fait aucun doute, deviendra central dans le futur. On parlera bientôt des annales Akashiques aux cafés place de La Sorbonne, et jusqu’aux places de villages.

Daniel Pinchbeck offre à la pensée critique occidentale tout un arsenal conceptuel pour se sortir de sa séculaire torpeur. Mais il semblerait que la vieille soit sourde. 

Heureux de cette rencontre, on se dit « on reste en contact », et tous, nous nous séparons dans la nuit. 

2 Commentaires

  1. Au lieu d’aller chercher des poux dans la tête de Macron, Hollande et Sarkozy avant de savoir lequel d’entre eux on va clouer au pilori du militantisme contre-antinucléaire de la France qui se les gèle, on ferait mieux de s’interroger sur la puissance de pénétration du surmoi d’ultragauche qui emporta tout esprit de responsabilité sur son passage suite à l’explosion en vol de la gauche de gouvernement il y a vingt ans déjà, eh oui !
    Les limites de la toute-puissance politique avaient été actées, d’abord par le chef de la deuxième gauche concernant la politique d’immigration, ensuite par le second premier ministre athéoprotestant de la Cinquième République à propos de la question plus sulfureuse encore de l’emploi et, en creux, du déclassement social qui se profilait au sein d’un camp des droits refondateurs de l’homme qui nous avait vendu le dépassement du paradigme de la société de classes, — énorme malaise dans la civilisation.
    La grogne populaire, sous forme d’émeutes de banlieue ou de jacquerie rurale, allait convaincre jusqu’aux conservateurs droits dans leurs bottes de réserver, dans leurs discours, une place de choix au primat de l’écologie de marché. Il faut dire que la planète globaliste avait eu chaud aux fesses. Le catastrophisme de Mère-Nature possédait, de surcroît, contrairement à la dialectique néomarxiste, l’avantage de mettre tout le monde d’accord sur la nécessité de se construire une arche noachide en quatrième vitesse. Sans doute aurait-il été plus judicieux de combiner l’exigence de progrès avec l’éthique de responsabilité de manière à réconcilier les savoir-faire de nos rénovateurs énergétiques autour d’un usage harmonieux des ressources anciennes, présentes et à venir.
    De toute évidence, les cosignataires de l’Accord de Paris se sont réjouis trop vite du tournant historique qu’ils avaient amorcé, beaucoup par générosité pour les générations futures, un peu pour leurs (bio)graphies respectives, — ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de s’inscrire dans la Bible des temps postmodernes en qualité de sauveurs de la supracivilisation humaniste. Hélas, ils n’auront pas été les derniers à se réjouir trop vite.
    Poutinement insoumise au complot américano-sioniste, une France parmi d’autres appelle l’exécutif à dénazifier l’espace public alterrépublicain. Gageons qu’elle n’aura pas omis les tons rouge-brun et vert-brun dans l’auguste équation. Ce sont souvent les mêmes qui, aujourd’hui, désignent à la vindicte popularde un programme de dénucléarisation dont ils dénonçaient hier le manque d’efficience caractérisé ou la lâcheté prégénocide envers une globalisation accélérant le risque d’holocauste nucléaire. Dans le domaine de l’islamofascisme soft, nous ne saurions que trop les presser de dégraisser la patte erdoganiste.
    La gauche de nouvelle génération est un ultrisme qui n’a rien à envier à l’extrême droite dédiabolique. Or délivrer les otages du jihâd démographique n’est pas un objectif mineur au regard d’autres priorités que nous avons traitées comme autant de sujets secondaires, jusqu’à ce que les conséquences de nos inactions sautent à la gueule de la Bête monde.

  2. Oui, il est vraiment nécessaire de transcender notre égo et devenir plus conscients pour changer notre paradigme afin de sauver notre planète. Notre contemporain Eckhart Tolle nous a parlé de cela depuis des décennies déjà, et les recherches de l’afterlife (ou on perd son égo en devenant son âme), comme par exemple dans les archives de « Channeling Erik », ont été accumulées depuis pas mal de temps aussi. Il faut vraiment que nous nous ouvrons pour l’au-delà et également pour toutes nos possibilités et capabilités déjà ici sur terre …

    Amicalement de la Suède,
    Maja