Ce n’est certes pas la première fois que Malraux devient un héros de BD. Si l’épisode du Cambodge, la guerre d’Espagne, sa traversée de la Seconde Guerre mondiale, sa vie toute entière sont dignes de la BD comme des romans graphiques, celui auquel se sont confrontés les trois auteurs de Le ministre et la Joconde s’y prête à souhait. Un Malraux au Bangladesh aurait été évidemment un autre magnifique sujet, qui aurait gagné bien plus d’intérêt que l’essai historique que j’ai pu écrire (Gallimard, 2021).

Ces trois talentueux auteurs, Bourhis et Bourgeron pour le texte et Tanquerelle pour le dessin, évoquent donc ce rêve de Malraux devenu réalité d’envoyer la Joconde à Washington et New York, un peu pour les beaux yeux et le charme de Jackie Kennedy, suite au voyage d’État en France, en 1961, du couple Kennedy. Ce fut là une marque d’estime et d’amitié incomparables de Charles de Gaulle et d’André Malraux envers les Etats-Unis. Un seul autre voyage de la Joconde fut rendu possible, par Malraux, encore lui, cette fois au Japon, en mai 1974, où l’ancien ministre d’État chargé des affaires culturelles fut désigné comme ambassadeur spécial du gouvernement français, du fait de la mort du président Pompidou.

Bourhis et Bourgeron modifient un peu la réalité en imaginant Malraux chargé de veiller sur la Joconde durant le voyage transatlantique à bord du France. « Le plus célèbre tableau du monde » fit le voyage en avion le 19 décembre 1962. André et Madeleine Malraux accompagnés par André Holleaux, son directeur de cabinet et futur académicien français, partirent du Havre tout début janvier pour arriver à Washington le 7 janvier.

Nos auteurs ne retiennent pas Madeleine Malraux et Holleaux devient un Moreau assez convainquant. Ils imaginent que Malraux, dans un moment de folie, ayant subtilisé le tableau dans sa cabine, a un face-à-face avec elle.

Ils imaginent aussi que l’autre illustre passager durant la même traversée était Herbert von Karajan, le chef d’orchestre le plus célèbre du monde de son vivant.

En cette année du 80ème anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv, du 60ème anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, on ne peut que saluer l’entreprise d’Hervé Bourhis et Franck Bourgeron. C’est d’abord une histoire d’amitié entre les deux auteurs, qui ont ainsi débuté dans la bande dessinée. En 2020, Bourhis propose le personnage de Malraux à Franck Bourgeron, qui est emballé.

« J’avais en tête une planche de Jijè parue en 1972 dans Pilote, que j’avais eu la chance de voir chez un collectionneur. Dans une pièce, il y avait du Pratt, du Jacobs, du Franquin, mais c’est sur celle-ci que je suis resté scotché. Tellement expressive et drôle, elle est le point de départ de notre album. » Quelques temps plus tard, à Saint-Malo, ils sont sur un petit bateau en rade, et se mettent à discuter du projet. « Tous les deux face à la mer, droits comme des piquets, on s’est dit tout à coup « Eurêka ! » : La Joconde, le France, le livre est né. L’image d’Épinal ! », raconte Franck Bourgeron.

Enfin, demeurait la question du dessinateur. Le nom d’Hervé Tanquerelle leur est apparu comme un allié incontournable pour composer cette BD sur le personnage de Malraux. « Malraux est un personnage fascinant. Tour à tour soldat de la liberté, notable rangé des voitures, révolutionnaire et ministre, tribun exalté et fieffé mythomane, résistant tardif mais véritable chef de guerre » confie Hervé Bourhis avec une certaine admiration pour le bonhomme. Pour Hervé Tanquerelle, « L’enjeu était de le transformer en personnage de comédie, sans faire de bêtises, en étant respectueux. C’était important de ne pas le rendre ridicule. » Les trois ont donc réussi leur pari. Leur Malraux est à la fois visionnaire, habité par ses rôles et son propre personnage, mais aussi génial. Quand l’un des personnages de l’équipe est soupçonné d’avoir substitué le tableau et que Malraux le voit attaché à une chaise et quelque peu amoché, il se fait son avocat, demandant qu’il soit immédiatement détaché et il se met à le défendre dans une scène plus vraie que nature. 

Les deux auteurs ont toutefois repris le mensonge colporté par Olivier Todd dans sa biographie, selon lequel Malraux aurait eu le syndrome de Gilles de La Tourette, ce qui est tout à fait faux.

Tanquerelle s’est permis ici, avec justesse, comme il le dit, « cet humour à la Tintin » que Malraux n’aurait pas désavoué, qui aimait citer cette boutade du général de Gaulle : « Mon seul rival international, c’est Tintin. »

Alors que beaucoup trop de personnes ont mis Malraux dans les oubliettes de la littérature, lui préférant qui Céline, qui Saint-Exupéry, qui Camus, Hervé Bourhis, Franck Bourgeron et Hervé Tanquerelle lui redonnent dans ce livre un nouveau souffle, une nouvelle jeunesse, dont nous avions bien besoin. Ils le font avec les accents d’une mélodie habitée par celui qui ne cesse de hanter ma vie depuis mes dix-huit ans. 

Citons pour terminer ces paroles d’anthologie prononcées par Malraux le 9 janvier 1963 devant le couple Kennedy, lors de la présentation de la Joconde : « Par vous, Monsieur le Président – et par madame Kennedy, toujours présente lorsqu’il s’agit d’unir l’art, les Etats-Unis et mon pays – la plus puissante nation du monde rend aujourd’hui le plus éclatant hommage qu’une œuvre d’art ait jamais reçu. Soyez-en loués tous deux – au nom de tous les artistes sans nom qui vous en remercient peut-être du fond de la grande nuit funèbre. »

Dans sa conclusion, il répondait sur le ton de l’héroïsme à tous ceux qui l’avaient critiqué dans sa volonté de faire venir à Washington le tableau de Léonard de Vinci :

« Mais ceux qu’ont pris les gars qui débarquèrent un jour à Arromanche – sans parler de ceux qui les avaient précédés vingt-trois ans plus tôt – étaient beaucoup plus certains. Au pus humble d’entre eux, qui m’écoute peut-être, je tiens à dire, sans élever la voix, que le chef-d’œuvre auquel vous rendez ce soir, monsieur le Président, un hommage historique, est un tableau qu’il a sauvé. »


Franck Bourgeron, Hervé Bourhis et Hervé Tanquerelle, Le Ministre et la Joconde, ed. Casterman, 7 septembre 2022.