À peine paru, « Trouver refuge » n’est déjà plus un titre, c’est un mot d’ordre. Le fameux Pantagruélisme de Rabelais, cette soif de tout, nous avait enseigné à trouver refuge dans des histoires de géants du Mont Saint-Michel et dans l’épaisseur d’une bibliothèque humaniste que l’invention de l’imprimerie rendait soudain proliférante. Nous connaissons à notre tour cette prolifération, mais malgré les humanités dites « numériques », cette bibliothèque désormais tue et nul Mont Saint-Michel ne se dresse, in periculo maris, pour promettre un salut aux naufragés que nous sommes. Où trouver refuge ? Cette question n’est pas près de s’éteindre et j’en saisis un brandon parmi d’autres.

Rabelais est le survivant d’au moins deux inquisitions, celle des mœurs et celle des croyances. Il savait chiffrer son propos parce qu’il ne voulait pas brûler « comme une petite horloge ». Nous ne tenons entre les mains son encyclopédie des pensées interdites que parce qu’il s’est tenu à cette règle. Il faisait l’éloge de Raminagrobis, ce doux hérétique qui, comme un chat frileux, avait demandé à mourir seul pour ne pas éveiller davantage la haine fanatique que sa liberté de pensée réveillait chez tous les Panurge de la terre : Rabelais ne faisait que parler de lui-même et fixer les termes de sa disparition prochaine. Mais il tenait la clé du voyage, il avait eu la force de rassembler le savoir de son temps pour le conduire, d’un pas mi-amusé, mi-tragique, vers un centre effervescent, ce dieu Lapsus brandissant le fameux « Trinque ! » qui clôt son récit. Avec lui, le babillage humain était destiné à se répandre sans mesure, non pour servir quelque conviction centrale, mais au profit d’un malentendu serein et selon une permutation des lettres qui annonce que le Nom suprême est non seulement incommunicable, il est imprononçable : à la fois Un et Multiple, il n’est Un que parce qu’il est irréductiblement Multiple et cette multiplicité n’est autre que la langue elle-même, quand elle se parle et boit à même sa Dive bouteille, symphonie « panomphée » de la lettre !

Mais les gardiens de la Loi et les équarisseurs du Sens ont toujours veillé sur ces embardées et ont régulièrement entrepris de s’emparer de la folie des livres et de l’ivresse des lecteurs : il fallait les soumettre à une vendange unique, sous l’autorité d’un seul entonneur. Au lieu de consentir à ce que le Livre communique avec tous les livres, ils ont forgé la fiction d’un livre unique placé au-dessus de tous les livres, surveillant, nuit et jour, la glose et la marge, retenant ou tailladant la main du commentateur, assurés qu’un livre se lit dans un seul sens et pour une récapitulation unique. Ils ont appelé Dieu ce déni du Verbe et Sacré cette profanation du lecteur. Ils ont préféré la reliure à la lettre, et la chaîne qui cloue le livre à l’établi du censeur à la multiplication des pains de la lecture. Aussi le livre s’est-il retrouvé crucifié sur la potence du bon sens.

Mais nous n’en sommes encore ici qu’à des moyens médiévaux et à un imprimatur artisanal. Il a fallu un siècle de mise en œuvre de la propagande totalitaire et l’invention, plus récente, d’un pouvoir électronique automatique pour transformer le modeste bûcher réservé aux écrivains hétérodoxes en un incendie planétaire où lire, parler, et même sourire doivent passer par la grille d’une orthodoxie enragée. 

Vite un livre, ou je meurs, ainsi parle la langue. Mais désormais ce ne sont pas les livres qui manquent, mais l’art de les lire et le droit de dire qu’on est en train de les lire. Ce n’est pas la bibliothèque qui est sous-clé, c’est le lecteur qui est sous influence. Il est la mémoire humaine à l’œuvre, la voici attaquée, corrodée, filtrée par la machine étatique ou reconstruite selon les fixations des illuminés du jour. Alerte sur la mémoire ! On annonce une compensation flatteuse avec les fastes de l’imagination, mais qu’est-ce qu’une image sans mémoire ? Soumise au déversement d’idéologies en voie de péremption, la mémoire devient le puits pollué de l’humanité et livre la sainteté de l’esprit aux rets de l’obéissance. Parmi les guerres en cours, ce n’est pas la plus respirable, ni la plus innocente. Elle va faire de nous des hébétés, elle fait déjà de certains hommes de lettres des victimes ensanglantées sur l’étal de l’histoire.

J’ai un bon ami, Christophe Ono-dit-Biot, qui raconte une histoire qui fait frémir : un journaliste engagé se sent surveillé, connaît des pressions odieuses, voit sa famille menacée. Il faut fuir, le grand texte du monde va le saisir, il est le plus repérable des hommes, il en devient le plus vulnérable. Ce grand lecteur et cette voix innocente trouve son Mont Saint-Michel : ce sera le Mont Athos dans lequel il s’était déjà réfugié lors d’une jeunesse plus insouciante.

Mais pour jouir de cet isolement qui résiste même aux attaques des drone de surveillance, il lui faut diviser sa famille en deux : tandis que sa compagne soutient cette fuite, elle se sacrifie, reste sur le continent et laisse le père partir en bateau avec leur fille déguisée en garçon jusqu’à ce temple où seuls les mâles, hommes ou bêtes, sont autorisés à placer le pied. Ce sera une oppression capable d’en combattre une autre, une oppression sans âge appelée à protéger un individu seul face à l’oppression des écrans et des hommes de main.

Seul, pas tout à fait, en vérité, car si le héros est séparé de sa femme par cette nouvelle frontière, il part, je l’ai dit, avec une enfant de sept ans vive, tendre, à peine consciente des dangers affrontés et capable d’un émerveillement toujours renouvelé. Si la liberté a encore un sens dans ce monde de la menace qui s’étend au-delà des frontières, c’est évidemment dans ce regard de la petite fille qui, privée de sa mère, trouve refuge dans le dialogue incessant avec son père. Ce sera la lumière de ce livre de la souffrance et de l’aveu.

Je n’irai pas plus loin dans le résumé d’une intrigue qui ne peut être révélée sans dommage. Il faudrait encore évoquer la sainteté de ces monastères construits entre terre et mer, la saveur des fruits cueillis à même l’arbre, les éclats de lumière entre les branches, les rites de la pêche en Méditerranée et la bienfaisance rayonnante des reclus. Le roman s’y emploie. Ces quelques indications suffisent cependant pour faire sentir la tension entre la douceur d’une vie préservée du réseau et une puissance mondiale qui s’affaire pour faire taire les voix spontanées et empêcher la divulgation des lourds secrets, et ils sont légion dans ce livre. 

Trouver refuge, ce roman du jour, énonce avec une sorte d’innocence face à l’atrocité des circonstances un principe à méditer : la nouvelle intelligence ne consiste pas tant à trouver des vérités, dont l’évidence est devenue béante, qu’à en maintenir l’intégrité et l’efficace dans une circulation universelle en proie à l’aberration. Christophe Ono-dit-Biot pense non sans raison que le nouveau pouvoir sera populiste, qu’il reposera sur la violence d’une sottise bégayante et qu’il n’hésitera plus sur les moyens pour préserver sa dimension autocratique. Je ne sais pas si la régression est le plus grand risque d’une société normalisée, comme si nous pouvions à nouveau endosser les formes d’un nationalisme passéiste et infantile. Ce que je sais, et retrouve dans ce roman, c’est que les interdictions meurtrières frappant la langue, l’automatisation satisfaite du sens et l’abrutissement concerté de la mémoire, qu’ils soient obtenus à coups de couteau, de clics ou de vociférations indignées, figent irrémédiablement le jeu des signes et ralentissent d’autant la faculté d’observation et la vivacité de l’intelligence. La liberté y perd ses ailes : les paroles n’étaient-elles pas ailées chez Homère ?

Nous ne sommes pas tant menacés par la répression que par la simplification, qui est la première des violences. Rabelais l’avait dit : les paroles qui tombent sur le pont des bateaux de nos vies sont gelées comme des grêlons. Elles ne signifient pas alors, elles s’entrechoquent comme des boules aux bords rigides. Mais qu’il vienne quelque esprit curieux qui les recueille dans ses mains et les réchauffent, elles laissent, avant de se liquéfier, s’échapper un son, un cri, un sens, une proposition et le jeu des interprétations commence en échangeant des reflets. 

INTERPRÉTER PLUTÔT QU’ÉGORGER, voilà l’urgence qui devrait traverser la littérature comme la philosophie ou la théologie. Fils d’Hermès, herméneute et hermétiste, Rabelais appelait à interpréter « à plus haut sens », la voie est depuis longtemps tracée. Il osait même un trait plus blasphématoire et d’autant plus recommandable : « Buvez, et soyez vous-même interprète de votre entreprise ». Qui ferait défaut à cette Sainte Cène ?