Lorsqu’ils parlent de la Galicie, aussi bien les Ukrainiens que les Polonais et les Juifs évoquent en général le Marie-Thérèse, François-Joseph, la révolution de 1848, la Belle Époque de Lviv – la construction de l’Université, de l’École Polytechnique, de l’Opéra, de la Gare, de la Cathédrale Sainte-Elisabeth, etc. Toutefois, chaque peuple apporte à ce mythe ses corrections. 

Les Polonais, à juste titre mais aussi quelque peu excessivement, mettent en avant le rôle de Cracovie – Matecznika polskosci[1],cette « matrice » polonaise, alors qu’ils traitent Lviv comme une ville royale, liée à Casimir III[2].

Les Ukrainiens, à juste titre mais aussi « en réaction », insistent sur « la ville princière de Lev »[3]. Cependant, ils se perdent toujours dans les titres, qualifiant les mêmes personnes tantôt de princes tantôt de rois, tout en mentionnant les jeunes princes hongrois qui occupaient le trône de Halytch. Il n’est pas facile de s’y retrouver entre tous ces rois Danylo, Lev, Casimir et consorts[4].

En revanche, les Juifs bâtissent leur identité galicienne sur les célèbres tsadik [5] ainsi que sur toute une pléiade de brillants écrivains et penseurs de différentes langues : Martin Buber, Haïm Nahman Bialik, Joseph Roth, Bruno Schulz, Samuel Joseph Agnon, et tant d’autres qui écrivaient en hébreu et en yiddish, en polonais et en allemand. À propos, la famille de Sigmund Freud et même celle de Karl Marx sont originaires de Galicie ! 

Autrement dit : à un moment donné, un vieux mythe « autrichien » de Galicie s’est scindé en trois narratifs mythologiques, qui s’inscrivent parfaitement dans les grands mythes nationaux – les siècles des nationalismes ne vont pas tarder à arriver – du XXe siècle. 

Les peuples s’éveillent. Et cet éveil débouche sur des hécatombes et des tragédies nationales. La situation se complique du fait que sur les nationalismes sont plaquées les grandes utopies sociales : socialiste, communiste, nationale-socialiste. 

La tempête de ces utopies emporte dans le néant des fragments entiers de la société galicienne. 

Le nazisme a pratiquement anéanti la communauté juive galicienne, très spécifique. Il n’en reste que des personnes isolées, aussi bien du côté soviétique que du côté polonais de la frontière. Si la « Galicie des soviets », composée de quatre puis de trois régions (Lviv, Drohobytch, Stanislaviv, Ternopil), reçoit quelques Juifs, ce sont des gens complètement différents, d’autres régions, en un mot, des « Soviétiques ». 

Le conflit ethnique polono-ukrainien, en réalité une guerre (1943-1945), et l’« échange de populations » entre l’URSS et la République Populaire de Pologne, n’ont presque rien laissé de la vie polonaise autrefois florissante dans la partie orientale de « la vieille bonne Galicie ». 

Le mythe habsbourgeois se dissipe, pour longtemps, pratiquement pour toute la durée de la période des « soviets ». 

L’arrière-train soviétique amène en Galicie un grand nombre de nouvelles populations : des Russes de la partie centrale de la Russie, des Ukrainiens de l’Est. Au début des années 1950, les Russes constituent la majorité ethnique de Lviv. Ce n’est qu’au début des années 1960 que les Ukrainiens de l’Ouest reviennent dans les villes de Galicie et que les villes s’ukrainisent : retour des camps staliniens, de relégation, de déportation etc. 

À la fin des années 1970, la Galicie ukrainienne acquiert définitivement son visage actuel. Même la dislocation de l’URSS n’a pas modifié la structure de la population. 

Cependant, tout ceci ne reflète pas ce qu’était la partie ukrainienne de la Galicie ni ce qu’elle est aujourd’hui. Il s’agit à l’évidence du narratif ukrainien de la Galicie – c’est à dessein que je n’utilise pas le mot « territoire », car le narratif polonais recouvre les mêmes territoires, de même que le narratif juif. Je ne parlerai dès lors que du narratif ukrainien. 

Bien évidemment, le narratif ukrainien cherche ses « fondements » dans l’antiquité virtuelle – princière, royale, cosaque. Cependant, la formation du narratif galicien contemporain débute avec le réveil national, par Markian Chachkevytch[6] et Ivan Franko[7].

Compte tenu de l’impossibilité d’organiser une vie culturelle ukrainienne en Ukraine sous la domination russe, dans l’Empire russe, la Galicie orientale, qui faisait partie de l’Empire austro-hongrois, a créé le narratif qui jettera les bases de la renaissance nationale ukrainienne, et il est devenu dans une certaine mesure la vérité. 

Il commence déjà à se cristalliser au début du XXe siècle. S’y ajoutent les mythes de la lutte de libération nationale de la République de l’Ukraine occidentale (1919-1923), des tirailleurs de la Sitch[8], du soulèvement de novembre à Lviv (le 1er novembre 1919)[9].

Puis le narratif galicien, que cela plaise ou non, intègre profondément le mythe du nationalisme ukrainien et de sa lutte pour l’indépendance de l’Ukraine. Au drapeau national bleu et jaune s’ajoute le drapeau révolutionnaire rouge et noir. Il est bien évident qu’il s’agit du narratif ukrainien galicien créé par opposition au narratif polonais. On ne saurait dire que le narratif polonais était galicien ou avait une coloration galicienne, alors qu’en Ukraine s’est bien créée une version galicienne du narratif ukrainien, avec des traits parfaitement clairs, et c’est précisément cette version qui a formé la Galicie actuelle, celle qui fait partie de l’Ukraine indépendante depuis vingt-trois ans. 

Cette spécificité galicienne échappe souvent aux observateurs extérieurs, alors que la Galicie ukrainienne contemporaine (peut-être avec la Volynie et la Bukovine toutes proches), dans son conflit avec la Pologne de l’entre-deux-guerres et le régime stalinien en URSS, a créé sa vision très nette de l’Ukraine et de la Galicie en tant qu’une des pierres angulaires de la future Ukraine indépendante. 

Cette perception nette frôle en partie le mythe. Mais dans une grande mesure, elle a un fondement solide, presque dur comme la pierre.

La conscience et la mentalité des Ukrainiens de Galicie au XXe siècle se sont cristallisées soudainement. En effet, il n’y a pas eu qu’un éveil national doux des Ruthènes de Galicie, mais une cristallisation de l’identité nationale. L’échec de la lutte pour l’indépendance des années 1920 y a probablement contribué : considéré dans un premier temps par les Ukrainiens de Galicie comme une tragédie nationale, il a été transformé en une ressource de mobilisation. Le narratif ukrainien galicien était en quelque sorte un reflet du narratif polonais ; les Ukrainiens galiciens reproduisaient ce que faisaient les Tchèques et les Polonais, à commencer par les institutions et jusqu’à la rhétorique. Pendant les deux décennies de l’entre-deux-guerres, la Galicie a connu une rivalité polono-ukrainienne dissimulée ou flagrante, en même temps que des exemples de coexistence. 

Ce processus de mobilisation des Ukrainiens de Galicie et leur transformation définitive de Ruthènes en Ukrainiens ont été couronnés par leur hyper-mobilisation dans le cadre du mouvement nationaliste et national-libérateur dans les années 1940-1950. Beaucoup d’erreurs et même de crimes ont été commis mais cela ne change rien au fait que c’est précisément ce mouvement qui a produit et mis en forme le noyau dur – extrêmement dur − de l’identité ukrainienne galicienne. Celle-ci n’a pas été brisée par les répressions staliniennes − et ce n’est pas une métaphore. 

Ainsi a été créé un mythe. 

De même, aujourd’hui,dans une Ukraine indépendante, ce sont justement les habitants de la Galicie et de la Volynie qui ont constitué la principale force de « la reconquête » nationale lors de la «révolution orange» de 2004 et de l’Euromaïdan de 2013-2014. 

Sans ce retour sur l’histoire de la Galicie au XXe siècle, il est impossible de comprendre ce que représente la Galicie contemporaine pour l’Ukraine et pour elle-même. Je tiens à le souligner encore une fois : l’histoire de la Galicie au XXe siècle, telle que la voient les Ukrainiens, et que cela plaise ou non, est affaire non de faits mais de narratif. De même, il ne s’agit pas de savoir qui a tort et qui a raison. Il y va de la genèse du narratif ukrainien galicien, qui a déterminé les événements pour des décennies. Il est tout aussi indubitable que le narratif galicien actuel déterminera également le développement de la Galicie moderne et influencera l’évolution de l’Ukraine pendant encore de nombreuses années, que cela nous plaise ou non. 

L’Ukraine n’était pas homogène au moment de son accession à l’indépendance. Par certains côtés, elle rappelait la Pologne de l’entre-deux-guerres, à la différence peut-être des minorités nationales, moins présentes. En revanche, la Pologne n’a pas connu de présence massive de Polonais ethniques non polonophones. La Galicie était un des centres d’où partaient les impulsions qui ont fait vaciller et fini par faire tomber l’URSS. Il ne s’agit toutefois pas d’exagérer son importance. L’URSS a disparu pour d’autres raisons bien plus valables, comme son incapacité économique, son absence de compétitivité, etc. Mais il n’y avait que quelques régions qui « secouaient » l’URSS : Moscou (aujourd’hui cela semble étrange), les Pays baltes (Lituanie, Lettonie, Estonie), la Galicie, le Caucase. La majeure partie de l’Ukraine somnolait. À l’unisson avec la Galicie et, partiellement, la Volynie, on pourrait citer le rôle de Kiev. Par la suite, bien évidemment, Kiev est devenu le centre des événements. Cependant, la part des Galiciens y était importante. 

C’est à ce moment-là que le mythe a fait son apparition. Il faut bien sûr éviter de tomber dans une « manie » galicienne excessive. D’autres régions ont contribué de manière substantielle à la création de l’identité ukrainienne dans l’Ukraine indépendante, longtemps restée une entité territoriale post-soviétique. Mais le tandem Kiev-Lviv se renforçait, devenant de plus en plus évident d’année en année. 

À la fin des années 1980 et au début des années 1990, la Galicie était en proie à un enthousiasme national-démocratique général. Il convient ici d’insister sur les composantes démocratiques de ce mouvement. La Galicie, avant même la dislocation de l’URSS, était parmi les premières régions à réélire les organes locaux. Puis les conseils de trois régions – Lviv, Ivano-Frankivsk et Ternopil – élus démocratiquement ont constitué une sorte de parlement régional : une Assemblée galicienne. Dans une certaine mesure, on reproduisait la République populaire de l’Ukraine occidentale. D’autres conseils régionaux étaient prêts à la rejoindre, ce qui a fait bien peur au gouvernement fantoche de Kiev, mais aussi au pouvoir central de l’URSS. 

Ainsi, à la veille de l’Indépendance, la Galicie a créé un autre mythe.

Après l’accession à l’indépendance, le centre politique et décisionnaire s’est déplacé à Kiev. La Galicie a commencé à se provincialiser. Sous les présidents Kravtchouk et Koutchma, une grande redistribution de l’ancienne propriété de l’État s’est produite et les premières fortunes se sont constituées. La Galicie se tenait à l’écart de ce processus, en raison de sa structure économique, mais aussi de sa mentalité. Elle n’était pas très présente non plus dans la vie politique du pays : 6 millions de personnes dans un pays de 48 millions d’habitants étaient tout de même en minorité. Par conséquent, avant l’an 2000, l’Ukraine s’est transformée en un État oligarchique, partagé entre quelques familles dirigées par Léonid Koutchma. 

En même temps, une classe moyenne s’est formée, essentiellement localisée, là encore, en Galicie, en Volynie, en Bukovine et à Kiev. La confrontation entre les oligarques et les classes moyennes a atteint son paroxysme lors de « la révolution orange » en 2004. La Galicie a joué un rôle de premier plan dans ces événements, non seulement à Kiev, mais aussi sur l’arrière-front, à Lviv, Ivano-Frankivsk, Ternopil, là où se trouvait la base du Maïdan orange. 

« La révolution orange » s’est soldée par une déception, suivie d’une contrerévolution qui a ramené l’Ukraine en arrière pendant quatre ans, rappelant un peu le moment où, au début des années 1920, les Galiciens se sont sentis anéantis. Ces quatre ans de frustration, comme dans les années 1930, se sont mués en une opposition dure au régime. Au printemps et à l’automne 2013, Lviv était remplie d’organisations locales semi-clandestines et bruissait de discussions acharnées autour d’une seule question : « que faire ? ». La résistance était dans l’air. À l’évidence, le narratif galicien était à l’œuvre. 

La nature mythologique de ce narratif, outre les bons fruits qu’elle a engendrés, a aussi donné naissance à une pléthore de déviations, comme les tentatives de ranimer les pratiques nationalistes des années 1930 dans la Galicie actuelle, ce qui, par moments, a profité électoralement aux démagogues qui se réclamaient de ce passé. 

Cependant, le discours de la résistance a mené à des résultats. Il a explosé à la fin du mois de novembre 2013, lorsque le président Yanoukovytch a refusé de signer un accord d’association Ukraine-Union européenne. 

Cela a commencé comme une protestation étudiante, avec un nombre important, mais non dominant, d’étudiants de Galicie. C’était l’Euromaïdan. 

Après sa dispersion violente, une grande partie du pays s’est soulevée, à commencer par Kiev et la Galicie avec la Volynie. La colonne vertébrale de l’Ukraine indépendante s’est révoltée contre le régime. C’était le Maïdan de la Dignité, qui s’est transformé en une révolution ukrainienne nationale en 2014. Et de nouveau, l’arrière-base de la révolution, dans les moments les plus difficiles, était la Galicie. 

Le Maïdan orange de 2004 et le Maïdan de 2014 ont créé un nouveau mythe : celui d’un appui solide de l’État ukrainien. 

Tous les mythes ne sont-ils que des mythes ? Absolument pas. Certes, tout n’est pas conforme aux faits, il y a beaucoup d’exagération, beaucoup d’éléments subjectifs et émotionnels, et parfois trop de glorification. Cela va même jusqu’à la démonisation des Galiciens et de la Galicie : des manipulateurs habiles essayent d’en faire des épouvantails pour effrayer les habitants de l’Ukraine du Sud-Est ; et souvent ils y parviennent : les Galiciens deviennent « odieux », « pro-américains », « pro- européens », mais aussi terriblement forts, presque des supermen qui « débarqueraient pour accomplir des choses incroyables et contre lesquels il faudrait se prémunir ».Telle était la rhétorique démagogique de Poutine lorsqu’il a annexé la Crimée. Même dans son discours au Hall Georgievsky à l’occasion de « l’intégration » de la Crimée au sein de la Fédération de Russie, il n’a pu se dispenser de mentionner les Galiciens, les réduisant à de « terribles bandits » à qui il ne laisserait pas prendre la Crimée. C’était peut-être l’apothéose de la grandeur galicienne : le « tsar de toutes les Russies » a sauvé in extremis la Crimée du danger qu’ils représenteraient. 

On pourrait longuement ironiser sur ce pied de nez de l’histoire, cependant, il s’avère que malgré toutes les manipulations de Poutine, le narratif ukrainien galicien n’est pas qu’une simple construction mentale de quelques snobs galiciens, mais une arme parfaitement efficace qui agit dans la vie réelle. 

Le narratif galicien moderne ne se réduit pas au mouvement des défenseurs du peuple du XIXe siècle, bien qu’il en soit issu. Il ne se réduit pas non plus au nationalisme du XXe siècle, bien qu’il soit grandement responsable de son élaboration. 

La narratif galicien moderne est aujourd’hui extrêmement vivant. Il a revêtu de nouvelles formes démocratiques et même cosmopolites. Certes, des spéculateurs politiques se nourrissent encore des vieux courants nationalistes. Mais ce qui réjouit dans la Galicie d’aujourd’hui, c’est que l’on y voit naître, comme dans un creuset, une nouvelle identité ukrainienne galicienne, que l’on peut qualifier de post-moderne. 

Il s’agit d’une identité « ukrainienne galicienne » car elle est bel et bien ukrainienne, et bel et bien galicienne. Et par sa galicité, elle diffère de celles des autres régions, comme la Bukovine ou la région des Carpates, qui sont en train de créer leurs propres identités, non moins intéressantes.

D’une certaine façon, ces identités se font concurrence, d’une autre, elles se complètent. Nous n’avons mentionné que les tendances générales, qui peuvent être développées au-delà de leurs composantes politique et sociale. Non moins intéressante est la composante culturelle et spirituelle. 

Du point de vue confessionnel, la Galicie est une région à part : la majeure partie des fidèles appartient à l’Église grecque catholique et ses membres y sont bien plus nombreux que dans les autres régions de l’Ukraine. Le niveau d’ouverture spirituelle et religieuse au monde extérieur y est également bien plus élevé. Cette ouverture repose sur les traditions mais aussi sur les institutions, comme l’Université catholique de Lviv. 

En ce qui concerne la composante culturelle, le galicisme est devenu très en vogue ces dix dernières années. À Lviv, Ivano-Frankivsk et Ternopil, on cultive l’attachement à tout ce qui touche à la Galicie. Même la ville de Tchernivtsi qui, à l’époque enchantée des Habsbourg, faisait partie de la Galicie, a préservé quelques sentiments galiciens, ne serait-ce que dans le style de ses cafés. 

Cependant, outre ce galicisme de courtoisie et de café, il existe une autre tendance, bien plus sérieuse. Elle réside dans la reconstruction de cette « mystérieuse Galicie autrichienne » − donc Lviv, Kolomya, Drohobytch et même Bolekhiv. 

Lorsque la Galicie a été « vidée comme un poisson », elle ne pouvait pas ne pas étouffer. C’est à dessein que je fais cette comparaison brutale : ce qu’a subi ce pays polyethnique, polyculturel et polyreligieux au cours du sanglant XXe siècle n’a pas d’autre nom. Au fond, la Galicie a été privée de sa nature, de tout ce qui faisait son charme et son originalité. Pour la région, quoi qu’en pensent les patriotes de tel ou tel bord, cela a été une perte terrifiante. Si, soixante-dix ans plus tard, cette perte n’est plus aussi douloureuse, c’est parce que ceux qui l’ont vécue ne sont plus là. Il ne reste que les témoignages de ce choc dans les textes de Stanislaw Lem (1921-2006), de Zbigniew Herbert (1924-1998), de Paul Celan (Paul Ancel, 1920-1970) ou de Rose Ausländer[10] (Rosalie Beatrice Scherzer, 1901-1988), mais aussi dans ceux de Yuri Androukhovytch et de Yuri Vynnytchouk. 

Les habitants actuels de Lviv, de Stanislaviv et de Drohobytch commencent à prendre conscience que les espaces architectoniques où ils sont nés et où ils ont vécu toute leur vie contiennent certains vides, niches ou syncopes, qu’il y a un manque et que les contours de ce manque s’esquissent petit à petit, compte tenu du silence ou même tout simplement de l’ignorance. Maintenant que la douleur des déportations, des répressions et des persécutions s’est calmée, on éprouve le désir de prendre la craie et de tracer au sol les contours de cette « figure cachée » qui a toujours été à nos côtés. 

Pour en finir avec cette digression : dans la société ukrainienne galicienne, depuis l’indépendance, le problème de la reconstruction de tout le paysage culturel de Galicie, à travers ses différentes perspectives locales, a pu naître et grandir. 

Évidemment, on ne pourra pas faire revenir la population polonaise, allemande, juive ou tchèque, mais il faut s’occuper de leur héritage culturel galicien. À qui ce devoir incombe-t-il ? À qui d’autre qu’aux habitants actuels de Lviv, Ternopil ou Kolomya, puisqu’il n’y a personne d’autre ? La réponse, dès lors, est sans équivoque : nous sommes responsables de l’héritage culturel juif, polonais, autrichien en Galicie. Certes, il existe de petites communautés nationales ; mais elles n’en auraient pas la force. Par ailleurs, ce sont les habitants actuels de la Galicie qui en ont besoin. C’est la raison pour laquelle nous assistons, ces dernières décennies, à un processus de prise de conscience par la communauté galicienne de ses responsabilités non seulement pour la Galicie ukrainienne, mais aussi pour la Galicie juive et polonaise. 

Il est évident que seules des personnes qui n’ont pas peur pour elles-mêmes, c’est-à-dire des personnes libres, peuvent se comporter ainsi. Et en ce sens, la Galicie contemporaine a de la ressource. Et elle n’est pas que rétrospective : la Galicie reconstruite se réfléchit dans la nouvelle culture galicienne. J’en veux pour preuve les écrivains Taras Prokhasko, Yuri Androukhovytch, Yuri Vynnytchouk, Ostap Slyvynsky, ou encore la brillante pléiade de traducteurs, comme Andriy Pavlychyn ou Yuri Prokhasko – entre maints autres exemples. Tous participent à la création de la culture moderne de la Galicie dans le contexte 

de sa reconstruction. Nous aussi, à travers la revue culturologique Ï, nous nous y consacrons depuis un quart de siècle. 

Après La tempête de Bruno Schultz, la vieille maison galicienne se reconstruit. 

Traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn 


[1] En polonais dans le texte : source première de « polonitude ». 

[2] Grand roi polonais (1309-1370), conquérant de la Galicie et de sa capitale Lwów (aujourd’hui Lviv en Ukraine), qu’il arrache aux Ruthènes, avant de défaire le roi de Bohême.

[3] Lviv signifie « celle de Lev » (prénom masculin).

[4] Le prince Danylo (Daniil), 1201-1264, a libéré Kyïv du joug mongole et est le fondateur de Lviv nommé en honneur de son fils Lev (Léon I).

[5] Les plus célèbres sont Rabbi Israël ben Eliezer (Baal Shem Tov) et Rabbi Nahman de Bratslav.

[6] Prêtre, essayiste et poète (1811-1843), il est le fondateur de la tradition littéraire ukrainienne en Galicie.

[7] Écrivain, scientifique et révolutionnaire d’inspiration socialiste (1856-1916).

[8] Nom donné aux unités ukrainiennes au sein de l’armée de l’Autriche-Hongrie.

[9] La République de l’Ukraine occidentale fut proclamée à Lviv, le 1 novembre 1918, pour empêcher l’intégration de la Galicie à la Pologne. De leur côté, les Polonais de Lviv se sont insurgés. L’éphémère république a définitivement cessé d’exister en 1923. 

[10] Ces écrivains sont peu connus en France. Cf. toutefois Andrzej Stasiuk et Yurij Andrukhovitch, Mon Europe, Éditions Noir sur Blanc, 2004.

Traduit du russe par Iryna Dmytrychyn. 


Un dossier dirigé par Galia Ackerman et réalisé avec le concours du Forum Européen pour l’Ukraine.
Remerciements : Iryna Dmytrychyn, Eric Tosatti, Constantin Sigov, Leonid Finberg, Gleb Vycheslavsky.

Sommaire

GALIA ACKERMAN Pourquoi ce numéro ?
TIMOTHY SNYDER Une histoire civique
BERNARD-HENRI LÉVY Il faut défendre l’Ukraine
OXANA PACHLOVSKA L’Ukraine, dernière frontière de l’Europe
VOLODYMYR YERMOLENKO Des ours et des hommes. L’Ukraine et la Russie dans la politique mondiale
TARAS VOZNIAK La Galicie aujourd’hui
REFAT TCHOUBAROV Le drame des Tatars de Crimée
CONSTANTIN SIGOV La liberté de l’Ukraine et la musique de Valentin Silvestrov
GLEB VYCHESLAVSKY Une culture dissimulée
DMYTRO HORBATCHOV L’avant-garde ukrainienne
IRINA MELECHKINA Morceaux choisis de l’histoire du théâtre ukrainien
VICTORIA MIRONENKO La photographie ukrainienne de la période de l’indépendance
LUBOMIR HOSEJKO Le cinéma odessite sous la NEP et la politique de l’indigénisation
MYKOLA KHVYLOVY Moi, romantica
MIKHAÏL HEIFETZ Il n’en est pas de plus grand dans la poésie ukrainienne…
VASSYL STOUSS Poésies
LINA KOSTENKO …Je suis tout ce que j’aime
SERHIY JADAN Le Journal de Louhansk et Réfugiés